Chapitre 11

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Serymar se trouvait dans l’un des salons de la demeure, concentré sur un livre traitant du développement de la mémoire. Il fut soudain distrait par des bruits de pas. Un pas lent et peu assuré.

« Enorën. » devina-t-il sans lever les yeux.

Il était le plus âgé de son personnel. Un homme autrefois prisonnier de sa haine, née de la souffrance d’avoir perdu les siens de manière brutale, malgré les combats qu’il avait menés pour les préserver. Un désespoir dans lequel Serymar s’était reconnu.

Il replongea dans sa lecture. Enorën parcourut les étagères et jeta un œil curieux au livre tenu entre ses mains. L’âge se faisant sentir, il s’assit dans un fauteuil libre face au Maître des lieux. Il vérifia les alentours si Karel ne se trouvait à proximité.

— Je vous ai vu consulter ce livre plusieurs fois, déjà. Sauf votre respect, je doute que ces pages puissent vous apporter plus que ce que vous ne savez déjà.

Serymar ne répondit pas immédiatement. Il prit le temps de terminer son paragraphe et referma le livre avec soin pour le reposer sur ses genoux. Il leva les yeux vers Enorën. Ceux qui voyaient au-delà des apparences et ne se comportaient pas en asservis gagnaient plus facilement son respect. Lui poser des questions ou donner un avis différent n’outrepassait pas les termes du pacte.

— Explique-toi, l’invita-t-il d’un geste.

— Je pense que vous cherchez un moyen d’apprendre les choses d’une manière plus simple à Karel. Est-ce que je me trompe ?

Serymar n’en montrait rien, mais au fond, il se sentait rassuré d’avoir accepté Enorën à son service. Sa longue expérience lui avait démontré que s’inspirer des réflexions des autres pouvait être fort bénéfique. Ne compter que sur son seul savoir l’avait plusieurs fois mis dans des situations périlleuses, autrefois. Enorën faisait partie de ces rares personnes avec qui il appréciait échanger de temps à autre. Le vieil homme était perspicace et savait étayer ses réflexions avec les bons mots. Aujourd’hui ne faisait pas exception. Son homme de main avait encore une fois analysé la situation et avait dû trouver ce qui n’allait pas, que le Mage ne parvenait pas encore à voir.

— Continue.

— Veuillez me pardonner cette réflexion, mais je pense que vous ne trouverez pas votre réponse dans un livre. Le jour où vous avez amené Karel ici, vous avez très clairement spécifié que vous ne seriez pas en mesure de vous en occuper parce que vous n’êtes pas humain. Je pense que cette raison est ridicule. Élever un enfant ne nécessite pas d’avoir les mêmes origines que lui, mais des capacités propres à nous-mêmes.

— Justement, répondit posément Serymar. Je ne dispose pas de ces capacités. Vous autres, oui, ne serait-ce que par observation. Ce que tu viens de m’attester le démontre.

Un court silence tomba entre eux, le temps pour Serymar de refermer le volume entre ses mains.

— Sache que je suis satisfait que tu n’aies pas perdu cette faculté. Ton histoire, plutôt admirable à mon sens, n’a pas eu cette chance. Au vu de l’époque tourmentée que nous vivons depuis deux siècles, il n’est pas étonnant qu’elle se soit terminée en tragédie, ne t’en déplaise.

Serymar se souvenait d’avoir rencontré un homme brisé et poussé dans ses plus sombres retranchements. Un homme autrefois profondément dévoué aux autres, qui avait construit un refuge pour les orphelins et les plus démunis. Enorën s’était voué corps et âme à les éduquer et à les aider à se reconstruire une vie. Jusqu’au moment où il fut menacé et forcé de donner la moindre de ses ressources en échange des vies qu’il aidait à reconstruire. Un jour, il n’avait pas pu s’acquitter du tribut imposé. Enorën était arrivé après Elma. L’emprise de sa haine avait été si grande qu’il avait été incapable de voir clair, effrayant l’adolescente qu’elle était alors. Pendant les premières semaines, Serymar avait fait en sorte qu’ils évitent de se croiser, le temps d’aider Enorën à s’en sortir.

Son interlocuteur étira un léger sourire équivoque.

— Permettez-moi de vous reprendre. « Justement ». Karel n’est pas le premier enfant que vous protégez. Je me souviens d’une adolescente qui vous regardait avec beaucoup d’admiration lors de mon arrivée. Je ne pense pas que cela soit sans raisons.

— Je ne suis pas quelqu’un de bien, Enorën.

— Peu importe vos intentions. Vous ne nous avez pas achevé. Certes, nos compétences vous sont utiles, mais nous profitons bien des vôtres aussi. En ce sens, nous ne sommes semblables.

Un court silence s’installa.

— Si je puis me permettre, il y a des choses qui ne s’expérimentent que dans la vie, reprit Enorën. Karel est encore très jeune. J’ignore si c’est le cas chez les non-humains, mais j’aimerai vous partager ma propre expérience en tant qu’humain et ex-enseignant.

