Chapitre XXXX : Une rencontre mal avisée, Partie 3
Même en ayant pour seule et unique référence la statue dédiée à Félicie, je constatais que c'était une personne totalement différente de Félicie que je rencontrais et qui se tenait devant moi actuellement. J'obtenais une piste supplémentaire concernant mon enquête, cela me mettait en joie, aussi osais-je rompre le règne du grésillement ambiant :
« Bonjour, je m'appelle Hul. Je m'inclinais face à elle. Et toi, qui es-tu ?
— Qu'est-ce que tu me veux, toi ? Me répondait-elle sèchement.
— Juste te connaître. »
Je n'obtins pas davantage de mots de sa part, la femme retourna immédiatement planter sa bouche dans la chair. Je sentais bien que j'interrompais son festin, mais je ne pouvais pas rater une telle occasion d'en apprendre plus sur ma fratrie.
« Permets-moi d'insister, mais je serai ravie de pouvoir en apprendre davantage sur toi. J'espérais qu'elle m'écoute. J'essaye de comprendre ce qui nous relie à la deuxième Lune, et aux treize comètes qui se sont écrasées sur Mithreïlid cette nuit-là... »
Seuls le grésillement et les bruits de mastication m'étaient retournés. Je n'arrivais clairement pas à capter son attention, et bien que je fusse de nature assez patiente, être ignorée - chose qui s'était rarement produite durant ma vie jusqu'à présent - m'exaspérait au plus haut point. Je savais bien que j'étais aussi en présence de quelqu'un de particulier, mais de là à devoir la regarder manger et parler dans le vide... Très peu pour moi. Je devais trouver un moyen de la convaincre de m'écouter.
Je me rappelais alors des troncs déracinés qui jonchaient la zone boueuse tout autour de nous. Sans distinguer les arbres abattus à cause du brouillard obscur, j'imaginais la zone approximative où ils se trouvaient, puis après avoir tendu mon aile gauche dans cette direction, je me focalisais et tractais les feuillus dans les airs. Mon coup de filet mental réalisé à l'aveuglette me permettait de m'emparer de quelques troncs déracinés, j'envoyais violemment le tout directement dans la vase. Les branchages en décomposition et le bois pourri créèrent un son infecte tout en fendant les strates poisseuses de la tourbière.
Se doutant que j'étais à l'origine de ce brouhaha visqueux, la femme ronchonna et quitta son trou de chair, après avoir fini sa bouchée elle s'essuyait grossièrement la bouche, le grésillement l'accompagnant s'estompait et elle commençait à parler.
« Je ne comprends rien à ce que tu racontes, Hul. La deuxième Lune, les treize comètes, "nous" ? Mais qui es-tu pour imaginer que je te sois reliée ? Grognait-elle en fronçant les yeux.
— Et bien figure-toi qu'à défaut de les manger, on peut aussi discuter avec les Dragons. Par ailleurs, l'un des trois autres Dragons Cardinaux, il y en avait quatre jusqu'alors, mais tu es en train de dévorer la quatrième, alors...
— Abrège. Soufflait-elle.
— Quelle rustre... Je roulais des yeux. Bref, Senroc'Sed'Semurb, m'a parlé de mon histoire, et de la tienne en quelque sorte. Cela car toi et moi, faisons partie de la même fratrie, nous sommes Uniques. Regarde-moi. J'étendais mes ailes, au cas où elle n'ait vraiment pas voulu voir ce qui était évident.
— Peut-être. Je ne sais pas. Elle semblait dubitative.
— Tu ne m'as toujours pas dit comment tu t'appelais.
— Qu'est-ce que cela changerait ?
— Je trouve que c'est important de pouvoir attribuer un nom à un visage. Puis je suis certaine que nous serons amenées à nous revoir durant notre vie.
— Parce que nous sommes liées ? Son front se décontractait.
— Oui. Comme je te l'ai dit, malgré nos immenses différences, nous sommes plus proches toi et moi que nous ne le serons jamais d'aucun autre Mithreïlidien.
