TI - 15  À vol d'oiseau

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— Moly ! Te voilà enfin ! Tu aurais pu nous laisser un mot sous le paillasson ou dans la boite aux lettres, Moly. Ce n’est plus de notre âge de se faire du mauvais sang. Encore ce matin, un peu après le réveil, on se disait Aldo et moi que tu es une bourlingueuse du tonnerre. Comme toi, qu’il m’avait dit Aldo. Il y a encore vingt ans, je courais le monde. J'étais chez moi, à Prague comme à Saint-Pétersbourg. Comme à Kyoto. Qu'il est loin ce temps !
Il fallait nous avertir, Moly. Il a fait si chaud que tes fleurs mouraient à vue d’œil. Si tu avais vu les azalées ! Oh, oui ! Faut pas recommencer, Moly. Aldo a eu de la peine, beaucoup de peine. Voir les pivoines si altières pencher leurs jolies têtes vers le sol était un coup de poignard ! On s’en remet pas, tu sais. Je n’ai pas hésité longtemps, Moly. J’ai sauté par-dessus la grille attenante à la glycine, mais mon pied gauche s’est hélas coincé entre les barreaux. C’est cette cheville encore bandée qui n’a pas résisté. Crac qu’elle a fait. Un bruit moche ! Aldo m’a bidouillé une poche à glaçons, tant bien que mal. Il ne voit presque plus comme je crois te l’avoir déjà dit. Mais dis-moi, Moly, t’es contente de ton voyage au moins ? Tu t’es envolée vers quelle ville ? Tu es retournée à Grenade ? C’est la dixième fois que tu nous abandonnes pour cette putain de ville ! Pardon, Moly. Je suis lasse de toutes tes escapades. Tu es irresponsable, Moly. On ne peut pas sacrifier son jardin pour une ville, aussi exceptionnelle soit-elle. C'est vivant, un jardin. Tu comprends ?
— Mais… ça ne vous regarde pas, Hannah ! Je n'ai que faire de votre morale.
— Oh ! Mais depuis quand est-ce que tu me vouvoies ? Moly, je suis ton amie et j'aime ton jardin. Il est si charmant ! Pourquoi cherches-tu à me blesser ? Hein ? Tu as dormi dans quelle ville, dis ? Dis-le-moi, je t’en prie. Je suis trop vieille pour voyager et je t'envie, Moly. La prochaine fois, pense à me laisser les clés, je veillerai sur tes fleurs. Aldo viendra avec moi et à deux, on saura se débrouiller. Maintenant, dis-moi où tu as posé tes valises ?
— À
Tétouan.
— Où ça ?
— Tétouan. Une petite ville au nord du…
— Jamais entendu parler. Laisse-moi entrer, Moly. Aldo fait la sieste et je n’ai rien à faire chez moi.
— Bien sûr, Hannah, viens, assieds-toi à côté de moi.
— Merci, tu es gentille.
— Tiens, regarde, Tétouan, c’est ici, tu vois, à 30 km de…
— Tu as pris des photos ?
— Non.
— Non ?
— Non.
— Dommage. Tétouan, c’est joli comme nom de ville, je trouve. Raconte-moi Tétouan, Moly.
— D’accord. Alors écoute-moi bien...
— Mais je t’écoute Moly, bien sûr que je t’écoute. Que vas-tu chercher ? Je sais que je parle beaucoup, mais je t’écoute toujours, Moly. Toujours.
Silence.
— Hannah, vue du ciel, Tétouan est parée de nuages cotonneux, turbans piqués de bougainvilliers ivoire et violet intense. Me perdre dans ses ruelles assoupies réveille en moi des désirs tus. Dans ses jardins, bien à l’abri des regards, les confidences se murmurent, secrets chuchotés dans le doux bavardage des fontaines ombragées. J’ai peint les visages aux yeux bleus et les vagues qui s’échouaient sur les traces des poètes de passage. Enivrée par l’inspiration, j’ai erré entre allées et impasses imprégnées de basilic et de lantana. Une maison aux façades lavande et aux fenêtres ornées de grilles en fer forgé réveilla en moi le souvenir des mille et une nuits. Derrière la porte cloutée, des voix féminines – très émues – fredonnaient un célèbre chant andalou. De retour à l’hôtel, j’ai dormi la fenêtre ouverte sur un dehors irisé par les lueurs d’une aube en embuscade. Hannah, cette nuit, je t’ai vue dans mes rêves. Je t’ai vu assise, ici, au milieu du jardin. Tu souriais. Et tu attendais. D’un coup, sous un gros soleil, la pluie a giclé sur les feuillages et ses perles d’eau, fraîches et joyeuses, ont roulé sur les pivoines et les azalées en fleurs.

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