— Je t’écoute.

— Chaque enfant a son propre rythme, humain ou non. Je trouve que Karel apprend plus vite que la moyenne. Votre manière d’enseigner y est très certainement pour quelque chose. Mais vous êtes trop exigeant. Montrez-vous plus patient avec lui. Si vous, il ne vous a fallu qu’un seul essai pour certaines choses, lui, il lui en faut plus. Je l’ai observé, avant et après ses leçons : il met vraiment du cœur à la tâche pour ne pas vous décevoir.

— La vie impose de ne jamais faire d’erreurs, contra Serymar. Tu le sais, pourtant, toi aussi. Une seule mauvaise décision, et c’est la tragédie qui frappe. Karel ne peut pas se permettre de mourir jeune. Il faut qu’il soit prêt.

— Le passé nous apprend certes des leçons, mais il ne faut pas y rester piégé. Acceptez que Karel ne soit pas capable de suivre le même rythme que vous, et laissez-le profiter de ce luxe que nous n’avons pas eu. Pour l’instant, il est en sécurité, ici. Il peut se le permettre et ira de l’avant avec plus de confiance, croyez-moi. Gardez à l’esprit que pour un humain de son âge, il avance très vite. Vous verrez, votre enseignement n’en sera que plus efficace.

Serymar détourna le regard, perdu dans ses pensées. Après quelques secondes, il fixa l’ouvrage sous sa main.

— En effet, ce n’est pas le genre de réponse que j’aurais pu trouver dans ces lignes, admit-il. Très bien, Enorën. Je suivrai ton conseil et je verrai s’il fait effet ou non.

Sur ces mots, il se releva et se dirigea vers une étagère pour y ranger le livre. Cela fait, il se dirigea vers l’embrasure la porte et s’immobilisa.

— Je te remercie, Enorën, de m’avoir rappelé une leçon très importante. J’ai parfois tendance à l’oublier, isolé entre ces murs.

— Quelle leçon, Maître ?

— Que le savoir ne se trouve pas uniquement dans les livres.

Comment avait-il pu oublier cette évidence ?

— Ravi d’avoir pu vous servir, répondit humblement Enorën.

— Je vis pourtant depuis plus longtemps que toi, mais tu te montres plus sage. Tâche d’entretenir ce talent que tu possèdes, elle est de plus en plus rare en ce monde.

— Nous avons beau vivre longtemps, notre vie reste souvent plus courte que les non-humains. Peut-être que cela nous pousse à mûrir plus tôt, suggéra Enorën.

— Peut-être, oui, concéda Serymar, après un court instant de réflexion.

Le Mage lui fit de nouveau face et le fixa dans les yeux.

— Enorën, ton corps s’épuise plus vite avec l’âge. Ta sagesse est bien plus importante que tes capacités domestiques. Nous avons d’autres bras pour cela. Occupe-toi plutôt de choses moins physiques, comme surveiller nos réserves et tenir un inventaire précis. N’abuse pas de ton corps. Tu m’es plus utile en bonne santé.

— Comme vous le souhaitez. Je vous ferai un rapport détaillé à la fin de chaque mois, si cela vous semble convenable. Sauf en cas de problème, bien entendu. Merci de votre confiance.

Le Mage préféra ne pas répondre. Il exécuta un geste de la main, et une canne en bois ouvragé apparut sur les genoux d’Enorën.

— Je n’ai aucun moyen de guérir tes jambes, lui expliqua Serymar. Même si je le voulais, la magie ne peut rien contre la vieillesse. Je ne peux donc que te proposer ceci.

Enorën accepta l’objet avec reconnaissance. Serymar détourna le regard face à cette attitude, réprimant sa gêne.

L’index tordu de son serviteur suivit le fin tracé sculpté. Dans son ancienne vie, il n’aurait jamais eu les moyens de se fournir un tel objet.

— Je comprends, répondit Enorën. Mais je m’excuse : les escaliers me deviennent de plus en plus difficiles. Cela m’aiderait si mes quartiers étaient au rez-de-chaussée.

— Non. D’anciens ennemis pourraient retrouver ma trace en dépit de toutes mes précautions et s’introduire ici de force.

Malgré tout, il se mit à réfléchir. Ce problème lié à l’âge avancé de son interlocuteur risquait de compromettre trop tôt ses capacités physiques déjà diminuées.

— Toutefois… tu peux utiliser ceci.

Il agita les doigts et une petite bourse blanche apparut dans la main d’Enorën.

— Ce sort permet de se téléporter dans les environs. Cela ne couvre qu’un petit périmètre, mais ce sera amplement suffisant. Pense simplement au lieu où tu souhaites te rendre en jetant une pincée de poussière.

— Fort bien.

Enorën se releva, rangea le sort dans une poche et testa la canne ouvragée sur quelques pas. Devinant que le Mage attendait en réalité de savoir s’il devait la réajuster, il lui annonça :

— Elle est parfaite. Cela va me soulager.

— Bien.

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