— Ce n'est pas vrai. Sa voix s'était enrouée, et son faciès s'était endurci subitement.
— Ah bon ? M'étonnais-je de la voir aussi soudainement s'énerver.
— Jamais quiconque ne sera aussi proche de moi que ne l'était Urghal. Elle pleurait et semblait rire en même temps. Lui il m'avait comprise, mais je n'étais pas assez puissante. Une fois de plus l'inconnue passait des ricanements aux sanglots. Cela vaut aussi pour Teïnelyore, quand je serai plus puissante, nous serons réunies. Et toi, tu prétends que tu serais plus proche de moi qu'eux ne le sont ? La femme venait de serrer les poings et au même instant, des marques noires recouvraient ses mains et avant-bras.
— Non, je n'ai pas dit ça. Je constatais le retour du grésillement, mais plus intensément. Dans l'absolu, j'entendais. Nous nous rencontrons à peine et je ne sais rien de toi. Le bourdonnement semblait s'apaiser. D'où la raison de ma présence à tes côtés maintenant. Je veux simplement t'écouter.
— M'écouter ? Elle se remettait à glousser. Urghal aussi voulait m'écouter, il m'a séduite, mais il m'a abandonnée car je ne pouvais pas lui donner d'enfant... Ses larmes suivaient le flot mélancolique de ses mots. Comment ne pourrais-je pas être réticente quant à l'idée de m'ouvrir à nouveau à quelqu'un en qui je ne peux pas avoir confiance ? De sa triste amertume naissait du sarcasme. Mais à qui est-ce que je m'adresse ? Encore quelqu'un qui se prétend à même de me comprendre, alors qu'un fossé de douleur nous sépare.
— Calme-toi. J'essayais d'éviter une fois de plus qu'elle ne se mette en colère. Tu vas un peu vite en besogne, je trouve. Je ne suis pas là pour comparer qui de nous deux à le plus souffert. Je ne cherche qu'à te connaître, sans te juger. Enfin, regarde autour de toi. Ne crois-tu pas que n'importe qui d'autre aurait sûrement fortement appréhendé l'idée de t'approcher ?
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Et bien, peut-être dis-je cela parce que tu es la source d'un grésillement que l'on entend à plusieurs centaines de mètres, que tu es recouverte d'entrailles de Dragon, viscères dont tu te nourris par ailleurs. Tout en te trouvant dans un marais sordide... Sans avoir à beaucoup faire preuve d'imagination, tu n'inspires pas spécialement...
— Je n'inspire pas spécialement quoi ?
— Tu n'inspires pas confiance. Ne serait-ce que de savoir comment tu te nommes serait un bon point de départ pour tisser une relation à double sens. Cela ne te semble pas normal ? L'interrogeais-je en m'enveloppant dans mes ailes.
— Hmmmm. Elle paraissait prise d'un doute. Qu'en penses-tu ? Elle semblait parler à quelqu'un d'autre que moi.
— Je...
— Hérylisandre. Moi c'est Hérylisandre. Je la voyais avancer craintivement vers moi, et finalement elle me tendait sa main tâchée de sang.
— Enchantée... J'avais l'impression d'avoir raté quelque chose. Pourrais-tu m'expliquer quel était l’objet de ta quête, pour en venir à terrasser un Dragon ? J'attendais quelques instants avant d'obtenir une réponse.
— Mais si, elle peut savoir. Hérylisandre s'adressait une nouvelle fois à cette personne que je ne distinguais pas. Mais qui ? J'en suis venue à faire la peau de la Dracène parce que je cherchais un grimoire.
- Un grimoire ? Au beau milieu de la Tourbière des Damnés ? L'interrogeais-je, me demandant comment avait-elle pu imaginer dénicher un tome au beau milieu de ces infâmes marécages.
— Figure-toi que lorsque cette réflexion m'est parvenue à l'esprit, j'avais déjà mis les pieds là où la Dragonne pensait me prendre en embuscade. C'était trop tard. Hérylisandre n'oscillait plus entre tristesse et euphorie, elle me répondait calmement. Elle ne nous veut peut-être pas de mal, après tout. Néanmoins cette autre personne avec qui elle conversait et dont je ne décelais pas la présence, m'inquiétait davantage.
