Chapitre 14 - 4

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Dans son bureau, Serymar s’affairait, un livre de médecine à portée. Proche de lui, plusieurs fioles contenaient le sang de chacun de ses subordonnés.

« Je ne sais que donner la mort… »

Serymar se figea à ce souvenir lugubre. Ses propres mots. Il grimaça en fixant ses mains posées à plat sur la grande table.

« Pas cette fois. », se morigéna-t-il. « Cette fois, je réussirai. Je dois y parvenir. »

Une sensation légère se manifesta dans le creux de sa paume, une réminiscence qu’il n’avait plus ressentie depuis longtemps, comme une présence. Il se figea lorsque les échos de ses propres paroles sortirent des tréfonds de sa mémoire.

« Les Dragons n’ont jamais entendu la moindre de mes prières. »

« Je ne sais que donner la mort… »

« Ne me demande pas ça. »

Ses traits se crispèrent.

« Non. Celui-là, je parviendrai à le sauver. Je n’échouerai pas. »

Il inspira, dans une tentative de retrouver son sang-froid. Il ne devait pas laisser ses anciens échecs le déstabiliser. Encore. Ses mains ne pouvaient pas qu’être capables de tuer. Son existence ne pouvait s’y résumer.

Feuilletant le livre en même temps qu’il manipulait ses ustensiles, il examina avec attention l’une des fioles. Dans un mouvement de colère, il la jeta avec rage contre le chambranle de porte.

« S’il n’y en a aucun de compatible… » pensa amèrement le Mage.

— Eh bien, je vois que nous n’avons que peu de valeur à vos yeux.

— Vous avez tous perdu le droit à la parole il me semble, Elma, répondit-il d’une voix glaciale sans se retourner.

— Nous avons tous une part de responsabilité dans cette histoire, répliqua-t-elle.

— Je te conseille vivement de te taire, si tu ne veux pas finir comme Grim.

— Pourquoi ne me regardez-vous pas pour me menacer ? Qu’est-ce qui a changé ?

— Ne me cherche surtout pas, Elma, ou je ne réponds plus de rien.

— Et le pacte ? contra-t-elle.

— Je ne crains pas ce type de souffrance. Toujours tentée de me provoquer ?

Elma ne bougea pas de l’embrasure de la porte, une main posée sur son bras bandé, et décida de ne pas en rajouter. La situation était suffisamment tendue.

— Tu n’as rien d’autre à faire ? s’exaspéra Serymar. J’ose espérer que le salon est de nouveau propre.

— Je souhaitais savoir si vous aviez trouvé un moyen de le sauver, c’est tout, et si je pouvais être utile à quelque chose, admit Elma avec calme, ravalant une réplique cinglante.

Le Mage se détourna pour se concentrer. Il avait plus urgent à faire que de débattre. Il ne restait plus qu’une dernière fiole : celle d’Elma. En procédant de manière conventionnelle, Serymar n’avait trouvé aucun remède pour Karel. Il devait donc tenter une autre approche. S’il ne pouvait pas compter sur la compatibilité sanguine… peut-être pouvait-il contourner le problème en fabriquant un sortilège ?

— J’ai une question importante pour toi. Je veux que tu répondes avec exactitude, reprit-il soudain.

Elma afficha une expression étonnée :

— Je ne vois pas l’intérêt de vous mentir… l’ai-je déjà fait ? Vous ai-je déjà donné une raison de douter de moi ?

Serymar ignora sa question.

— Lorsque j’ai prélevé ton sang, à quoi pensais-tu précisément ?

Elma sembla perdue. Serymar était tendu. Elle était sa dernière chance. L’avenir de Karel, ainsi que le sien, dépendait de cette réponse qu’il attendait avec appréhension.

— À Karel, finit-elle par lui répondre. Je me suis sentie honteuse d’avoir cédé à la douleur alors qu’il souffre bien plus que moi en silence. Je… je voudrais tant être utile pour le sauver. Mais je n’ai pas de pouvoirs.

— Parfait, lâcha Serymar, soulagé.

— Je vous demande pardon ?

— Ton fort désir de le sauver sera utile, avec quelques petits arrangements.

Serymar redoutait les résultats de la solution qu’il commençait à entrevoir, mais il se devait d’essayer. Il dégaina la lame accrochée à sa jambe et s’entailla une veine. Un fluide argenté s’échappa de la blessure, qu’il recueillit dans un flacon supplémentaire avant qu’elle ne se referme sans laisser de trace. Il n’en préleva qu’une infime goutte et le mélangea avec celui d’Elma.

