Chapitre 9 L'associée désabusée
Lettre XXIX De la duchesse de Galanta au marquis de Lagandière
Monsieur le marquis de Lagandière,
« Il y a des choses que je ne devrais pas ouïr » disent les convives du palais romain. Que ne devrais-je pas ouïr ? Ce que je redoutais parvint à mes oreilles : les rumeurs vont bon train, les langues se délient, les gens chuchotent derrière notre dos. Nous devions nous en douter puisqu'un homme maître de son entreprise épaulée par une femme fait grand bruit et anime les fantasmes, plus encore avec cette rumeur que je souhaite vérifier. Est-il vrai que plusieurs témoins vous ont aperçu avec la petite Parois ? Même masqués, ces derniers ont observé votre regard brûlant sur cette maudite vierge et le sien brillant, amoureux et d'un ridicule hilarant. Elle riait, non elle se gaussait comme une truie, suspendue à vos bras comme un bébé à sa mère, prête à se soumettre à votre volonté. N'êtes-vous point en train de commettre une erreur, de vous soumettre à ce sentiment qui selon vous ne vous a jamais atteint ? Ce n'est pas un conseil de mère mais un conseil d'associée, d'amante et de femme sage que vous devez suivre. Je ne vous pensai point félon et insincère au point de convoiter une mignonne indigne de ce nom, une comtesse snobe et fort imbue de sa personne.
Que manque-t-il dans notre relation pour que vous alliez voir une jeune damoiselle incompétente ? La dernière fois vous a-t-elle frustré lorsque je n'ai point rejoint votre couche ? Avez-vous toujours la besoin de contrôler vos relations et de rendre les femmes méchantes et meurtrières ? Il va de soi que nous sommes des femelles que vous les mâles dominez et dirigez comme il vous semble mais méfiez-vous des lionnes. Votre comtesse est une femelle, une vachette gambadant d'homme en homme, goûtant aux plaisirs de la liberté mais ignorant ce que vous êtes réellement. Un commentaire sur votre personne ne marquerait pas directement l'assemblée, votre réputation est telle que je ne pourrais pas vous faire asseoir, mais je suis fine. Les nouvelles circulent rapidement, chacun sait bien s'y prendre pour que cela devienne une affaire publique.
Je ne comprends donc pas votre revirement, ce délire que vous entretenez avec celle qui se prétend princesse. Âme sensible et compréhensive, je vous aurais soutenu, je vous aurais compris et motivé dans vos projets. La viande était-elle bonne, tendre et juteuse ? Quels accompagnements la rendaient meilleure ? La scène aurait charmé les convives qui ne se firent pas prier pour guetter chacun de vos mouvements ainsi que pour me les rapporter. Vous avez apparemment choisi les personnages les plus indiscrets au service de la reine des mignonnes et je vous en remercie Monsieur, de penser doucement à moi malgré l'affluence des demoiselles en chaleur. Je ne peux que m'imaginer votre affreux accouplement : là, dans cette pièce fraîche et sombre, vos corps emboîtés et dévoilés au beau monde sans aucune pudeur, des cris d'animaux à la place d'orgasmes agréables qu'échangeraient un couple. Moi, la duchesse de Galanta, craintes, respectée, entravée, comme prisonnière des liens puissants que je noue avec vous. Une scène de théâtre hilarante pour les uns, une terrible tragédie grecque pour une dame sensible.
Je suis contrariée d'entendre que votre méfiance faiblit au fur et à mesure que les femmes défilent devant vous. Le succès rend les mâles faibles et vous êtes faible. Ne prenez pas dans vos bras une fillette sortie du couvent mais plutôt une dame mûre et honnête. Je vous supplie de bien vouloir reprendre vos esprits, de ne plus vous comporter en adolescent agité.
Vous êtes un homme, montrez donc que vous méritez votre place.
La duchesse de Galanta.
Lettre XXX De la duchesse de Galanta à la marquise de Souche-Parré
Ma chère amie,
Plongée dans les ténèbres, je ne vis plus. J'ai perdu toute raison d'exister en ce monde à cause d'un odieux personnage. Celui dont je vous parle est un malfrat, un pique-assiettes, un violeur de toutes les règles du beau monde, une ordure finie. Un adolescent terrible, rebelle, au caractère fort et sans affects.
