Theano
La journée se passa en réjouissances. Nous eûmes droit, le soir, à un grand festin de mouches, moucherons, mousses et champignons délicieux, que nos grenouilles avalaient en ouvrant leur large bouche, coassant et tirant la langue.
Babo, surpris au début, s'était habitué, trouvant ce rôle à son goût. Les grenouilles avaient découpé une couronne dans un large nénuphar, et fabriqué un sceptre avec une arrête de poisson, symbole de sa puissance.
Le Loup finit par se lasser.
- Béatrice, il nous faut arrêter cette comédie. Je dois vous emmener, tous deux, à la Fontaine, Theano ma maîtresse vous y attend. Puis, se retournant vers les grenouilles ;
- Nous devons aller à la Fontaine. Qui mieux que le Roi des Grenouilles saura nous guider ? Il est vrai il ne connait pas encore son Royaume des eaux, mais c'est là une occasion inespérée !
Le vieux Roi des Grenouilles sauta sur une souche moussue.
- Tu parles sagement, Loup ! J'en suis arrivé à la même conclusion. Ne plus régner me manque. Voir aller à un autre les joyeux coassements de nos têtards, les yeux langoureux de nos rainettes, m'ennuie tout de même un peu. Cependant, je n'ai qu'une parole. Aussi, j'assumerai la Régence, le temps que le Roi fasse le tour des étangs, ruisseaux, marécages fangeux et brouillards humides, sur lesquels il régnera jusqu'à sa mort. Je vais lui préparer un programme très complet.
Babo se hâta d'ordonner les préparatifs, qui avaient de toute façon déjà commencés. Il était bien décidé à fausser compagnies aux grenouilles, et ce dès qu'il le pourrait, rendant sa couronne en nénuphar.
Quelques heures plus tard, une ambassade sautillante partait vers la Fontaine de Theano, et avant le milieu de l'après-midi, nous étions arrivés.
Il s'agissait d'une source, qui sortait d'entre les rochers, formant une vasque d'eau particulièrement brillante et transparente. Les grenouilles formèrent un cercle respectueux et silencieux, chose assez rare pour être soulignée. Je compris que chacune attendait, m'invitant par leur silence à m'approcher, et à regarder.
Ce que je vis me surpris plus que toute chose au monde, car il s'agissait de mon reflet, mais je ne me reconnaissais pas. Je voyais une femme plus âgée, et qui me ressemblait. Le Métamorphe parla.
- Il s'agit bien de toi. Telle que tu seras dans un temps prochain. C'est un signe favorable. La fontaine de Theano cache bien des sortilèges.
Je retirai mon visage. Aussitôt, une autre forme apparut, un autre visage de femme, qui me sembla fixé à l'apogée de sa beauté. Le visage s'anima.
- Bonjour Béatrice, merci d'être venue. Tu ne me connais pas, mais en écoutant mon histoire, tu auras l'impression de m'avoir toujours connue, car cette histoire est la tienne tout autant que la mienne. Je m'appelle Theano.
Je venais de prendre pour époux Pythagore, au temple au dessus de la mer, un homme que je connaissais car il fréquentait la maison de mon père. Il venait d'arriver dans notre ville et plusieurs choses les rapprochaient. Le culte du corps, sans doute. Pythagore était un athlète parfait, vainqueur aux Olympiades et mon père Milon fut lui-même distingué lors de ces Jeux, dans sa jeunesse. Et d'autres affinités sans nul doute, comme le goût de l'intelligence ou celui de la beauté. Toutes choses importantes pour les Grecs. Et Pythagore était beau. Ambitieux aussi. Terriblement ambitieux.
Aussi, aujourd'hui, je vous dis ces mots qui sont une mise en garde. Méfiez-vous de lui, Pythagore.
Celui qu'aujourd'hui vous connaissez sous le nom de Peter.
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