Chapitre 5 - 1
Agacé par les insinuations d’Elma, Serymar reparut à l’extérieur de la demeure. Il s’en éloigna prestement. Le Mage traversa le vaste périmètre où se dressaient d’innombrables ruines d’anciennes habitations. Les cendres se soulevaient autour de ses pieds à mesure qu’il marchait.
« Les plus méritants disparaissent au profit des plus vils. » songea-t-il avec amertume.
Autrefois, bien avant sa propre naissance, ces plaines étaient verdoyantes et chaleureuses. Une région saturée de magie où vivait un peuple à la prestigieuse réputation, nommé Apokeraos. Un peuple au savoir avancé et faisant parti des plus redoutables combattants. Des êtres au long corps de serpent avec de majestueux bois sur les tempes. La rumeur voulait que le moindre individu naissait porteur de magie.
Deux cents ans plus tôt, lorsque cette mystérieuse malédiction toucha les Dragons, la région fut la première ravagée. Weylor étant reliée à leurs pouvoirs, les volcans s’étaient réveillés et l’apocalypse avait rayé de la carte une civilisation entière. Depuis, cet endroit avait été tristement renommée « Les Monts de la Mort ». Serymar regrettait de ne pas avoir eu le temps ni l’occasion de découvrir cette terre prestigieuse avant sa destruction. Seul ce château en ruines qu’il avait investi tenait encore debout par miracle.
Même après tant d’années, la nature n’avait pas réussi à reprendre ses droits. La terre et les montagnes étaient aussi noires que la nuit.
Tant de choses s’étaient déroulées depuis qu’il était ici. Il ne pouvait s’empêcher de trouver cela ironique. Un semblant de vie avait repris ses droits, finalement. Voir ce panorama vide l’apaisait et comblait son besoin de solitude et de calme.
Il s’immobilisa un instant et regarda le ciel. Ses pensées se dirigèrent vers les Dragons, invisibles et luttant contre la malédiction qui les possédait.
« Un enfant. Aisément destructible. Vous auriez pu au moins désigner un adulte accompli pour me détruire et vous sauver. »
À peine né, Karel avait déjà des poursuivants. Soit il aurait perdu la vie, soit il aurait été endoctriné par cet homme à l’œil rouge. Serymar repensa à sa course-poursuite contre l’un de ses sbires, juste avant d’enlever Karel et le placer en sécurité en ces lieux.
« M’éliminer ne résoudra pas votre problème. Un enfant à naître… n’avez-vous pas trouvé plus stupide, comme idée ? »
Ruminant ses sombres pensées, il s’aperçut que les vieilles ruines étaient désormais loin derrière lui. Il tourna la tête vers la barrière de montagnes sinistres qui protégeait la région. Ses yeux se voilèrent de mélancolie.
« J’ai besoin de te voir… »
Il marcha pendant quelques minutes encore, le temps de rejoindre un renfoncement qui ne menait nulle part. En apparence. Serymar posa sa main sur la roche à la recherche d’une entrée précise.
L’année où Serymar avait investi les lieux, il avait découvert une longue galerie un peu particulière. Il était connu que les pierres précieuses possédaient des vertus magiques si on savait les utiliser. Alors que Serymar était à la recherche de ressources pour rendre les lieux plus vivables, il avait découvert cette vieille artère.
Après quelques minutes de recherche, il retrouva l’entrée invisible. Il se concentra. Un léger craquement se fit entendre, une ouverture se dessina sur la paroi et la roche bougea, révélant une profonde galerie. Serymar s’y engouffra.
L’intérieur était tapissé de cristaux du sol au plafond. La grande majorité des pierres précieuses à la lumière enchanteresse oscillait entre le bleu et le violet, témoignage de leur contenu enfermé par magie : des souvenirs. Serymar avait utilisé ces pierres pour sceller les siens dans l’espoir de les oublier, sans succès. Les souvenirs vibraient.
