Chapitre deuxième

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Ses pupilles, noir de jais, avaient entièrement mangé le blanc de ses yeux. C'était une curiosité chez elle qui, de prime abord, pouvait étonner. On aurait dit deux grosses billes brillantes et opaques, prêtes à aspirer votre âme dès que l'occasion se présenterait. C'était d'ailleurs pour cette raison que la petite Lina, fraîchement sortie des entrailles de sa génitrice, avait été confiée aux bons soins du curé du village voisin. Abandonnée sur le parvis de sa minuscule église délabrée, le bébé braillard avait trouvé refuge dans les bras d'une femme pleine de bonté, mère elle aussi depuis quelques semaines. S'il y avait pour un, il y en avait pour deux. Lina avait grandi, entourée d'amour, mais toujours ignorée par la bonne fortune. Peu à peu, son cocon se délita et à l'âge de dix ans, elle se retrouva seule, pour de bon. Il fallut vivre, ou plutôt survivre. Je me souviens de sa frêle silhouette, alors que nous sortions de la messe. Un dimanche froid et pluvieux mâtiné de tristesse. Je courus à sa rencontre. La pauvrette tremblait comme une feuille et ses mains, rabattues sur sa poitrine pour tenter de se protéger du vent glacial, avaient viré au violet. Nous ne nous connaissions pas. Tout juste partagions-nous notre âge, à deux ou trois mois près. Je ne sus réellement ce qui se passa en moi, mais ses yeux me happèrent. Et je savais qu'elle me voyait, comme on doit regarder l'autre et comme jamais personne ne me vit avant. Elle me sourit ensuite ; ses lèvres, minces et bleutées, se séparèrent et ce fut comme si son regard s'anima. J'y vis des merveilles et des territoires inconnus : je compris, lors, que nous ne pourrions être séparées, à l'instar des jumeaux qui se développent étroitement dans le sein de leur mère et viennent au monde enlacés pour ne jamais vraiment se séparer. Lina était cela : une jumelle de coeur à défaut de partager un sang.

Je fis des pieds et des mains pour qu'elle nous rejoigne. J'en vins même à cesser de m'alimenter et à refuser toutes les leçons que mon précepteur tentait de m'inculquer. Il fallut un mois entier avant que mes parents n'envisagent enfin cette espèce d'adoption. Ils discutèrent longuement avec le ministre de Dieu à sa cure. L'homme avait repris Lina avec lui, ne pouvant se résigner à la confier à l'orphelinat des Soeurs de Bonne Espérance. Tandis que les âpres négociations allaient bon train, nous nous rendions, Lina et moi, dans la bibliothèque personnelle du curé, où je pris l'habitude de lui faire la lecture, elle qui ne voyait que des traits et des points sur les pages jaunâtres. De temps à autre, je levai les yeux vers elle. Souvent, elle déambulait et laissait courir ses doigts sur les couvertures de cuir des ouvrages sagement rangés. Mais la plupart du temps, elle se lovait à mes pieds et entourait l'une de mes jambes de ses bras faméliques. Parfois, leur surprenante force disparaissait et son corps entier glissait à terre, soumis à un profond sommeil dont il était difficile de l'extirper.

Son arrivée fut soumise à condition, que l'on m'expliqua lors d'une séance extraordinaire en présence de mon père, de ma mère, vivante à cette époque, et du responsable légal de Lina, à savoir Monsieur le curé. Rien de ce qui put se dire ce jour-là n'arriva jusqu'à mon oreille. Car trop heureuse d'avoir une amie toute neuve, je n'avais cure des règles imposées par des adultes trop sérieux. Une seule chose m'intéressait : sauter dans les bras de ma soeur, lui prendre la main et l'emmener chez moi, chez nous.

Nous grandîmes ensemble. Très vite, les prescriptions initiales partirent en fumée. Elle ne tint son rôle de petite main des gens de maison que quelques semaines et finit par s'asseoir à notre table pour partager nos repas. Quand des invités se présentaient au château, je la sollicitais systématiquement pour m'accompagner. Et les excursions dans la campagne environnante ou chez des voisins plus lointains étaient toujours l'occasion de lui assurer qu'elle comptait et qu'elle avait toute sa place dans notre famille. Peu à peu, je vis même mon père développer une certaine affection pour cette fille qu'on lui avait mis sur sa route. Ma mère aussi, se laissa gagner par la douceur et la joie de vivre de Lina.

