TI - 5  Fringale

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Jour 20

Je ne me reconnais plus.

Mes cheveux bruns chatouillent mon cou et l’arrière de mes oreilles ; une ombre de trois jours envahit mes joues.

En dépit des apparences, le changement le plus significatif se trouve ailleurs.

Le miroir renvoie mes traits, pourtant derrière vit un étranger. Un hôte importun et dérangeant. Je ne sais combien de temps encore je parviendrais à les maîtriser, lui et ses pulsions.

Je frotte mon visage à l’eau froide pour chasser l’intrus. Mais à travers mes yeux, c’est l’autre qui voit. Ce monstre m’habite depuis quelques jours maintenant. Malgré toutes mes tentatives pour l’ignorer et le contenir, petit à petit il prend le dessus.

Je m’enferme dans ma chambre et je tourne en rond. Je ne trouve le repos nulle part. Alors, je m’étends sur la couette et saisis le livre sur la table de chevet. Dix minutes plus tard, je le referme. Impossible de fixer mon attention suffisamment pour lire une phrase entière. Il faut que je me reprenne, je ne peux continuer ainsi.

Mon esprit tourmenté m’empêche aussi de travailler. Pourtant, j’ai ce satané logiciel à terminer. Ma capacité de concentration est semblable à celle d’un poisson rouge. Lui, au moins, à la chance de tout oublier en un éclair. Enfin, à ce qu’il paraît.

La triste vérité s’impose à moi : je suis en train de devenir fou, inutile de me voiler la face plus longtemps. Je me croyais plus fort que ça, je me suis surestimé.

Pourtant, tout avait bien commencé.

L’annonce du confinement n’a pas constitué un grand changement. En tant que travailleur indépendant, j’ai l’habitude des longues heures d’enfermement. Je pratique même la musculation à domicile. Bien sûr, d’habitude je sors chaque jour, pour prendre l’air, voir autre chose que les murs de l’appartement, et rencontrer mes amis. Naïvement, j’ai cru que ce serait facile.

À l’inverse, mon colocataire m’a inquiété d’emblée. Je l’ai gardé à l’œil dès le jour un, guettant le moindre signe de déprime. Comme moi, il travaille à la maison avant de s’échapper pour ses promenades quotidiennes. Je le pensais fragile en raison de son apparence, un peu chétive, et de la douceur qu’il dégage. Afin qu’il ne prenne aucun risque inutile, j’ai décidé de me charger de tout : faire les courses, désinfecter tout ce qui vient de l’extérieur, et si on sonne à la porte je ne le laisse pas s’en approcher. J’ai tenté de le distraire à ma manière, et d’améliorer le quotidien, pour que l’enfermement lui soit moins pénible. J’ai installé un coin repas devant la porte-fenêtre pour profiter du beau temps. Nous avons ainsi l’impression de déjeuner en terrasse.

Je regrette maintenant d’avoir eu de tels préjugés à son égard. Il tient bon. En fait, dès notre rencontre, j’aurais dû m’y prendre d’une façon différente. J’aurais dû discuter plus avec lui, apprendre à le connaître. Mais ma nature taciturne joue contre moi. Le constat est sans appel : en six mois, nous n’avons échangé que des banalités et les informations nécessaires à notre cohabitation. Pourtant, j’ai parfois l’impression qu’il aimerait me dire quelque chose. Aujourd’hui, il est trop tard pour les regrets. Il ne pourrait comprendre le changement qui s’opère en moi. Moi-même, je me sens perdu.

Assis sur mon lit, voilà mon cœur soudain pris de tachycardie. Il s’emballe et je ne parviens plus à respirer correctement. Ma poitrine se soulève, mais l’air peine à se frayer un chemin. Des points noirs s’agitent devant mes yeux. Mes mains cherchent, se crispent et se referment sur rien.

Le besoin grandit et se fait impérieux. Il m’oblige à lui répondre d’une manière ou d’une autre. Et vite. Tant que je le maîtrise encore. Tant qu’il peut se contenter de presque rien pour rassasier sa faim, avant qu’elle ne dévore ma santé mentale. Cette privation du sens devient insupportable. Avant de quitter ma chambre, je tente de remettre en place mon masque impassible. Ce n’est pas le moment d’effrayer mon colocataire. Lorsque j’entre dans le salon, il se tourne vers moi dans toute sa pâleur accentuée par les semaines d’enfermement. Avec son air innocent et le sourire aux lèvres, il m’annonce :

— Il passe un film avec Louis de Funès, ça va nous faire du bien de rire un peu.

Là, il tapote la place à côté de lui sur le canapé. Je m’installe et tends la main vers le saladier de pop-corn. Nos doigts se frôlent, je m’électrise et m’excuse.

Je ne peux rien lui demander, sans paraître ridicule, pas plus que je n’ai le droit de prendre sans son consentement.

Alors pour le moment, je me contente de la chaleur qui émane de lui, même si c’est loin de me satisfaire. Je me raccroche à un dernier espoir. L’espoir qu’il s’endorme sur mon épaule et qu’enfin quelqu’un me touche.

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