TL - 3 L'homme et l’œuvre
Je me demande parfois d'où vient mon sens de l'indignation. Souvent, elle me saisit, prend racine au fond de ma gorge et m'empêche de déglutir. Des idées affluent dans un remous spasmodique dominé par une voix qui m'ordonne de réagir. Avec le temps, la voix est devenue boulimique. Je ne parviens pas souvent à lui résister.
Ce soir, je suis invité à une soirée organisée par l'équipe des formateurs de l'Institut Bioforce* où je dois prendre mes fonctions dans dix jours. Cette soirée est l'occasion de connaitre mes futurs collaborateurs. Je suis à la fois impatient et un peu tendu à l'idée de les rencontrer tous.
Julie me rattrape avant que je referme le portail de l'immeuble. Elle se pend à mon coup pour m'embrasser : « je t'aime. Je suis très heureuse pour toi Maxou ! Amuse-toi bien, profite de cette soirée et surtout, ne fais pas ton Père Castor ! » J'emporte son baiser sucré.
Le restaurant n'est pas un lieu guindé, mon appréhension diminue encore d'un cran. À mon arrivée, un groupe discute joyeusement au bar. Je me dirige instinctivement vers eux.
« Vous êtes Maxime ? Nous vous attendions. Très heureux. Voici Hélène, Mathis, Denis, Fleur et moi, c'est Philippe. »
Leur accueil est chaleureux. La discussion s'engage naturellement. Nous parlons des orientations humanitaires de Bioforce, des méthodes pédagogiques et des actions menées sur le terrain. L'enthousiasme me gagne à l'idée de rejoindre cette équipe sympathique.
« Il paraît que tu as passé le brevet de pilote d'hélico en même temps le bac à 17 ans, avant de rejoindre l'Education Nationale puis t'orienter finalement vers l'humanitaire. Un parcours atypique qui a sans doute retenu l'attention d'Eléonore ! Nul doute que tes compétences puissent nous apporter de nouvelles perspectives » me dit Philippe avant de m'inviter à les précéder à table.
Je choisis une place décentrée. Ainsi, je pourrai privilégier la conversation avec mes proches voisins. Je m'assois en face d'Hélène. De retour de Nouvelle Zélande, elle me propose de regarder ses photos de vacances. Des paysages à couper le souffle ! La musique orientale et les saveurs de la cuisine indienne poursuivent ce parfum de voyage. Mes papilles sont en émoi.
Quelques temps plus tard, les derniers convives nous rejoignent alors que les discussions vont bon train. Ils me saluent brièvement. Les bavardages sont ponctuées d'éclats de rire. Je savoure cette soirée.
Je ne me rappelle plus à quel moment ce doux brouhaha cessa son harmonie. Des expressions plus appuyées nous parvinrent de l'autre bout de la table par bribes : « La honte ! » « Impunité » « Ne lâchons rien ! » .
- Ils parlent de la cérémonie des Césars : Roman Polansky a reçu le prix du meilleur réalisateur pour son film J'accuse, me précisa Fleur, assise à droite.
- J'ai entendu parler de la polémique.
- Ce prix a provoqué la colère de l'actrice Adèle Haennel. Elle, qui avait dénoncé les attouchements répétés du réalisateur C. Ruggia alors qu'elle était adolescente, a quitté précipitamment la salle en criant "C'est la honte ! C'est la honte !" Céline Sciamma et Florence Foresti l'ont imitée.
- Du rififi sous les paillettes ! Des personnes qui se positionnent, c'est pas si souvent !
- Maxime, que pensez-vous des propos de Fanny Ardant ? reprit Hélène empruntant la voix suave de l'actrice. « J'aime beaucoup Roman Polansky et je suis très heureuse pour lui. Après tout le monde n'est pas d'accord mais vive la liberté ! »
- Je dirais que son soutien est louable par le fait que toute personne reste digne d'amitié quels que soient les actes dont elle s'est rendue coupable, mais je ne sais pas de quelle liberté elle parle avec autant de théâtralité, sans doute pas celle de la victime.
