Chapitre XXXXII : L'appel de la Nature, Partie 1

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 Voyager à dos de léviathan était un luxe nouveau pour Teïnelyore et moi. Après avoir fait une simple halte le soir dans une auberge sans prétention, à la suite de la rencontre avec nos incroyables animaux respectifs, nous avions le lendemain repris notre cap vers la Mithreïlid méridionale, que nous souhaitions découvrir. Nous progressions au gré d'une température grimpant heure après heure, tandis que nous commencions à pouvoir admirer un désert qui, lentement et à perte de vue, se dessinait sous nos yeux ébahis. Ce dernier bordait la droite de notre chemin, rejetant mollement quelques grains de sables, voletant sous les souffles tendres d'une brise tiède, s'engouffrant entre les poils de mes oreilles. Le vent quittant l'étendue dorée amenait à nos nez une odeur sucrée et réconfortante, dont Teïnelyore semblait s'enivrer. Elle finit par quitter le dos de son cerf, retira ses bottes et s'aventura dans le sable.

 Le regard tendu vers ses pieds, je la voyais enfoncer ses orteils dans le limon chaud, puis elle les retirait, s'amusant à laisser les monticules amassés perler lentement dans un filin d'or, son rire sans ride témoignait de son émerveillement, elle s'accroupit et réitéra ce qu'elle faisait jusqu'alors, mais à l'aide de ses mains. Bien que la voir ainsi découvrir avec alégresse le sable me comblait de joie, je ne portais pas spécialement ce dernier dans mon cœur, car les innombrables grains avaient la fâcheuse tendance à s'agripper aux poils, et demandaient alors des heures de nettoyage scrupuleux pour s'en débarrasser définitivement. Aussi je restais en retrait, la scrutant en train de danser et sautiller, elle arrêta sa valse et finit par me rejoindre, son visage illuminé par un sourire enjôleur.


 Après s'être époussetée les pieds et avoir remis ses bottes en crachant quelques jurons à cause des poussières rêches qui la démangeaient, me faisant ricaner, Teïnelyore finit par se remettre en selle, et enfin, nous nous remettions en route. Les chemins pavés nous avaient conduites jusqu'à l'orée d'une énième forêt, qui semblait endiguer le désert que nous avions continué d'admirer durant la randonnée, s'étendant davantage vers le sud-ouest du Continent. Arrivées aux pieds des premiers troncs, nous avions préféré éviter la traversée de l'étendue sableuse, n'étant pas spécialement préparées à nous confronter à un périple dont nous ne pouvions pas envisager la durée, ni les conditions dans lesquelles nous aurions dû évoluer.

 Aussi, nous décidions d'emprunter un sentier forestier, qui s'enfonçait sinueusement à travers cette sylve, dont les arbres la peuplant étaient bien différents à tous ceux que nous connaissions avant d'entrer dans cette jungle. Les feuillus qui s'étiraient au-dessus de nos visages possédaient tous des courbes et des formes uniques, tous se différenciant les uns des autres, bien que d'autre part tous se ressemblaient néanmoins en un point commun des plus étranges : plus mes yeux se rapprochaient de la canopée, plus les troncs s'élargissaient, libérant une multitude de branches pour soutenir l'épais ramage filtrant les rayons du soleil. Je constatais par ailleurs qu'une mousse presque aussi reluisante qu'une émeraude recouvrait absolument tous les géants verdoyants, sur laquelle se développait une multitude de fleurs, de toute taille et de toutes les couleurs, desquelles émanaient des fragrances défiant notre imagination et éveillant de plus belle tous nos sens.


