2.1 - Le royaume fabuleux
Le royaume fabuleux fut fondé par Doescheri la Fauve, une simple paysanne norvskienne. Dès son plus jeune âge, on l'accusa d'attirer le malheur sur la communauté en raison de sa chevelure d'un roux intense ; et, probablement, du fait de son intelligence hors du commun. Sa famille elle-même l'abandonna et la jeune fille n'eut d'autre choix que de se retirer dans les montagnes. Elle affronta un environnement inhospitalier aux conditions de survie épouvantables. À l'âge adulte, Doescheri la Fauve avait pourtant dompté la nature. Elle était devenue une jeune femme belle et charismatique, crainte par ceux qui l'avaient rejeté, admirée par les autres.
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Elle était l'amie de Barbarra Ataraxaas, l'héritière de ma maison particulièrement sensibilisée aux responsabilités de notre lignée. Elle aussi avait quitté Falsluna. Son héritage civilisationnel sakase influait immanquablement sur les peuples primitifs, alors qu'elle souhaitait les préserver. Elle vivait donc en marge de la cité barbare, aux côtés des Gnomes qui occupaient les nombreux hypogées entourant le lac des Légendes. Doescheri la Fauve lui rendit visite de nombreuses fois et apprit l'érudition auprès d'elle. Mon aïeule osa lui traduire Bâlâ Seh, un risque qu'elle accepta de prendre car elle voyait en cette jeune bannie une alliée potentielle à même de porter le message divin à son peuple. Les légendes barbares ont perdu le souvenir de Barbarra Ataraxaas, confondue plutôt avec Cornuros, dieu de la faune et de la chasse qui aurait soi-disant enseigné son savoir à la Fauve.
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L'exilée descendait régulièrement des montagnes pour rencontrer sa mentor. Elle fut plusieurs fois agressée par de jeunes hommes désireux de prouver leur virilité et leur courage, mais elle tua les plus téméraires et brisa les plus malins. La jalousie des uns et l'avidité des autres achevèrent de la répugner définitivement, si bien qu'elle commença à émettre un avis divergent de celui de Barbarra Ataraxaas. Alors que celle-ci, à l'imitation de ses ancêtres Sogdaanes puis Imagazoas, militait pour éduquer les esprits à rejeter le progrès et le développement des peuples, Doescheri la Fauve vit en la civilisation le seul moyen de contrer et contenir la nature corrompue des Humains. La jeune femme considérait que l'état primitif alimentait les trois fléaux et empêchait tout épanouissement.
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Peu avant 1500 a-crH, l'engeance du chaos originel s'abattit justement sur Falsluna. Doescheri la Fauve ne broncha aucunement. Elle observa les clans s'entretuer, les paysans mourir de faim et les moins chanceux succomber à la maladie. Elle n'hésita pas à se montrer, si bien que certains lui attribuèrent la maternité de ce cataclysme. Elle fut traquée comme une bête, mais elle perdit ses poursuivants dans l'immensité des montagnes Vertigo. La bannie continuait, sans cesse, à redescendre des hauteurs pour contempler la déchéance de Falsluna.
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Accablés par le malheur, quelques-uns eurent le courage d'aller à sa rencontre. Elle ne semblait pas être atteinte par les trois fléaux, au point même de se jouer d'eux. Elle fascina ces hommes et ces femmes, qui lui reconnurent un attrait divin. Dès cette époque, elle eut de nombreux surnoms comme la Grande, la Belle, la Rousse, Fille de Cornuros, Gloire de Pandika, la Nordaléenne, etc. La Fauve fut néanmoins celui que retint l'histoire. La liste de ses soutiens ne cessa de s'allonger et très vite, elle n'eut plus besoin de fuir ses assaillants. Barbarra Ataraxaas s'en inquiéta, car elle connaissait ses ambitions.
