2.
Le chapiteau est plein. Des sirènes au corps de déesse, aux dents blanches pleines de sourires, banderillent la Mort, se jouant d’elle sans filet, une musette pleine d’inconscience à la taille. Leurs mains manucurées qui virevoltent dans la chaleur moite des regards dont le haut du chapiteau emprisonne les effluves salés d’angoisse, saisissent des avant-bras poilus de beaux gosses sans peur qui oublient un instant leurs talents de tombeurs.
En dessous, des émissaires de la Faucheuse, gros chats dangereux qui font paraître ridicules les tabourets de géant disparaissant sous leurs masses touffues, sont empêchés on ne sait comment d’accomplir leur noire et naturelle mission. Transformés en fauves de salon, domptés par un colosse à fine moustache d’acteur dont la droiture du dos rendrait un « i » fou de jalousie, ils préfèrent économiser leurs canines pour les quartiers de viande déjà morts de ce soir. Et pourtant il les tance ce Clark Gable d’opérette, dont ils ne feraient qu’une bouchée. Sous des centaines de paires de pupilles dilatées par la crainte, ils se tiennent à l’obéissance. Là-bas ils étaient maîtres et libres, ici ils sont célèbres et choyés. La Mort tape du pied, se désespère du peu de conscience avec laquelle les rois de la jungle mènent leur mission, abdiquant à la moindre promesse de barbaque sans effort. C’est qu’on deviendrait vite feignant.
Elle s’énerve encore, pleine d’un vain espoir, quand une belle au justaucorps peint sur la peau s’élance sur une corde invisible, longue tige pointue horizontale en mains, à une distance du sol qui suffirait à lui ôter ce qu’il faut de sa vie. Se frotte les phalanges d’aise quand les collègues arrivent, que ça se monte les uns debout sur les épaules des autres, que ça pyramide à tout-va. La Faucheuse trépigne car malgré les « Oh ! » et les « Ah ! » et les « Non ! », rien ne se passe, tout reste là-haut, tout n’est que vie, rose aux joues, chaleur, les vivants entre eux se font des frayeurs comme on se tient par la barbichette. Le fil tressaute, les jambes tremblent, les mâchoires se crispent dans des sourires exaspérants pour celle qui se désole de ne pas voir l’arène sans filet tachée de cervelles, de membres disloqués, de cous tournés dans des positions invraisemblables, yeux ouverts par la surprise du nouvel état qui n’a rien d’intérimaire. L’orchestre dans la chaleur des hommes joue à tout rompre quand la troupe en collant se retire en sécurité derrière de bêtes barrières en hauteur. Et la Camarde, qui n’a jamais souffert que les marches funèbres, fulmine, expulsant des jurons par ce qui lui reste de naseaux en subissant les trompettes pleines de vie, les grosses caisses emplies de bonne santé, les rires et les applaudissements des enfants qui ne constituent que des promesses lointaines. Foutu accroissement de l’espérance de vie. On en viendrait à ne récolter que les âmes molles des croulants même pas aidés par le sort, entre deux bols de soupe. Pourtant la Dame noire se délecte des âmes fauchées en plein vol ! Merveille des accidents ! Joie des arrêts du cœur foudroyants ! Jouissance de l’abattement de ceux qui restent !
Quand arrive l’homme-canon, qui n’a même pas la délicatesse de s’écraser dans la foule, la Mort projette le sable en grattant de ses métatarses, se disloque dans tous les sens, enrage, invoque, en viendrait presque à prier. Elle regarde, hébétée un instant, le beau blond dans les airs qui la nargue en sourire, voltigeant au milieu de quelque cerceau enflammé.
Et là, c’est la meilleure, je salive d’envie. Sous les applaudissements nourris, la Faucheuse voûtée, rougie par la colère, se tient de dos. L’orchestre entame une valse légère. Dans mon costume à carreaux trop épais, dans mes chaussures gigantesques, sous mon chapeau et mon maquillage rouge et blanc, je m’approche à tâtons, lui tapote la clavicule. Lorsqu’elle se retourne nerveuse, la fleur fichée à mon veston lui balance un jet d’eau dans les orbites. Vous verriez sa trombine ! C’est à mourir de rire. Quand les collègues arrivent pour dédramatiser – terme qu’elle abhorre –, pour évacuer la boule de tension accumulée sous la toile solide, on lui plante tous tour à tour nos aiguilles de rire facile, nos piques d’humour clownesque, puis la cymbale s’y met, la surprenant de ses notes pointues, les rires des enfants – aigus comme il se doit – l’acupuncturent, et pas en douceur. Elle n’en peut plus la pauvre, pour un peu je la plaindrais. Elle tourne sur elle-même, tornade de mépris, bouillonnante de haine. Les filles uniques ont toujours eu des caprices d’enfants un peu trop forts.
Tandis qu’on nous acclame, que des chaînes de camaraderie se soudent, la Mort saute à l’arrière-plan pour figurer sur la photo de famille. Mais elle n’impressionne personne, pas même la pellicule. Sur le cadre, quelques sourires vrais, quelques rictus de circonstance, théâtraux, beaucoup de musique, et pas de bandeau noir à l’angle. Peut-être une vague odeur de soufre, dont un revers de main détaché dissipe les vapeurs.
La caravane tourne, enchaîne les dates, refait son cirque, la forme est impeccable, les frissons sont au rendez-vous. On peaufine les numéros, on retaille, on grossit le trait. C’est moi, le paillasse, le plus misérable en apparence, qui gère l’entreprise. Rien ne me résiste, ni femmes ni hommes ni enfants, ni la dame noire. Je suis à ma façon un symbole du pays, un monument national, éternel comme les marbres du Louvre. Tout s’épuise autour de moi, j’absorbe les énergies pour gonfler encore la mienne. Fier comme un chêne, je ne crains ni le vent ni l’insuccès, ni la maladie. Rien ne fait trembler ma moustache.
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