Chapitre 3 - 1
Serymar faisait les cent pas dans le hall étroit. Une jeune fille le toisait avec froideur.
— Je n’arrive pas à croire que vous allez faire ça !
Il s’arrêta. Elle bravait son regard perçant de ses yeux vert émeraude. Inutile d’expliquer. Personne ne comprendrait ses motivations.
— Tu n’as pas ton mot à dire, Elma.
— Cette histoire est ridicule !
— Je n’ai pas à me justifier.
D’ordinaire, Serymar l’appréciait pour sa franchise et son impétuosité. Mais en ce jour, cela l’irritait.
— Les prophéties se réalisent toujours et celle-ci menace ma vie. Il n’est pas question que je reste les bras croisés.
— Si quoi qu’il arrive, elles se réalisent, n’est-il pas vain d’agir à leur encontre ?
— Pas si on trouve le moyen de les exploiter à notre avantage… et cet enfant nous y aidera.
L’adolescente blêmit. Ces derniers jours, elle avait désespérément tenté de le convaincre de ne pas commettre l’irréparable. Sans compter le danger auquel il s’exposait chaque fois qu’il quittait les Monts de la Mort.
— Je vous en supplie, ne faites pas ça ! s’écria-t-elle, à court d’arguments.
— Mêle-toi de ce qui te regarde. N’oublie pas les termes du contrat, lui rappela-t-il.
Elma se tut et serra les poings, frustrée d’être aussi impuissante. Serymar imposait un pacte magique à chaque personne l’ayant supplié d’accepter leurs services. En échange, il leur offrait une protection intégrale et subvenait à leurs besoins. Selon lui, cette garantie assurait ses arrières. Incapable d’accorder sa confiance à qui que ce soit, il ne tolérait la présence des autres qu’à certaines conditions.
Serymar s’immobilisa soudain et une expression de satisfaction étira ses lèvres fines.
— Le voilà.
Sans un mot de plus, il se volatilisa sous les yeux d’Elma, qui bouillonnait de colère. Un cri de rage s’échappa de sa gorge tandis qu’elle frappait le mur juste à côté d’elle. Imaginer ce que son Maître s’apprêtait à faire lui était insupportable.
***
— Encore un effort !
— Je ne peux pas ! Je n’y arriverai pas ! pleura Eylen.
La peur et la souffrance déformaient ses traits. Son compagnon lui saisit la main avec vigueur et la porta à ses lèvres.
— Ça va bien se passer… Eylen, nous sommes là !
Il ne savait plus quoi faire pour l’aider et supportait de moins en moins de se sentir aussi inutile. Son épouse était à bout de force. Après plusieurs heures de travail, le bébé n’était toujours pas né. Sorel redoutait de les perdre tous les deux.
— Nous allons y arriver, souffla la sage-femme. Il le faut.
— Vous ne pouvez pas faire quelque chose avec vos inventions étranges ? s’enquit le jeune père.
— Nos inventions améliorent beaucoup la vie des gens mais ne font pas de miracle, expliqua la sage-femme avec patience.
Elle refusait d’en dire plus, le couple était déjà suffisamment angoissé. La médecine était moins aboutie de ce côté des Monts d’Onyx, rendant les accouchements assez périlleux.
— Que Crystal nous vienne en aide… pria le père en serrant la main de sa compagne.
— Venez m’aider, Sorel.
La sage-femme plaça le futur père en bout de lit et se positionna à côté d’Eylen. Elle la fit boire en lui adressant un regard encourageant.
— Eylen, vous allez y arriver.
Tremblante et blême, la jeune femme acquiesça avant de gémir de douleur. La praticienne posa une main sur ses tempes. Une douce lumière blanche émana de ses paumes délicates. Eylen reprit un semblant de couleurs.
— J’ai atténué votre douleur. Maintenant, respirez et suivez mes instructions. Sorel, tenez-vous prêt à recevoir le bébé.
Le jeune homme acquiesça, aussi pâle que sa compagne. La sage-femme apposa ses mains sur le ventre d’Eylen et effectua quelques mouvements avec dextérité, en rythme avec les contractions qui survenaient les unes derrière les autres. Le collier d’or en forme de serpent qu’elle portait brilla alors qu’elle usait de ses pouvoirs. De violents spasmes secouaient le corps d’Eylen.
— Inspirez, ordonna encore la sage-femme. Soufflez.
Eylen obéit tant bien que mal.
— C’est bien. Encore.
La jeune femme s’inquiéta.
— Je… je sens encore…
Une exclamation de douleur l’interrompit.
— Le bébé est là, poussez !
Sur une contraction plus intense que la précédente, Eylen hurla et poussa de toutes ses forces. La sage-femme, inquiète, rejoignit aussitôt Sorel et fut soulagée de voir le bébé. Elle prit le relais et l’extirpa.
— Vous avez réussi, félicitations, Eylen !
— Ma chérie, tu l’as fait ! pleura Sorel en la rejoignant.
Épuisée, Eylen était incapable de parler. La sage-femme plissa les yeux. Pourquoi le bébé ne gémissait-il pas ? Avisant l’expression terrifiée des parents, elle les dissuada du regard.
— Il respire. Je dois faire des examens.