J'ai le souffle court, le cœur arraché par ce monstre assoiffé de sang. Vous savez fort bien à qui correspond cette description nocive et toxique : le prince du palais romain, le maître du domaine de Lagandière. Cet homme que j'admirais, que j'aimais profondément et que je considérais comme un ami cher m'a rendu impuissante, faible, avachie. Je suis une mendiante en haillons, trahie par les mœurs et les relations dans leur ensemble. La relation d'associés que nous entretenons est explosive, instable mais l'entreprise fonctionne à merveille. Que dois-je réellement souhaiter ? Que les gens continuent à batifoler, à boire jusqu'à plus soif et à se distraire ? En rendant visite à mon secrétaire, j'ai pu constater le nombre affolant d'écrits, de candidatures, de remerciements chaleureux grâce à la création de ce divertissement.
On veut voir le palais romain, les créateurs et bien sûr les personnalités les plus influentes qui foulent le sol marbré du domaine. On ne pose évidemment pas la question de l'argent, où peut-on trouver autant d'or pour financer le champagne, le vin, les filles de joie, les domestiques puisque cela n'a finalement pas d'importance. Ce que l'on veut savoir, c'est si ce lieu est comme le disent les commères, si merveilleux, si charmant, on souhaite être transcendés par cette énergie qui caractérise le palais romain. Mais pour ce qui est de la relation des organisateurs, elle n'est pas au beau fixe et on se régale de ces faux semblants. Je me retrouve donc acculée, incapable de répondre à toutes les interrogations. Je suis donc piégée dans ce cercle vicieux dont le meneur est un maudit enfiellé, un manipulateur de dames bonnes et innocentes. Ma chère amie, nous devons tenter une chose contre ces gentilshommes plein de pouvoir et de mépris. Quelque tragédie a frappé mon être tout entier.
Alors que je dormais profondément – je pensais d'ailleurs à vous dans un rêve fort gentil – je sentis une présence au dessus de moi. Je crus d'abord à un fripon profitant de l'absence de mon époux pour offenser une femme seule. Je me fis, tout naturellement, tout un défilé d'images terrifiantes : un homme couvert de noir, un poignard dans la main, prêt à m'égorger et à abuser de mon infériorité. Le souffle de l'inconnu frôla la peau nue de mon cou et n'osant point esquisser de mouvements, désireuse de faire croire que j'étais encore assoupie, je retins ma respiration coincée dans ma gorge. Je reconnus les baisers que le larron m'infligeait. C'était ceux du prince du palais romain. Horrifiée, je me laissais faire, pétrifiée par son ascendance et la rapidité des événements. Ce fut un calvaire : s'écoulèrent une vingtaine de minutes éprouvantes au cours desquelles je larmoyais en silence. Après avoir accompli sa basse besogne, le prince se rhabilla l'air apaisé et tranquille, enjamba la fenêtre de mes appartements et s'enfuit. Le lendemain, je sanglotais dans les bras de ma bonne, elle qui si sage et si paisible dans son sommeil n'a rien entendu et s'est éveillée effrayée de mon allure. Je ne lui en veux point bien sûr, cette pauvre petite a tellement de poids sur les épaules en une journée qu'elle ne réveille pas la nuit. Et je lui confis mon désespoir, le malheur qui frappa mon corps en cette nuit de cauchemar. La bonne me rassura, me caressa les cheveux comme une mère ferait pour son nourrisson, me promit qu'elle ne dirait rien à Monsieur le duc de cette mésaventure. J'ai donc joué une scène de théâtre Madame, j'ai été une actrice muni d'un excellent jeu puisque ce dernier n'a rien perçu ne serait-ce que dans mon comportement. Pauvre homme.
Lors des banquets organisés en son palais, les invités me narrent d'horribles péripéties concernant le maître des lieux et sa soi disant favorite. Une mignonne vulgaire, une femelle sans cœur, l'âme dégoulinante d'une rosserie surhumaine. Leurs ébats bestiaux me reviennent, lui déversant sa sauvagerie en elle, elle s'époumonant, les cuisses grandes ouvertes, pilonnée par le mâle. Écoeurée par les récits remplis de passion et de perversion, je ne pus m'empêcher de déverser ma rancoeur sur mes interlocuteurs. Madame, avec tout le respect que je vous dois, je me sens coupable de vous avoir fait connaître deux êtres aussi fielleux et cruels. Vous êtes une amie chère, une sœur que je veux protéger au prix de ma piètre vie et je m'en veux, oui, de vous avoir livré à un laideron de la sorte. Je m'attends à une violente réaction de votre part, oh oui, à une violente réaction, une réaction si naturelle, si révoltante ! Mais ne tentez rien contre ces individus, nous sommes bien impuissantes face à cela. L'arrêt de notre entreprise serait sans aucun doute un soulagement pour les victimes de ce duo maléfique.
En espérant que votre santé se porte bien,
Votre fidèle amie Margot de Galanta.