— Qui nous voudrait du mal ? Tentais-je de comprendre.
— Je ne parlais pas de toi, Hul. Elle s'interrompait. Je ne devrais pas te le révéler selon "Elle". Mais je ne vois pas ce qui pourrait poser problème.
— Peux-tu expliciter tes propos ? J'avouais être un peu perdue. Parlait-elle d'une amie imaginaire ? Délirait-elle complètement ?
— En fait si. Il y a bien une chose qui me pose un problème avec toi. Je m'attendais au pire, aussi me préparais-je à manier mes épées. Je n'arrive pas à sonder tes pensées, pourrais-tu... Une fois de plus, elle s'arrêtait de parler au beau milieu de sa phrase. Je n'aurais pas dû dire ça. "Elle" pense que c'est trop dangereux pour moi. - Mais qui est cette "Elle" ? L'atmosphère redevenait pesante, le grésillement reprenait de plus belle. Tu m'inquiètes, Hérylisandre.
— Elle dit ça aussi de toi. Sa voix s'amplifiait, et l'aura ténébreuse qui l'entourait, s'épaississait. Elle dit que tu es inquiétante, que je ferais mieux de te tuer tout de suite, pour ne pas que tu ne me nuises pas à l'avenir. J'en avais suffisamment entendu pour ne plus laisser de place au doute, aussi m'envolais-je à quelques pas du sol.
— Tu sembles bien sûre de toi, d'un coup. J'élançais la rotation de mes lames dans l'air, et lisais de l'étonnement sur son visage. Tu as vaincu Enielah'Ed'Trom, très bien. Je veux bien reconnaître que tu es puissante, je ne te tuerai pas car je ne suis pas une meurtrière. Cependant, tu menaces ma vie et je ne compte pas te laisser t'en tirer comme ça.
— Tant mieux. »
Hérylisandre bondissait de quelques mètres en arrière tandis que ses bras se teignaient à nouveau des marques obscures que j'avais temporisées quelques minutes plus tôt. J'envoyais aussitôt mes lames flottantes vers elle. Mon adversaire avait eu le temps d'attirer à elle une immense et sombre épée longue, et avait repoussé mes projectiles en générant une explosion tout autour d'elle. Son prochain assaut fut imprévisible : elle avait lâché son espadon et avait tapé du bout de sa botte dans la garde de l'arme qui s'était envolée à toute vitesse dans ma direction. J'arrêtais de justesse le monstre d'acier propulsé vers moi.
Je sentais subitement quelque chose émaner du tranchant de l’épée, une sorte de mélodie presque inaudible, dont l'air ressemblait étrangement aux murmures qu'Hérylisandre chantonnait auparavant. Cette dernière venait de sauter à ma rencontre pour essayer de récupérer son estramaçon, elle se cramponna fermement au pommeau pour stopper sa chute. J'eus alors à cet instant l'impression de soulever un poids incommensurable. J'avais pourtant la faculté d'arrêter un éboulement par la pensée, mais c'était incomparable à l'incroyable pesanteur qu'exerçait Hérylisandre et qui fatalement m'attirait vers la tourbe.
Cet échec momentané me fit prendre conscience d'une réalité à laquelle je ne m'étais jamais confrontée. Sur Mithreïlid, il faut parfois se battre farouchement et avec toute sa conviction pour survivre. Je n'avais jamais eu à donner le meilleur de moi-même lorsqu'il s'agissait de lutter pour sauver mes plumes. Après tout, je n'avais non plus jamais eu besoin de déployer l'ensemble de mes capacités afin de dominer un affrontement, dont l'issue aurait donc pu me paraître incertaine. Comme quoi, il y a bien une première fois à toute chose ; ce faisant, il était grand temps pour moi de m'adonner à ce qui allait être mon baptême du feu, comme le nommaient tous les néophytes du combat.
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