Elle partit aussitôt s’isoler avec le nouveau-né dans la pièce attenante. Elle installa le nourrisson sur une table et effectua les examens de routine. Il respirait et bougeait. Elle soupira de soulagement.
« Tout va bien, pourtant… »
Elle l’examina de plus près et comprit enfin lorsqu’elle analysa sa gorge.
« Pauvre petit… mais tu t’en sortiras, j’en suis sûre. Tu as de bons parents. Ils t’aideront. »
Elle nettoya le nourrisson puis l’enveloppa dans un linge propre. Cela fait, elle le prit délicatement dans ses bras et retourna dans la chambre. Elle offrit un sourire rassurant au couple.
— Tout va bien. Votre fils est en parfaite santé.
Eylen et Sorel respirèrent enfin. La sage-femme donna le bébé à sa mère.
— Il est seulement né avec une anomalie.
— Quelle anomalie ? s’affola Sorel.
— Ce n’est rien de grave. Votre fils est seulement muet.
— Et… et ça se guérit ? Ce problème se soigne… n’est-ce pas ?
— Je crains que non. Je ne saurai que vous conseiller d’apprendre la langue des signes et de la lui enseigner en retour. Je vous enverrai un livre sur le sujet.
Elle ne se faisait aucun souci pour cet envoi. Elle avait beau vivre sur l’autre versant des Monts d’Onyx, la Tribu du Vent s’était toujours montrée d’une efficacité redoutable pour acheminer les correspondances à travers tout le pays.
Elle sourit aux deux jeunes parents.
— Alors… comment ce petit va-t-il s’appeler ?
Les parents échangèrent un regard.
— Karel, répondit Eylen avec tendresse.
— Merci… merci pour tout, acheva Sorel.
— De rien. Je n’ai fait que mon devoir, répondit la sage-femme en fermant sa valise. Je vais devoir vous quitter, dès que j’aurais fini de vous examiner, Eylen. Le navire de la Tribu de l’Eau partira demain, et d’autres patientes m’attendent. Je vais vous laisser de quoi me contacter. N’hésitez pas à me solliciter en cas de problème via la Tribu du Vent, je répondrai à vos questions sans problème. Je reviendrai dans un mois pour voir comment vous vous portez, Eylen. Surtout, prenez soin de vous et faites-vous aider. Vous avez besoin de beaucoup de repos après cette épreuve. Je compte sur vous, Sorel.
Le jeune père acquiesça.
— Merci, sourit Eylen. Vous nous avez sauvés.
La sage-femme leur sourit. Soudain, elle se figea.
« Attends… »
La mutité restait un cas exceptionnel. Deux mois plus tôt, dans la structure où la sage-femme travaillait, une jeune fille de ce versant était venue échanger un livre sur la langue des signes contre des potions miraculeuses. Un savoir contre un savoir. La sage-femme avait été étonnée de voir une fille de si basse extraction posséder de telles choses et faire une demande aussi précise. Deux mois plus tôt. Cela remontait à la mort du Messager des Dragons.
Deux Sans-Pouvoirs pour lui donner corps et vie
Au prix du silence éternel.
La sage-femme devint soudain aussi blême que Sorel. Le Messager des Dragons avait payé cette annonce de sa vie. Peu de personnes avaient eu le temps de l’écouter. La sage-femme n’en avait entendu que quelques bribes lors d’une intervention au palais de Kyrma. Elle l’avait heureusement quitté peu avant le massacre, et avait jugé bon de garder le secret afin de ne pas connaître le même sort. Tout son être se glaça.
Des gémissements de terreur surgirent derrière elle. La sage-femme se retourna et sursauta lorsqu’elle aperçut un étranger de dos, vêtu d’une cape noire usée face aux nouveaux parents. Eylen serrait Karel dans ses bras. La colère saisit la sage-femme et elle s’interposa, bras écartés.
— Monsieur, veuillez laisser ma patiente tranquille. Elle a grand besoin de repos et Karel aussi ! lui ordonna-t-elle. La journée a été difficile pour tout le monde, veuillez partir.
— Oh, mais Madame ne m’intéresse guère, répondit l’étranger. C’est l’Enfant de la Prophétie que je veux.
— Vous ne toucherez pas à mon fils ! vociféra Sorel.
Il se jeta sur l’intrus. Ce dernier lui saisit le bras et le retourna dans un craquement sinistre. Le jeune père s’écroula en hurlant de douleur. Cette démonstration de violence glaça la sage-femme qui sentit son cœur se serrer, lorsqu’elle comprit qu’elle était désormais aussi impuissante que Sorel ces dernières heures. L’idée de ne pas être capable de protéger ce bébé la terrifiait.
— Je n’ai pas de temps à perdre, gronda le Mage.
Il leva rapidement sa main gauche, repoussa la sage-femme sur le côté qui lâcha une exclamation de surprise.
Durant un fugace instant, le Mage hésita, restant à l’affût du moindre mouvement. Il se reprit vite. Le temps lui était compté.
— Prenez garde à l’œil rouge sans âme, annonça-t-il.
Ces mots dits, il ne s’attarda pas. S’il restait ici davantage, la situation deviendrait dangereuse. Un danger plus grand s’abattrait sur cette maison. Il disparut instantanément sous les cris déchirants d’Eylen.
— Mon bébé !
***
Suite ===>
Annotations
Versions