Le Mage s’enfonça dans les profondeurs de la caverne et ignora les différents échos renvoyés par les cristaux.
Son intérêt se porta sur un énorme bloc de cristal coincé du sol au plafond. Serymar le fixa longuement et posa une main dessus. Ses doigts se crispèrent sur la surface lisse.
« Syriana. »
Sa vue avait beau lui être insupportable, il n’avait pu lui offrir une sépulture plus décente. Cet être à l’étrange œil rouge en était la cause. Serymar se crispa lorsqu’il se remémora les mots de cette femme figée dans le cercueil de cristal.
« J’ai si peur… ces monstres, avec leurs inventions étranges… ils… imagine ce qu’ils pourraient faire ! Je ne sais pas ce dont ils sont capables. Mais… mais je suis certaine que tu vois de quoi je parle. »
Ces mots lui avaient fait profondément écho. Afin de cacher Syriana de leur ennemi, Serymar avait emprisonné sa dépouille dans ce cristal pour le protéger des dégâts du temps et scellé l’accès à cette galerie.
« Si tu savais… si tu savais à quel point j’ai besoin de toi. Je ne suis jamais parvenu à accepter ce qu’ils t’ont fait. » songea-t-il avec peine, le front collé contre la paroi froide.
Plus jamais il ne retrouverait la douceur de sa peau contre la sienne. Plus jamais il ne pourrait se perdre dans ses yeux émeraudes et encore moins s’abandonner à la fascination qu’il éprouvait pour elle. S’il avait pu l’enterrer, il serait sans doute parvenu à faire son deuil. Mais Serymar préférait subir cette attirance morbide plutôt que courir le risque que ses ennemis souillent son corps une fois encore. Son poing se serra contre la surface transparente.
— Un jour, je le ferai plier, promit-il. Mais il faut que Karel s’accomplisse d’abord. Il n’est pas encore prêt à affronter les Dragons maudits, et encore moins ce monstre. Un peu de patience… un jour, tu auras droit à la sépulture que tu mérites.
Il se dégagea avec lenteur et ne put s’empêcher de poser encore une fois son regard sur les traits délicats de la défunte. Des traits forts semblables à ceux d’Elma, à tel point que sa ressemblance le perturbait encore de temps à autre. Il y avait de légères différences, mais rien qui les démarquait grandement. Syriana avait une peau de porcelaine alors qu’Elma avait de discrètes taches de rousseur éparses. Leurs cheveux étaient identiques, mais ceux de Syriana étaient longs alors que ceux d’Elma lui retombaient derrière les épaules. Elles avaient surtout exactement les mêmes yeux. Elma affichait parfois les mêmes expressions que Syriana, à tel point que par moments, Serymar devait se rappeler qui se tenait face à lui.
Une vibration insistante l’agaça au milieu de ce tombeau, le ramenant à la réalité, et lui rappela des sentiments bien désagréables. Quelque part sur le sol, un cristal diffusait le souvenir d’un humain qu’il haïssait de manière viscérale.
L’expression du Mage s’assombrit lorsqu’il se revit, couvert de sang humain de la tête aux pieds, jusqu’au bout des griffes. Il faisait face à cet intrus et le toisait avec une expression meurtrière. Un jour maudit où Serymar avait tout juste manqué de perdre son sang-froid, menacé par une folie destructrice qu’il avait refoulé pour survivre.
Les mots prononcés par son ennemi résonnaient encore dans sa mémoire.
« J’ignorai que l’on pouvait blesser les monstres de cette manière… ».
« Toute cette histoire à cause de ce maudit… » pensa-t-il, réprimant avec difficulté la rage qui étreignait son cœur. « J’espère que ton âme pourrit en enfer, ordure… pour ce que tu as fait, tu mérites la souffrance éternelle. Tout ce que j’ai pu t’infliger était encore loin d’être suffisant. Tu as tout intérêt à prier Illuyankas pour que je ne te rejoigne pas là où tu es dans le monde des Morts. »
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