 Cette forêt enchanteresse était animée par une mélodie envoutante, composée des chants d'une infinité de créatures, y allant de concert pour donner au lieu une atmosphère des plus apaisantes : le sifflement strident des oiseaux était feutré par les bruissements timides des feuillages, des coassements enjoués se mélangeaient malicieusement aux crissements des feuilles et des immenses fougères sous les déplacements de leurs habitants respectifs. La Vie elle-même semblait régner dans ces bois, imprégnant d'une essence formidable toute chose ou créature qui y résidait. Nous étions toutes deux descendues de nos léviathans, tandis que Laïnala se changea en un félin de plus petite taille afin de pouvoir crapahuter sans être limitée par sa taille. Nous tournions sur nous-mêmes, ébahies par ce lieu où une magie douce mais toute-puissante berçait nos songes, un bien-être salvateur nous enveloppait et nous gorgeait d'une énergie délicieuse. Tout comme moi, Teïnelyore s'arrêtait face à chaque bourgeon afin d'en respirer le parfum, laissait ses doigts glisser sur le lichen humide et d'une douceur inégalable, à un point tel, que les coussinets garnissant mes doigts étaient secoués par une extase farouche, comme si je n'avais jamais rien touché d'aussi agréable.


 Les diverses sensations merveilleuses qui dansaient harmonieusement dans cette sylve ne pouvaient pas être les fruits d'un heureux hasard, tout semblait ici trop parfait pour être du simple fait de la nature. Quelqu'un ou quelque chose devait amplifier les attributs de la faune et de la flore locales, car bien qu'il ne fût pas impossible de trouver des bosquets jouissant d'une telle luxuriance, cette forêt s'apparentait bien plus à une imposante jungle qu'à un petit espace boisé. Ainsi, il aurait fallu que cet endroit demeure totalement secret pour qu'il puisse s'épanouir de la sorte, or, une route pavée y conduisait, et le sentier forestier duquel nous nous étions écartées avant de commencer à errer au gré de nos sens, était suffisamment marqué pour supposer qu'il ne s'agisse pas d'un simple tracé naturel, mais bien d'un chemin fréquemment usité. Je ne tardais pas à exprimer ma curiosité à Teïnelyore, que je découvrais en train de se rouler dans le tapis émeraude, cette dernière rejoignait mon avis et demandait alors à son léviathan de nous donner son avis concernant notre interrogation.

 Après avoir plus attentivement inspecté nos alentours, sûrement en quête d'une réponse plus précise afin d'expliquer la délicieuse anormalité de ce lieu verdoyant, le cerf géant confirma mes dires. Il nous affirma qu'un autre représentant de notre fratrie était à l'origine de l'incroyable vivacité et de l'originalité des divers habitants des bois dont nous foulions le sol, qu'il s'agisse des plantes ou bien des animaux nous entourant. Selon lui, nous étions au cœur d'un domaine dont les éclats, les formes, les odeurs et la bonne santé étaient forcément reliés à la divinité qui résidait en ces lieux enjôleurs. Il était d'ailleurs, toujours selon le léviathan, probablement même possible que toute vie ici, était créée par notre sœur ou frère. Teïnelyore lui demanda alors s'il avait pressenti un quelconque danger rôdant autour de nous, où s'il fallait se méfier de quoi que ce soit. Ce dernier n'hésita pas, et nous répondit alors par télépathie :


  « Avec la Nature, tout est possible, le meilleur comme le pire. Dire que nous ne craignons rien serait un mensonge, mais affirmer que nous sommes en danger ne serait pas plus juste. Si vous êtes curieuses, nous pouvons néanmoins rencontrer l'hôte de cette sylve. Je pense pouvoir nous y guider, la magie qui inonde ce lieu est facile à identifier, elle est pure et brute. »


 Teïnelyore et moi nous regardions, sans avoir à discuter ni à débattre, nous hochions la tête de concert. Après avoir appelé Laïnala, nous quittions nos flâneries et nous mettions en marche derrière le cerf qui nous ouvrait la voie.