— Votre sang ne suffirait-il pas ? le questionna-t-elle. Avec votre capacité hors-normes de régénération…

— Sûrement, répondit le Mage. Mais tel quel, il risquerait plus de le tuer que de le sauver. J’ai absolument besoin de quelque chose qui soit imprégné d’une volonté sincère pour que le sortilège fonctionne.

— Vous êtes donc obligé de me faire confiance, remarqua Elma.

Serymar se raidit. La confiance était un luxe qu’il ne pouvait se permettre. Elma sembla percevoir son trouble.

— Si Karel meurt de ses blessures, vous pourrez me tuer, annonça-t-elle avec force.

— Tu ne dis pas ça sérieusement.

— Au contraire, coupa-t-elle avec fermeté. J’ai autant de responsabilité que chacun dans cette histoire. Tout le monde a négligé Karel.

Serymar préféra ne pas répondre. Il se leva en emportant le tout. Il rejoignit Elma qui l’interrogea du regard avec espoir. Serymar attrapa une petite boîte en haut d’un meuble qu’il lui tendit. Elle l’ouvrit avec délicatesse et demanda d’un ton morne :

— Ne nous avez-vous pas assez puni comme cela, Maître ? Pourquoi moi ?

— Parce que, en dépit de cette dernière question indigne de ton intelligence, Elma, je ne pourrai pas refermer la blessure de Karel avec ces mains-là.
Il leva sa main libre entre eux. Elma se rappela alors qu’il était incapable de manier des objets trop fins à cause de ses courtes griffes.

— Pourquoi pas par magie comme vous avez fait ? questionna-t-elle, dans une tentative d’échapper à ce qui l’attendait.

Serymar fut surpris par sa réponse. La raison n’était-elle pas évidente ?

— Toucher au processus naturel de régénération par magie est déjà contre-nature, se résolut-il à expliquer. Si cela peut sauver des vies, il ne faut pas en abuser. C’est encore plus vrai concernant un corps qui n’a pas encore terminé sa croissance comme celui de Karel : cela peut même être dangereux. J’ai agi dans l’urgence et il va en payer le prix pendant un temps. Si possible, je préfère utiliser des procédés naturels ou, à défaut, plus conventionnels et qui ont réellement fait leurs preuves.

Elma ne répondit rien et baissa le regard.

— Et je n’ai confiance qu’en toi pour faire ça, ajouta Serymar dans un souffle, plus pour lui-même qu’autre chose.

Elma le suivit jusqu’à la chambre de Karel, les mains tremblantes.

— Dites… est-ce qu’il va souffrir ?

— Oui, répondit laconiquement Serymar.

— Mais ne pouvez-vous pas faire en sorte de l’éviter ?

— Je le pourrais.

— Alors pourquoi… ?

— L’occasion est parfaite pour lui apprendre cette leçon : assumer les conséquences de ses actes. Une décision en a toujours. Il se refuse à la retenir depuis des années… cette fois il comprendra.

— Maître… bon sang, ce n’est qu’un enfant ! Il est si jeune encore ! se révolta la jeune femme.

— Il n’y a pas d’âge pour apprendre ça.

— Par pitié, ne m’infligez pas ça… je ne le supporterai pas…

— Je vois que cette leçon ne sera pas profitable qu’à Karel.




***




Elma manqua de fondre en larmes lorsqu’elle découvrit l’état de Karel. Inerte, seules ses paupières se relevaient avec difficulté. Il respirait à peine. Pâle comme la mort, le moindre mouvement lui tirait une grimace de douleur.

Elle ressentit une légère pression dans son dos, comme un ordre silencieux de se dépêcher. Elma déglutit et rejoignit Karel à contrecœur. Elle manqua de défaillir lorsqu’elle le vit lui quémander des réponses par son regard. Savait-elle ce qui lui arrivait ? Allait-il s’en sortir ?

Serymar s’installa en face d’Elma et saisit avec beaucoup de précautions Karel afin de le placer contre lui. Il maintint sa tête et tendit son bras ouvert à Elma. Le cœur de la jeune femme se serra davantage lorsqu’elle lut l’inquiétude dans les yeux de Karel. Elle sentit celui du Mage lui peser lourdement sur ses épaules.