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La guerrière rousse entra finalement dans Falsluna à la tête d'une troupe de paysans déguenillés. Lorsqu'elle pénétra dans la demeure du souverain local, celui-ci quitta son trône et s'écarta sur son passage. Toisant du regard chaque individu de l'assemblée, elle prit place sur ce siège d'apparat et exigea la soumission des seigneurs barbares. L'attrait irrésistible de Doescheri la Fauve suffit à décourager les plus audacieux. Lorsque le premier seigneur posa ses genoux au sol et s'inclina jusqu'aux pieds de la jeune femme, les autres suivirent sans protester. Il n'y eut guère que mon ancêtre prophétesse pour s'opposer à ce coup de force. Entourée de ses gnomes, elle invectiva la nouvelle reine et augura un avenir sombre à son œuvre, dont l'épilogue sera la destruction de Falsluna... Cette effronterie lui valut un emprisonnement immédiat. Les gnomes, quant à eux, se réfugièrent dans les hypogées et n'en sortirent plus jamais.
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Le royaume fabuleux était né. La reine ne tarda pas à subjuguer les tribus environnantes, quand elles ne se soumettaient pas de leur propre initiative. En 1496 a-crH, elle dominait déjà la totalité du lac des Légendes ainsi que les sources du fleuve des Esprits et de la Télusine. Elle impulsa un prodigieux esprit de créativité parmi ses sujets, qui étaient libres dans leurs aspirations comme dans leur condition sociale. Falsluna gagna de volumineuses constructions en pierre, particulièrement soignées et d'un haut niveau technique. Malgré le passage du temps, leurs ruines sont encore visibles aujourd'hui. La cité attira une foule de pèlerins désireux de voir la Fauve et elle atteint rapidement une taille équivalente aux plus grands centres urbains sakases. Le reste de son royaume bénéficia de nouvelles techniques agricoles, de lieux d'érudition, de routes, d'aqueducs, etc. L'essor fut considérable.
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Pour Barbarra Ataraxaas, la rupture était consommée. Fourbue par le poids des années et usée par la restriction de liberté, elle se soumit à sa geôlière en échange d'une fin de vie paisible aux côtés des Gnomes. La reine protégea sa retraite avec dévouement. Elle regretta éternellement l'opposition de son ancienne amie, et mentor, à ses projets politiques mais ne lui en tint pas rigueur. Mon ancêtre disparût seule et dans l'anonymat quelques années plus tard. Elle ne laissa derrière elle qu'un fils, Bélimarès le Songeur, à qui elle avait jadis confié Bâlâ Seh et dont on retrouvera la trace en Sakasie.
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Dans le premier quart du 15ème siècle a-crH, le fleuve des Esprits devint une voie commerciale presque aussi fréquentée que celle du Cyclade. Les marchands sakases remontaient son cours pour atteindre Falsluna. Doescheri la Fauve limita néanmoins très fortement les échanges. Une rupture diplomatique eut même lieu lorsque la reine rousse vint officiellement en aide aux principautés barbares attaquées de la plaine d'Itaq. Elle recueillit les populations réfugiées et sécurisa les voies de passage. Lorsqu'elle disparut vers 1425 a-crH, ces petits États succombèrent les uns après les autres. La plupart des barbares "sakasisés" se laissèrent alors porter par le fleuve des Esprits jusqu'à atteindre la diffluence du fleuve des Cités. C'est ici qu'ils dominèrent les populations locales puis s'affranchirent des Hazalars, pour finalement fonder la cité de Céren. Celle-ci ne tardera pas à affirmer sa puissance.
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La mer Centrale redevint intégralement sakase pour la troisième fois de l'histoire, dès la fin du siècle. Le royaume rayonna à travers toutes les Terres du Partage et les timides incursions barbares provenant du royaume fabuleux furent balayées avec force. Le prestigieux État du lac des Légendes ne survécut pas longtemps à la disparition de sa fondatrice. Les seigneurs barbares s'émancipèrent les uns après les autres, emportant leurs tribus avec eux dans des expéditions guerrières nostalgiques du passé. Falsluna perdura, mais sans éclat ni richesse. Le royaume fabuleux, dès sa chute, marqua néanmoins durablement les esprits. Tous les États barbares qui se succéderont se réclameront de son héritage, et prétendront en perpétuer la mémoire.
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