Chapitre 15 - 2
Serymar ouvrit la porte à la volée, prêt à saisir l’opportun. Il fut surpris d’apercevoir Karel par terre qui le fixait avec la même expression.
Le Mage lâcha un discret soupir de soulagement et la pression retomba. Ces portes devaient encore avoir besoin de rénovation malgré le travail d’Elkor. De minuscules interstices de quelques millimètres étaient encore présents, et fabriquer des rideaux était un luxe qu’ils ne pouvaient se permettre. Les quelques pièces de tissu qui avait survécu à la catastrophe étaient surtout réservés pour raccommoder les vêtements. Le reste avait été majoritairement utilisé pour confectionner des couvertures, les hivers étant devenus très rudes dans cette région.
— « Qu’est-ce que tu veux ? » signa-t-il.
Karel hésita, gêné, et baissa les yeux. Il forma le signe d’excuse, puis désigna son bras droit et le parcourut du poignet jusqu’à l’épaule. Il montra ensuite son propre dos, l’expression visiblement inquiète et surtout… triste. Ce qui ne manqua pas de prendre le Mage de court.
Serymar le considéra pendant quelques secondes. Qu’est-ce que cet enfant imaginait à son propos ? Il s’accroupit lentement pour être à sa hauteur et le sonda pendant quelques secondes. Il avait beau réfléchir, il ne parvenait pas à comprendre pourquoi Karel semblait aussi bouleversé à la vue de ces vieilles blessures.
« Karel… je ne mérite aucune compassion de ta part. Ta sensibilité te sera fatale, un jour ou l’autre. Pour ton propre bien, tu ferais bien de mûrir. Ce monde n’est pas fait pour les gens comme toi. »
Il garda cette pensée pour lui.
— « Ce n’est rien. Oublie ce que tu viens de voir et va te préparer. »
Karel opina d’un mouvement de tête, peu désireux de désobéir encore. Il s’excusa à nouveau pour sa curiosité et s’éloigna dans le couloir d’un pas rapide. Serymar le fixa jusqu’à le voir disparaître dans une pièce similaire à la sienne. Cela fait, il se releva.
« Mh. Il est peut-être temps de lui apprendre à survivre aux pires dangers. » songea-t-il. « Par où commencer ? Par la magie ou les moyens physiques ? »
Connaissant le caractère doux de Karel, cela n’allait pas lui plaire, mais pour leur survie à tous les deux, c’était une étape nécessaire. Malgré tous ses calculs, Karel lui avait bien fait comprendre que l’avenir restait encore imprévisible.
Serymar ramassa sa cape de voyage pour la remettre sur les épaules, puis s’engagea dans le couloir.
Lorsqu’il prit les escaliers, il croisa le chemin d’Elma, les bras chargés de draps propres. Encore un peu dérouté par la sensibilité de Karel, Serymar l’ignora et se perdit dans ses réflexions.
Un jour, Karel devrait quitter les Monts de la Mort et affronterait un pays dont la quasi-totalité des habitants serait incapable de le comprendre. De ce que Serymar connaissait de son Apprenti, il allait beaucoup en souffrir. Prophétie ou non, il n’aurait pas d’autres choix que de s’endurcir, même dans le cas où Serymar ne serait pas intervenu dans sa vie. Malgré leur isolement, le Mage avait bien constaté que Karel était déjà stigmatisé entre ces murs. Dans tous les cas, la réalité s’imposerait à lui avec violence.
C’était injuste, mais comme le Mage avait pu le constater, la vie en était malheureusement ainsi. Karel devait apprendre à se défendre, tant sur le plan intellectuel que physique, afin d’encaisser cette dure réalité chaque jour, car les gens ne lui laisseraient aucun répit. Le Mage souhaitait que Karel soit capable d’affronter les différentes épreuves qui parsèmeraient sa vie. Cette odieuse Prophétie lui en prévoyait déjà beaucoup. Autant l’y préparer.
Ses pensées furent soudain interrompues par une voix froide.
— Dîtes-moi, ces cachots qui ont failli tuer Karel… suis-je autorisée à savoir ce que ces machines faisaient là ?
Serymar se raidit.
— J’ignorais que tu développais une passion pour le morbide, Elma.
— Depuis combien d’années vivez-vous ici ? lui demanda-t-elle. Ce n’est pas votre genre de laisser le moindre détail au hasard. Comptiez-vous les utiliser ? Depuis combien de temps ces tables sont là ?
Serymar se redressa de toute sa hauteur.
— Elles étaient là avant mon arrivée ici, répliqua-t-il, glacial. Mon but n’est pas que Karel devienne comme moi, bien au contraire. Alors dis-moi…
Il planta son regard dans le sien et acheva sur le même ton, sa colère encore contenue :
— Comment pourrai-je utiliser des appareillages qui furent autrefois testés sur moi ?
Elma changea aussitôt d’expression, choquée.
— Que… comment est-ce possible… ? osa-t-elle demander, horrifiée.
Serymar ignora la question et un silence pesant tomba entre eux. Ses souvenirs liés à cette période de sa vie lui revenaient par bribes, alors qu’il était parvenu à les mettre de côté. Il afficha une expression agacée. Il n’avait pas vécu ces atrocités en ces lieux, mais revoir ces tables à son arrivée lui avaient fait aussitôt détourner le regard. Il avait préféré faire comme si elles n’existaient pas, répugné à l’idée de les approcher une fois de plus.
Il restait sidéré que ses subordonnés puissent l’imaginer utiliser ces tables dont il ne supportait pas la vue. Le cadenas et les portes enchaînées étaient pourtant un signal très clair à ses yeux. Les humains étaient-ils incapables de comprendre ce genre d’évidence ?
— Pour quelle raison ? insista Elma, perturbée.
Il soupira. S’il ne répondait pas, elle enquêterait de son côté pour en savoir plus sur ses projets. Il se devait l’en détourner. Il reporta son attention sur elle et ne cacha pas la rancœur qu’il ressentait d’être considéré de la sorte. Elma eut un petit mouvement de recul.
— Pour la même raison qui a poussé chacun de vous à me supplier de devenir votre bouclier vivant jusqu’à la fin de votre vie.
La jeune femme se tut et baissa le regard. Tous sous ce toit connaissait la résistance particulière du Maître des lieux. Elma laissa planer un silence, honteuse de sa propre réaction.
— Votre but… hasarda-t-elle. S’agirait-il d’une vengeance liée à ce vécu ?
— Non. Tu m’insultes, en me considérant ainsi. Je n’agis pas par vengeance. Je suis au-dessus de ça depuis longtemps.
— Et de quoi est-ce qu’il s’agit ?
— Ce ne sont pas tes affaires.
Avant que la situation ne s’envenime davantage, Serymar s’éloigna, coupant court à la conversation. Se venger… seuls les immatures s’y complaisaient. Il l’avait autrefois appris à ses dépens.
Elma resta interdite, encore sous le choc de l’attitude de Serymar. Lui qui se montrait toujours inatteignable, que cela soit par les insultes ou les agressions, rien ne paraissait l’ébranler. La jeune femme était surprise de constater à quel point son accusation semblait l’avoir blessé.
« Maître… par les Dragons, mais qu’est-ce que vous ne nous dîtes pas ? C’est votre refus de compter sur vos alliés qui crée tous ces malentendus. »
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