« Si seulement je pouvais te prendre dans mes bras et te rassurer ! » gémit-elle en pensées.

Ce pacte du silence était une véritable torture en ce sens. Supporter les interrogations de Karel sans lui apporter des réponses était insupportable.

Sous la pression de Serymar, Elma dût prendre sur elle afin de ne pas trembler. L’exécution de Grim, laisser Karel sans réponses et subir la colère de Serymar torturaient son âme comme jamais.

Une présence s’immisça dans son esprit.

— Enfonce le bout du tuyau à l’intérieur de la veine au niveau de son coude.

— Vous êtes horrible !

— Si Karel meurt dans les prochaines minutes, je te jure que c’est toi que je vais tuer.

Elma frissonna d’effroi en croisant son regard menaçant. Il ne plaisantait pas. Elle avait beau se dire que Serymar faisait en sorte de sauver Karel, elle ne pouvait s’empêcher de trouver le procédé barbare.

Lorsqu’elle défit le bandage improvisé, la nausée la saisit et elle dût réprimer le tremblement qui gagnait ses mains.

« Pardon, Karel. »

Se maudissant de toute son âme de le faire souffrir, elle planta le fin tuyau que Serymar lui avait désigné en détournant aussitôt les yeux pour ne pas voir l’expression douloureuse et terrifiée de Karel.

— Maintenant, plonge l’autre bout dans la fiole de sang et ouvre la vanne. Dépêche-toi.

Lorsqu’Elma obéit, elle crut devenir folle. Effrayé, Karel devenait encore plus livide, le visage tordu par la douleur. Serymar resserra sa prise afin de l’empêcher de bouger, alors que Karel désespérait de ne plus avoir la force de se débattre.

Elma porta une main à sa bouche et ses yeux lui brûlèrent.

« Non. Je n’ai pas le droit de pleurer. Pas devant lui. C’est lui qui souffre en silence, pas moi. Si je pleure, Karel va s’affoler ! Je ne dois pas pleurer ! »

Elle détourna le visage, en se maudissant d’être aussi lâche. Elle aurait souhaité hurler, s’agenouiller devant Serymar pour lui implorer de cesser cette torture. Elle savait pourquoi il le faisait : pour la punir de ne pas avoir rempli le rôle qu’il lui avait confié.

« Et c’est vrai. Je ne lui ai pas obéi. Si j’avais tenu ce rôle, peut-être que Grim ne serait pas mort. »

Si elle avait su gagner la confiance des autres… mais Elma n’avait pas osé leur en demander davantage. Ses homologues supportaient déjà très mal ce quotidien silencieux. Si elle avait fait attention à la détresse de Grim, elle aurait peut-être réussi à le rassurer et à le remettre sur la bonne voie. Et Karel ne serait peut-être pas dans cet état-là.

— Maintenant, recouds-le.

Un frisson intense la parcourut. Elma se coupa tant bien que mal de ses sentiments, étranglée par la culpabilité. Par des gestes raides, elle retira le dispositif de transfusion et prépara le nécessaire pour poser les premiers points de suture.

Consciente de la douleur qu’elle infligeait à cet enfant à cause de sa négligence, les yeux d’Elma s’embuèrent.

« Pardon… »

Elle enfonça l’aiguille dans sa chair, réprimant sa nausée de sentir cette plaie béante entre ses doigts. Elle trembla lorsque le sang de Karel suinta sur ses doigts. Elle l’entendait à peine respirer.

La plaie sur le bras de Karel était longue, partant du coude jusqu’à son poignet. Ce moment était interminable. Elma se concentra pour ne pas sombrer dans la folie.

Lorsqu’elle parvint enfin au bout de ce calvaire, Elma nettoya la plaie et banda le bras de Karel avec un linge propre, les doigts tremblants.

Son œuvre accomplie, Serymar soutint la tête de Karel et l’aida à s’allonger avec mille précautions.

Une fois hors de la chambre, Elma s’attendit à une autre remarque cinglante, mais rien ne vint. Serymar quitta simplement les lieux. De son côté, elle descendit jusqu’à l’étage réservé aux serviteurs. Elle s’enferma dans sa chambre et verrouilla sa porte. Elle se laissa glisser le long du battant, enfouit sa tête dans ses genoux et laissa enfin éclater sa peine.

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