- En ce qui me concerne, j'ai toujours séparé l'homme de l'œuvre, déclara soudain Eléonore. Une œuvre peut être appréciée pour elle-même. Je ne vois pas du tout où est le problème.
- Vous ne voyez pas où est le problème ? Dans ce cas, dites-moi auriez-vous pu apprécier Mein Kampf et imaginer voir son auteur récompensé ?
- Hein ?... Hitler évidemment non ! Il y a criminel et crimimel...
- C'est-à-dire ? Hitler serait l'exception qui confirme la règle ? Selon vous, il y aurait des criminels récupérables, d'autres qui ne le seraient jamais, certains admis à revenir au devant de la scène, d'autres pas ? Dans ce cas, expliquez-moi où vous placez le curseur d'une criminalité acceptable ? Qui plus est, pensez-vous que vos propres limites soient aussi celles de vos voisins ? À l'échelle de cette table : la confusion ; à l'échelle d'un pays : l'anarchie !
- Eh bien !?! bredouilla Eléonore.
Vas-y Maxime, tu n'as pas encore tout dit, reprit la voix toujours affamée.
- Peut-être seriez-vous plus sensible à l'humour noir ? Laissez-moi reprendre les propos de Blanche Gardin : « Quand j'étais petite, c'était mon rêve d'être comédienne de théâtre. Mes parents m'avait inscrite à un atelier de théâtre et j'adorais ça, j'adorais être sur scène avec mes petits camarades, surtout parce que, pendant qu'on était sur scène, le metteur en scène ne pouvait pas nous toucher... C'est un metteur en scène génial par ailleurs hein... Parce qu'il faut savoir séparer l'homme de l'artiste et c'est bizarre d'ailleurs que cette indulgence s'applique seulement aux artistes. On ne dit pas, par exemple, d'un boulanger : oui d'accord, c'est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil mais bon, il fait une baguette EXTRAORDINAIRE !!! »
Vous ne voyez toujours pas le problème ?
Le problème, c'est la notoriété, la notoriété qui exerce un pouvoir sur autrui, la notoriété qui protège des sanctions, la notoriété qui paralyse l'esprit critique. Les exemples ne manquent pas : Gabriel Matzneff est encore un personnage public adulé malgré la publication de son essai intitulé Les moins de seize ans, où il y fait l'apologie de la pédophilie. On ne peut pas dire que Bernard Pivot ait eu le sens de l'Apostrophe pour l'accueillir à bras ouverts (c'était en 1990) et ignorer la critique de Louise Bombardier : « La littérature ne peut pas servir d'alibi. Il y a des limites, même à la littérature ». Mais qu'est-ce que la critique d'une femme face à la notoriété de l'écrivain ? Notre homme de Lettres a poursuivi allègrement son chemin jusqu'au prix Renaudot en 2013 !
Aujourd'hui des femmes quittent la cérémonie des Césars en signe de rebellion... Eh bien, je trouve leur position extrêmement saine, voyez-vous ! Et surtout, ne me dites pas qu'elles cherchent un coup médiatique car franchement leur carrière n'en a nul besoin !
Petits ou grands crimes ne devraient-il pas contraindre leurs auteurs à la discrétion ?
Discrétion = Décence ! Voilà ce que je crois !
Je n'ai plus faim Maxime, je m'éclipse. C'était une excellente soirée ! Me voilà rassérénée.
J'entendis alors le silence tout autour de moi. Des regards brillaient, d'autres me signifiaient une gêne perceptible puis j'aperçus le regard fixe d'Eléonore dont les pupilles ressemblaient à des projectiles prêts à m'anéantir.
Je compris à cet instant que j'étais devenu le problème de cette femme, assise au centre de la table, arrivée tardivement et qui ne m'avait pas encore été présentée !
***
* L'institut Bioforce est un institut de formation et d'orientation professionnelle pour les métiers de l'humanitaire situé à Vénissieux, près de Lyon. Il est le premier établissement de formation des professionnels de l'humanitaire.
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