 Peu de temps après avoir entamé notre randonnée vers ce qui devait nous conduire sûrement au cœur de la jungle, la végétation commença rapidement à se faire plus dense, et moins fleurissante que précédemment. Peu à peu, l'atmosphère sembla elle aussi s'appesantir, plus aucun pétale ne parsemait nos alentours verdoyants, à la place des boutons multicolores, des ronciers s'entortillaient les uns autour des autres, formant des remparts naturels par endroit, menaçant quiconque s'en approcherait par de longues et épaisses épines. Bien que notre progression fut parfois interrompue par les murs de ronce, le léviathan de Teïnelyore les faisait faner, et une fois que nous les avions franchis, leur réinsufflait la vie, pour qu'ils se dressent à nouveau, toutes arêtes tendues. Néanmoins, je ne pouvais que constater l'assombrissement croissant des couleurs nous entourant : le sol n'était plus que jonché par des feuilles mortes, tandis que les lianes épineuses régnaient désormais en maîtresses incontestées, se dressant à plusieurs mètres de hauteur au-dessus de nos têtes, ces dernières revêtaient de larges bourgeons noirs, certains étaient éclos, desquels s'échappaient d'immenses roses sombres dont le cœur écarlate semblait prêt à dégouliner.

De façon plus soutenue et fluide que précédemment, le cerf devançant notre marche sculptait à l'aide de son pouvoir des charmilles barbelées tout autour de nous, retombant et se nouant à nouveau derrière notre passage. Nous finissions par quitter la forêt d'épines, et débouchions alors sur une tourbière, de laquelle s'élevaient puissamment seulement quelques rares arbres, mais dont les troncs sombres étaient d'une envergure incontestablement plus imposante que n'importe quel feuillu que j'avais pu voir durant toute ma vie. Ces derniers recouvraient de leur immenses ramages les environs, ne laissant que quelques faisceaux de lumières atteindre la surface pâteuse du lieu, perçant les feuillages et illuminant le ménage de brillants cylindres d'or. Bien que l'idée de patauger dans ce marais ne m'enchantait guère, je retirais mes bottes, et prenais mon courage -ainsi que mon dégout- à deux pattes, et mollement, m'enfonçais de quelques centimètres dans la tourbe.

Peu rassurée, je constatais que Teïnelyore, à l'inverse de moi, sautillait gaiement dans la boue, déclenchant sous ses bonds des gargouillis infects, qui nous éloignaient une fois encore, bien loin de la délicate et agréable mélodie qui sillonnait alors l'air de l'orée de la jungle dans laquelle, littéralement, nous nous enfoncions de plus en plus. Quelques instants plus tard, et après un énième bond plein d'alégresse, je vis ma camarade glisser dans la vase, s'affalant tête la première dans la mélasse. Je ne pus m'empêcher d'hurler de rire tandis qu'elle se relevait tant bien que mal à l'aide de ses avant-bras.


 Je n'arrivais plus à m'arrêter de pouffer, constatant qu'elle essayait vainement de se débarbouiller le visage, tandis qu'à chaque brassée de bouillasse qu'elle ôtait de sa peau, elle en étalait davantage dans ses cheveux. Mes abdos me faisaient mal et je commençais à manquer de souffle, me tordant sur moi-même, secouée par une furieuse euphorie. C'est alors que je reçus droit dans le visage un projectile poisseux et gluant, me crépissant des yeux au menton de tourbe. C'était au tour de Teïnelyore, enduite du mélange visqueux, d'être emportée par un intense fou rire, tandis que je crachais, presque vomissais, écœurée, afin de me débarrasser de l'ignoble substance qui s'était immiscée dans ma bouche. Je comprenais où elle voulait en venir.

 Sans attendre qu'elle ne s'arrête de glousser, je lui fonçai dessus, la saisis à la ceinture, puis la soulevai, nous projetant toutes deux dans le marécage amortissant notre chute dans une explosion brune et dégoutante. Malgré être complètement couverte de boue, elle ne cessait pas de s'esclaffer, gigotant nerveusement sous moi, jusqu'à ce qu'enfin, elle réussisse à me renverser et qu'à mon tour je bascule, dos en premier, droit dans la gadoue. Bien que penser à la catastrophe qu'allait être de me décrasser, croiser le regard illuminé de joie de Teïnelyore me rendit à nouveau guillerette. Nous continuions de chahuter, nous bousculant et nous renversant chacune notre tour dans le limon pâteux, et cela suffisamment longtemps pour que nous finissions l'une et l'autre, badigeonnées de la tête aux pieds de vase, ne laissant apparaître que nos yeux et nous sourires. Nous nous étendions finalement dans la tourbière, riant innocemment et sereinement comme deux enfants, sous les regards médusés de nos léviathans. Laïnala qui s'était perchée et allongée sur le crâne du cerf, et me scrutait avec ses yeux fendus tout écarquillés ; son reposoir penchait la tête d'un air abattu, tous deux atterrés de nous avoir vu batifoler de la sorte.