Je n'avais jamais percé ce secret qui lui conférait le talent de ne pas cligner des yeux pendant d'interminables instants. Je perdais toujours à notre jeu favori. Il s'agissait de ne pas baisser la garde, et surtout le regard, tant que son adversaire n'avait pas flanché. Le jeu en valait la chandelle : la cuisinière fournissait toujours une part supplémentaire de dessert. Charge à nous de nous l'attribuer justement. Nous avions donc mis au point cet amusement pour trancher. Mais depuis peu, je réfléchissais à un autre dispositif afin de rééquilibrer quelque peu les chances de chacune et surtout les miennes. Cette fois-ci pourtant, je crus déceler une faiblesse, infime mais bel et bien présente. Je rassemblai donc mes forces afin de faire converger toute ma concentration vers ces maudites paupières qui finissaient toujours par me trahir. Mais alors que j'étais sur le point de gagner une mémorable bataille, la porte de notre chambre s'ouvrit violemment sur l'accoutrement excessif de mon père.

— Messaline, j'ai à te parler.

Il associa sa main ourlée de dentelle à sa parole, m'indiquant que je devais le suivre. Je m'exécutai à contre-coeur, persuadée d'avoir perdu la seule et unique chance de triompher enfin.

Nous nous rendîmes dans son bureau sans un mot. Je le vis voûté, comme en proie à une intense réflexion. Il me fit entrer, referma la porte sur le reste du monde et prit place dans son fauteuil massif de cuir. Il me proposa une chaise, mais je préférai m'appuyer à une bibliothèque vitrée. Je n'aurais de toute manière pas pu voir la mine affaissée du vicomte tant sa table de travail était recouverte de feuillets griffonnés. Immédiatement après que chacun eut pris sa position, il retira sa perruque courte qu'il traînait partout dans le château. La rigide convenance lui demandait de ne pas parader tête nue en société. En revanche, il pouvait, sans difficulté particulière, se balader crâne nu sur ses terres lorsque celles-ci n'étaient pas envahies par les étrangers, invités ou de passage. Pourtant, il s'évertuait à porter son postiche par pure coquetterie. A moins que ses cheveux ne lui manquassent.

— Ta mère m'a fait part de ce qu'il est advenu lors de la visite de la Marquise de Fontan, commença-t-il, après s'être râclé la gorge à s'en faire mal.

— Belle-mère, modifiai-je dans la seconde.

Ma précision ne fut pas vraiment à son goût. Je le vis se raidir et la couleur de ses mains, qu'il serra, se déroba. Il put pourtant se maîtriser et poursuivit, sans relever ma remarque :

— Je dois dire que sa proposition m'a quelque peu...

— Surpris ?

— Décontenancé. Et que dire de la vicomtesse, pour d'autres raisons, tout aussi évidentes.

— J'ai déjà dit à votre épouse que je n'irai pas. Je réitère donc mes propos devers vous.

Il m'examina du regard. Me sonda. Il savait faire plier Lina avec cette technique sans y parvenir avec moi. Il avait toujours tenté d'instiller la peur de cette manière, comme si cela allait changer quoi que ce soit à ses paroles ou à ses actes me concernant. Il n'avait pas besoin de ma peur ; inutile donc de la lui servir.

— Il ne me semble pas t'avoir demandé ton sentiment sur cette affaire.

— C'est parce que je savais que vous ne voudriez l'entendre que je vous le donne quand même.

Son petit corps aux jambes torves se leva d'un bond et l'homme arpenta son fief en long et en large, grimaçant parfois, en raison des douleurs qu'engendrait son affliction à ses membres inférieurs. Il fulminait. Et j'excellais dans l'art de le déstabiliser. Après avoir usé ses tapis persans, il se rassit.

— Nous irons tous deux à ce bal, puisque la Marquise l'a voulu ainsi et que la vicomtesse a donné son consentement, non sans une certaine tristesse. Je n'ai pas pour objet de te convaincre. Il te faudra supporter ces quelques heures en ma compagnie.

— Pour le vicomté et sa gloire, ajoutai-je, non sans une pointe d'ironie. Je me plierai à votre volonté, Père...

La stupéfaction envahit son visage et plus rien d'autre ne fut lisible sur ses traits vieillissants.

— ...Néanmoins, Lina nous accompagnera.

— J'ai dit.

Il n'y aurait rien d'autre au sortir de cette conversation qui n'en fut jamais vraiment une. Le vicomte quitta son assise et fit quelques pas en direction de la porte dont il tourna la poignée pour m'inviter à quitter les lieux. Je m'exécutai avant de faire volte-face et me retrouver ainsi face à lui, seulement séparée par la poussière qui voletait dans l'air de cette fin de journée :

— Vous céderez. Comme toujours.

Son visage de vieillard prématuré se retendit et ce fut comme si je revis le père de mon enfance. Son bras droit se leva haut au-dessus de sa tête et j'attendis que le coup s'abatte sans fermer les yeux. Sa main ne rencontra pourtant pas ma joue : la paume s'arrêta tout net à un pouce d'elle. Il abhorrait mon insoumission. Mais je crois qu'il maudissait davantage l'intempérance que moi seule savais réveiller chez lui.

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