1.4 - Le millénaire du chaos
Les siècles qui suivirent la chute de l'empire sakase originel furent chaotique. Il n'y avait plus d'État central organisé mais plutôt un enchevêtrement de tribus barbares, de cités-États indépendantes, de peuplades nomades ou encore de principautés tyranniques. Bien que quelques traditions impériales perdurèrent, comme le titre suprême que quelques despotes s'arrogèrent en dépit du bon sens (il y eut même jusqu'à cinq empereurs simultanément), les castes traditionnelles sakases volèrent en éclat. Au prix d'un grand désordre et d'une confusion certaine, les Barbares apportèrent au moins ce vent de liberté à certaines populations sakases enfermées dans la rigidité du système de castes. Ce fut, pour quelques agriculteurs et artisans, une ère de nouvelles opportunités en dépit de conditions de survie tumultueuses.
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Le clan Imagazoas, d'abord guidé par Izoas le boiteux, s'employa à défaire toutes les réalisations impériales et s'appliqua à apaiser les esprits sakases. Il prôna un retour à un mode de vie traditionnel, hérité des tribus nomades de l'âge mythologique. Les Sogdaanes avaient disparu, mais des clans plus ou moins apparentées furent tout à fait réceptifs aux discours d'Izoas le boiteux et de ses descendants, notamment autour de Cybère. Beaucoup de familles reprirent le chemin plus sécurisant de la nomadisation. Ainsi, les plaines du sud échappèrent à la grande instabilité qui régna dans les Terres du Partage jusqu'en 3500 a-crH.
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Car les cités cycladiques, autrefois rayonnantes, périclitaient les unes après les autres. Les Barbares continuaient à affluer depuis les montagnes Vertigo, mais furent contraints à affronter leurs propres congénères déjà passés sur le cadavre de l'empire. Toutes les voies de communication furent coupées et les routes abandonnées. Le pourtour de la mer Centrale redevint un lieu sauvage où les migrants allaient et venaient sans jamais se fixer. Des connaissances technologiques et scientifiques furent perdues et les universités de Parthénis ou des autres cités du Cyclade furent détruites. Personne ne fut en mesure de transmettre ou diffuser les anciens savoir-faire. Bâtir un simple pont en pierre, par exemple, était devenu une gageure.
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En ces temps tourmentés où le fracas des armes régnait au quotidien, les liens familiaux et claniques, seuls gages de sécurité, prirent une importance considérable. Peu importe son origine culturelle, on accompagnait la destinée de son clan plutôt que celle de sa cité, de son peuple ou d'une quelconque autre communauté. Les fameuses tribus barbares responsables de la chute de l'empire, ou les antiques tribus de Sakasie, se diluèrent ainsi au sein des multiples clans existants jusqu'à ce que même leur nom disparaisse des mémoires. Dans la deuxième moitié du quatrième millénaire a-crH, de nombreux clans de l'ancien territoire impérial étaient même incapables de se définir comme Barbare ou Sakase. Le mien ne fit pas exception, car la liaison interdite entre Faarzimaq le Chauve et Klenhauld la Louve fut suivie de bien d'autres mariages mélangeant les deux sangs.
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Les cycladiens, nostalgiques de l'empire, combattirent ardemment l'apostasie de Bâlâ Seh portée par mon clan. Le culte hattiste qu'ils défendaient, prédominant aujourd'hui dans les pays de culture sakase, s'est développé à partir des graines du Mâz-habi, a pris racine pendant ce millénaire du chaos dans le bassin du Cyclade, puis a constitué ses rituels durant la deuxième civilisation sakase jusqu'à atteindre la plénitude lors de la troisième. Cette croyance envers l'immortalité des ancêtres divinisés, guidant l'humanité vers l'accomplissement et l'éradication des trois fléaux, rentra en totale contradiction avec la foi de Bâlâ Seh. En 3500 a-crH environ, Xernonaq le Zélé du clan Imagazoas, installé à Parthénis pour poursuivre la purification des âmes, décida d'entrer dans la clandestinité pour sauvegarder sa vie et celle des siens. Plus aucun de ses descendants n'osa révéler publiquement la vérité divine, et ma modeste personne n'a pas plus de courage aujourd'hui. Le Zélé fonda le Râzâdi, société secrète consacrée à l'étude et à la protection des textes anciens, dont Bâlâ Seh. Ce fut, déjà, un aveu de faiblesse et d'impuissance pour notre lignée.
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Aux alentours de 3300 a-crH, donc 600 longues années après la disparition de l'empire, les Terres du Partage retrouvèrent un semblant de stabilité. Les grandes invasions avaient pris fin un ou deux siècles auparavant, et la plupart des tribus barbares s'étaient fixées dans la moitié nord du continent, sur les rives des grands fleuves. Dans le bassin du Cyclade, quelques cités barbaro-sakases renaquirent de leurs cendres et retrouvèrent même un début de prospérité, motivées par de nouveaux échanges commerciaux autour de la mer Centrale. Ce renouveau ne fut toutefois qu'un simple coup d'épée dans l'eau, car d'autres acteurs s'apprêtèrent à faire une entrée fracassante sur la scène continentale.
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C'est en effet à cette date que d'innombrables tribus shyves débarquèrent sur le continent par la mer des Origines, fuyant je ne sais quel cataclysme sur leur terre d'origine. Les Istarrs, qui partagent la même culture, les avaient précédés plusieurs siècles avant eux mais en nombre plus restreint. Le Chattanaga, qui traverse des régions froides et des forêts obscures pour se jeter dans la mer des Origines, devint un fleuve shyve en une poignée d'années seulement. Les nouveaux venus bousculèrent sur leur passage des peuples barbares sédentarisés. Ceux-ci s'inclinèrent face à la culture du sacrifice shyve. Ils fuyèrent finalement vers les plaines de l'ouest, où ils formèrent la genèse de Céren, future Cité-État d'exception.
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L'apparence des Shyves et des Istarrs tranchait avec toutes les références sakases du moment : leur peau cuivrée était recouverte de peintures de guerre, et ils portaient des cheveux longs plutôt bruns auxquels étaient attachés différentes plumes les identifiant à leur tribu et à leur statut social. En guise de vêtement, ils ne revêtaient qu'un simple pantalon de cuir avec de nombreuses lanières, parfois un pagne, accompagné d'une tunique sans manches laissant entrevoir le torse. Leurs méthodes de combat innovaient beaucoup pour l'époque. Privilégiant le harcèlement constant doublé de cris de guerre intimidants, jusqu'au choc surprise, elles déstabilisèrent nettement les Sakases et les Barbares qui y furent confrontés.
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Les Istarrs, en sous-nombre, n'ont jamais cherché à conquérir le bassin du Cyclade. En lieu et place, et jusqu'aux environs de 3500 a-crH, ils investirent le plateau enneigé et le plateau brakovien à l'est et au sud, demeurées inoccupées même à l'apogée de l'empire sakase originel, si ce n'est par quelques tribus nordaléennes survivantes. Les Shyves, quant à eux, marchèrent sur leurs traces et suivirent le cours du Cyclade, mais se confrontèrent rapidement aux Sakases. Comme pour les Nordaléens il y a fort longtemps, ceux de mon sang virent en ces peuples primitifs les parfaits représentants d'un mode de vie idéal, malheureusement oublié par les tenants de la civilisation. Vers 3200 a-crH, Anamasthaé Longue-vie, héritière du clan Imagazoas du fait de l'absence de successeurs mâles, tourna une nouvelle page de l'histoire tourmentée de ma lignée en partant à la rencontre des Shyves.
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