 « Avez-vous fini ? Nous demandait le cerf, télépathiquement, d'un ton dépité.

- Hé bah... Elles chont belles les Déesses de Mithreïlid. Je te jure. Surenchérissait mon léviathan. N'oche même pas m'approcher dans chet état Félichie !

- Puis... Quelle tenue... Il cherchait ses mots. Si indélicate, quand on va à la rencontre d'une autre entité sûrement importante.

- Roooh, mais ça va. Lâchait Teïnelyore, qui se relevait puis m'aidait à mon tour à me remettre sur mes pieds. Un bon bain de boue, c'est idéal pour la peau.

- Oui, mais... Chela che prend nu chi ne m'abuche, non ? Regardez-vous toutes les deux.

- Je ne... Je croisais le regard de Teïnelyore qui m'épiait elle aussi, nous n'avions pour réaction que de nous esclaffer une fois de plus.

- Pas une pour rattraper l'autre, décidément.

- Ah cha, tu l'as dit.

- J'espère au moins que nous trouverons un point d'eau dans lequel vous pourrez vous rincer. Je refuse de me présenter avec vous deux dans cet état-là.

- Pareil... Quelle honte, de vraies boucheuches !

- De vraies boucheuches. Pouffais-je, après cette déformation opérée par le tic de langage de mon léviathan. Je n'en peux plus. M'écroulais-je dans la boue, sciée de rire.

- Pathétique. Se renfrognait Laïnala.

- Allez, avançons avant que ne leur reprenne l'envie de s'enduire de tourbe. »


 Le cerf reprit sa lente marche à travers le marais, tandis que mon léviathan, toujours perché auprès de ses immenses bois, s'était retourné dédaigneux, faisant mine de ne pas nous connaître. Je me hissais, et à l'instar de Teïnelyore, je raclais mes habits pour en ôter le surplus de vase. Après avoir quitté la tourbière, et après que la boue ait eu le temps de sécher et d'alourdir nos tenues, nous finissions par atteindre un nouvel espace, à nouveau illuminé de vives couleurs et plus verdoyant que le marécage, tandis qu'un ruissellement parvint à mes oreilles enduites de mélasse.

 Nous bifurquions du sentier que nous empruntions jusqu'alors, nous atteignions enfin une mince rivière, baignée dans les rayons d'un soleil vif et chaud, peu profonde mais tout de même striée par un courant qui semblait important. Bien que le temps fût au beau fixe, nous allumions néanmoins un feu que nous bardions de quelques bouts de bois redressés. Nous nous dénudions, lavions laborieusement nos tuniques sous les regards inquisiteurs de nos léviathans, et après les avoir mises à sécher au près du foyer incandescent et sous les yeux ardents du soleil, nous pénétrions dans la rivière d'autant plus fraîche que l'atmosphère n'était chaude. L'eau cristalline se chargea de la vase que nous avions transportée jusqu'ici. Bientôt, Teïnelyore eut fini de se nettoyer, aussi lui demandais-je de me prêter main forte, car ma fourrure était un enfer à décrasser. Une fois propres comme des sous neufs, et dans l'attente que nos ensembles ne sèchent, nous nous adonnions à une session de bronzage, collées l'une à l'autre sur la rive, profitant du calme du lieu et de l'ardeur de l'astre diurne qui ne semblait pas vouloir décroître, continuant de nous offrir toute sa formidable puissance.


 Enfin, l'aplomb solaire commença à se faire plus doux, et tandis que les ultimes braises de notre feu de camp crépitaient, nous récupérions et enfilions nos tuniques, puis reprîmes la direction du cœur de la sylve.

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