Lettre XXXI De la comtesse de Parois à la marquise de Souche-Parré
Madame la marquise de Souche-Parré,
Nous ne nous connaissons guère mais je n'ai pas envie de profiter de votre compagnie, agréable soit-elle lors de nos rares conversations au palais romain. Ce sera sans doute l'une des dernières lettres que je vous écrirai puisque rien ne nous lie à part notre rivalité. Quelques événements se sont déroulés, désormais je n'ai plus personne à craindre, le prince a eu le bon goût de voir quelle mignonne était la plus dévouée, la plus sincère et la plus honnête de toutes les femmes. Je tiens à vous informer que cette lettre polie est une conversation tout à fait serviable et n'a pas pour but d'intimider mes rivales. Vous êtes des dames aussi charmantes les unes que les autres mais malheureusement le prince a une préférence pour l'une d'elles. Il se contente à court terme de petites vierges et de petites poitrines. Il était adolescent, il est devenu un mâle désireux d'obtenir une femme mûre, ouverte et compréhensive auprès de ses fantasmes. Le palais romain est un juste prétexte : c'est un lieu de rencontre pour moult populations, cela ravit les bourgeois que la vie ennuyeuse lasse, cela barbe le maître des lieux qui ne souhaite qu'une seule chose, fusionner avec une mignonne qui deviendra peut-être sa bien-aimée. Sachez que vous n'êtes pas grand chose pour cet homme, une maîtresse de plus autant que cette dame arrogante et d'apparence sans histoires (comment se nomme-t-elle, j'ai omis son nom et je vous interdis de prendre cela pour une coïncidence).
Triste de savoir que vous tenez à Monsieur de Lagandière, vous vous rattachez à une amie très proche et intime qui vous a vraisemblablement beaucoup épaulée : Madame la duchesse de Galanta (il m'a fallu quelque temps pour enfin me souvenir). Quelle relation entretenez-vous avec celle que vous considérez ? Êtes-vous simplement confidentes ou plus ? Le monde souhaiterait que vous en dévoiliez plus. Je ne vais point vous cacher celle que j'entretiens avec le maître des lieux. Une fois nos noces prononcées, nous nous rendrons dans cet inestimable continent qu'est l'Orient, pendant que vous croupirez sur le seuil froid de l'église du village. La richesse, la panse remplie et les couches douillettes, ces plaisirs que vous ne connaîtrez point seront à nous et jamais ne nous déserteront. Filles de joie, familiarisées à la luxure, aux mâles répugnants, à la pauvreté, vous et votre amante perdrez votre titre, votre dignité et vos corps appartiendront aux proxénètes et aux clients. Le mien n'appartiendra qu'au prince qui en prendra bien soin et que je ne manquerais point de masser, de parfumer, de vêtir avec de doux vêtements de soie, de longues robes colorées richement décorées de perles.
Tout ceci ne sont que des suppositions de ma part mais sachez cependant que je ne compte pas vous laisser manipuler le marquis avec autant d'aisance. Abandonnez les tentatives de séduction, les complots et toutes les petites discussions malsaines autour de cet être sans défense. Sinon, le monde sera au courant des frasques entre vous et votre amie la grosse duchesse. Femme naturellement pieuse, bonne épouse et sans doute une future génitrice exemplaire, que feriez-vous si le mari était au courant des relations honteuses entretenues avec une femme ? Très mauvaise menteuse, vous auriez bafouillé, trembloté, crisé, larmoyé pour le récupérer mais le mal et les rumeurs feront le reste sur la réputation de Monsieur ainsi que sur la vôtre. Je tiens donc à vous avertir de vos prochains actes, indiquez bien cela à votre maîtresse que vous rejoindrez sûrement pour des réconforts sous la couette.
Un dernier mot afin de clôturer mon écrit : méfiez-vous de la femme.
La comtesse Alice de Parois.
Petit bleu marin De la marquise de Souche-Parré à la duchesse de Galanta
Amie chérie,
Le mot que je vous envoie doit être lu de toute urgence. Nous sommes menacées par une femme venimeuse et son amant. Quand pouvons-nous nous rencontrer afin de commenter tout cela ? Je n'ai malheureusement pas le temps de vous écrire, cela serait fort long et le temps de réception ne nous permettrait pas d'agir. Mon mari est enfin de retour, c'est maintenant à moi de m'absenter pour quelque temps. Je prétexte bien évidemment une visite chez une amie chère victime des grands malheurs de la vie. C'est ainsi, nous ne pouvons rien y faire. En espérant que votre époux ne soit pas dans le domaine, il serait un obstacle à nos agissements.
Je vous embrasse,
Delphine.
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