TL  -  2  Sel contre sel

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Deux fois par semaine, elle griffonne sur des feuilles volantes des mots qu’elle aimerait glisser dans ses phrases — ses phrases à elle. Elle repasse au stylo bic par-dessus, une fois, deux fois, trois fois jusqu’à percer le papier. D'après elle, les mots ne se feront plus la malle ; l’encre les emprisonne, le papier les absorbe. Ses joues soulèvent ses lunettes rondes où disparaissent ses yeux sous le reflet de ses verres. Gênée, elle avoue ne pas aimer son sourire. Elle m'explique que l’on voit trop ses gencives — c'est moche, tu comprends — du coup elle a appris à les cacher. Comment tu te débrouilles ? ai-je demandé avec un réel intérêt. Elle a pris un air très sérieux. Ne jamais ouvrir la bouche surtout, c'est la base, a-t-elle détaillé, tu pinces devant, un peu plus, oui comme ça, tu retiens, retiens j'te dis ! Tes lèvres ne sont plus qu’un trait fin et tu tiens la pose. J’essaye, mais cela ressemble à une tête de constipé. Sûrement trop concentré. Trop appliqué aussi. Pourquoi je fronce des sourcils ? Je manque de pratique faut dire. Cela la fait rire, j'oublie alors de me vexer. J'ai connu un mec en terminal qui baillait sans ouvrir la bouche. Il a eu vingt en philo. Les gens bizarres sont les plus fascinants. Le faux sourire, cacheur de gencive, m'était inconnu. Seuls les mots tatoués lui font oublier son complexe, c’est à cette occasion que je découvrais son vrai sourire, celui avec les gencives. J'ai répondu en lui dévoilant les miennes.


Depuis trois semaines, elle dessine des étoiles. Une multitude de petites étoiles — diluées — envahissent sa page, mais pas de mots tatoués. Tu pleures ? me suis-je inquiété. Elle me regarde comme l’on regarde un animal crevé au bord d'une départementale. Par réflexe, j'effleure ma poitrine. Le contact du coton me rassure. D’une voix morne elle sort : c'est la merde. De la grosse merde. Elle poursuit en prenant un air théâtral forcé, le bras en l'air : Vider le ciel, les routes, les paysages en commençant par ton adresse — une première phrase à peine potable — Étancher ce désir fragile au creux d’un cou. Pas de cicatrice. Juste un grain de beauté derrière l’oreille droite ornée d’une immense créole — là, c'est la dernière phrase d'un putain de texte bien pourri. Entre les deux, il y a un tas de mots qui ne mènent à rien, c’est creux, vide, bourré d’images communes, décousu, c'est merdique, quoi !


Elle soupire. Je ne comprends ni ses mots ni ses larmes — je ne la comprends pas. Je me convaincs que ça ne s'adresse pas à moi. Erreur de trajectoire : j'allais juste vers la cuisine pour me préparer des nouilles instantanées, elle le sait, enfin je crois. Pourtant, elle me fixe comme si je détenais une vérité absolue. Je tente un timide : C'est plutôt joli, non ? Elle grimace et je m'empresse de poursuivre : Et laisser de côté ton texte pour y revenir plus tard ? Enfin, peut-être. J'y connais rien, moi ! Elle me sonde quelques secondes silencieusement puis elle s’effondre. J'ai l'air con et je n'ai plus faim. Les épaules courbées, la tête penchée en avant, son corps entier tressaute. Je suis effrayé par ses émotions. J’empoigne ses mains qui ne relâchent pas le stylo. Ses phalanges blanchissent. Nous regardons nos mains liées comme deux morts-nés, ne sachant que faire, que dire, en tout cas je ne sais pas moi. Je n’ai jamais été bon pour rassurer les autres.


Ils sont juste jolis ? m'interroge-t-elle gravement. Je jette un coup d’œil vers la porte de la cuisine, elle resserre son étreinte. Mauvaise réponse. Elle s'emporte : je m'en fous qu'ils soient beaux, j'en ai rien à foutre, même ! La beauté est un leurre. Juste un vernis qui retarde la décomposition. Je veux qu'ils soient vrais, qu'ils secouent, qu'ils bouleversent, merde ! Je veux qu'ils vivent ! De toute façon, les mots crèvent dès que que je les touche. Laisser reposer mon texte ? Cela fait des jours et des semaines que j’attends et chaque matin, je fais ce terrible constat : je suis aride.


Elle plaque ma main sur son ventre. Horrifié, j’écoute attentivement ses intestins gronder. Je ne sais pas ce que je dois entendre — ou voir — mais je n'ose pas la retirer. M'enlever c'est avouer mon impuissance à la saisir. Elle m'avale tout entier. Elle remue en moi un truc qui n’existait pas avant de la connaître. Oublier les distances de sécurité : j'abdique. Je souhaite être happé par elle, par ses sautes d'humeurs, par ses bizarreries. Un désir qui me rejette autant que ses mots tatoués. J’approche mon visage du sien. Ses lunettes ne touchent plus l’arrête de son nez. Joue contre joue, je récupère ses larmes. Sel contre sel. Je me dilue au contact de sa peau. Elle m'absorbe. C'est facile de sacrifier ce que j'ignore, d'abandonner ce qui ne porte pas encore de nom. Si facile que c'est encore plus effrayant.

Désormais, je suis tatoué.

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