[/!\]Chapitre 6 [F]

6 minutes de lecture

Un an plus tôt.




Plongée dans l’obscurité où se mêlaient odeurs de sang, d’humidité et de transpiration, la pierre glacée râclant son dos, elle attendait la fin du rituel en se terrant au plus profond d’elle-même. Pourtant, cette stratégie ne suffisait pas à étouffer le sentiment qui la submergeait. Dégoût d’elle-même. Dégoût de cet homme qui la plaquait avec force en lui léchant le cou.

Ses yeux s’éteignirent comme si son âme l’abandonnait. Elle subissait telle une poupée que l’on malmenait, sourde aux assauts douloureux et appuyés à l’intérieur de son bas-ventre. Elle attendait la fin de son calvaire quotidien depuis un mois.

La première fois qu’elle avait résisté, une lame s’était appuyée sur sa gorge. La seconde fois, cette dernière lui avait longé le corps. En dépit de sa peur, la jeune fille les avait insultés. Cela lui avait valu des coups, bien qu’ils avaient décidé d’épargner son visage pour « laisser sa beauté intacte », selon leurs dires.

Son corps se raidit quand son tortionnaire glissa son doigt sale entre ses cuisses douloureuses.

— Tu n’es pas très performante, grogna-t-il, il faut vraiment tout t’apprendre ? Tu devrais être satisfaite des privilèges que nous t’offrons ! Sans nous, tu dormirais encore parmi les rats, petite ingrate !

Réveillée par un soudain élan désespéré de rébellion, Elma le repoussa et lui cracha au visage. L’homme la saisit violemment.

— Comment une fille peut être aussi mal élevée ! Ton père ne t’a jamais appris à obéir ? Cette remise pleine de rats ne t’a pas suffi ?

Si elle n’avait plus l’énergie pour parler, elle trouva néanmoins celle de lui jeter un regard glacial. Elle ne comptait plus le nombre de fois où on lui avait fait cette remarque. Elle frissonna de terreur lorsqu’elle vit son agresseur étirer un sourire mauvais.

— Tu as besoin qu’on te remette les idées en place. Dis-moi… à quel point l’arrière de ton crâne est solide ?

Avant qu’elle n’ait pu répliquer, un violent coup de poing l’assomma contre le mur. Son corps s’affala sur le sol et elle perdit connaissance.

Elle désirait mourir.

Un énième jour dans sa geôle humide, la porte de fer grinça. Aucune réaction de sa part. Un homme s’approcha d’elle d’un pas lourd et libéra sa cheville de la chaîne qui la reliait au sol.

— Tu vas travailler, aujourd’hui. Tu vas attirer l’attention sur toi dans le prochain village, afin que la surveillance des gardes puisse se relâcher. Les pièges sont prêts. Et toi…

Ses doigts crasseux soulevèrent son menton.

— …tu seras récompensée en conséquence.

Il la saisit pour la contraindre à se relever et la poussa hors de sa prison.

Le soir-même, à nouveau au beau milieu de maisons en flammes, elle entendait à peine les hurlements d’agonie et de terreur. Elle maudit sa lâcheté. Tromper, pour ne pas être tuée. Comme chaque fois, elle avait joué à la misérable pauvresse pour attirer l’attention. Le temps que les gardes de la ville décident si elle faisait suffisamment pitié pour la recueillir, les pillards avaient pris le village d’assaut.

Avisant un brasier à quelques mètres d’elle, l’idée de s’y jeter pour y mourir la traversa. Le feu lui faisait peur et le courage lui manquait. Elle devait pourtant choisir. Si elle ne sautait pas le pas, ils allaient à nouveau…

Un frisson de terreur la saisit. Elle ressentait encore la sensation de leurs doigts possessifs malmener son corps sans aucune retenue.

Des hennissements affolés lui parvinrent. Elma tourna la tête. Un cheval apeuré se débattait avec sa longe. L’adolescente s’en approcha en faisant fi de toute prudence. Elle le rejoignit, en larmes. Sa mémoire faisait ressurgir des souvenirs qui lui paraissaient venir d’un autre temps. Elle était encore une petite fille, avec un visage éclairé par un sourire radieux et des éclats de rire. Deux mains la soulevaient pour la faire monter sur l’animal. Celles de son père. De son vrai père. Celui qui l’avait aimée. Celui avec lequel elle faisait des courses folles à cheval sous les regards désapprobateurs des autres.

Elle tendit la main jusqu’à toucher son museau pour apaiser ses mouvements. Cela fait, elle le détacha et se hissa avec difficulté sur son dos. Ainsi disparut-elle dans la nuit en pleine confusion, ballotée comme un vulgaire sac par un animal apeuré auquel elle s’accrochait avec l’énergie du désespoir.

Malgré la faim qui la tiraillait, Elma ne s’arrêta pas. Son corps criait grâce, mais elle n’avait qu’une seule idée en tête : mettre le plus de distance possible entre elle et le carnage. Le visage ruisselant de larmes, une pensée fusa dans sa mémoire.

« Au moins, j’aurais retrouvé mon droit à mon corps. Ce soir, personne ne me touchera. »

Après ce qui lui sembla des heures interminables, elle parvint à trouver une grotte dans laquelle s’installer. Elle retira tout le harnachement de l’animal avant de lui donner une petite tape sur le flanc pour l’obliger à fuir. Une fois seule, elle entra dans la caverne, sans savoir ce qu’elle y trouverait.

Une profonde galerie l’attendait. Elle la suivit, grimaçant à chaque pas à cause de ses pieds nus, meurtris et sales. De nombreuses petites stalagmites s’élevaient du sol, ce qui rendait la moindre parcelle tranchante. Elma avança. Elle avait l’impression que si elle se retournait, ses agresseurs surgiraient de nulle part. Son esprit tourmenté ne cessait de lui faire ressentir leur présence, leurs souffles extasiés, leurs mains pressés sur son corps.

La jeune fille dut s’appuyer à de nombreuses reprises contre les parois humides pour ne pas flancher. Si elle s’arrêtait, elle tomberait. Un silence de mort régnait. Alors qu’elle commençait à désespérer de trouver le fond de cette galerie, elle finit par apercevoir une faible lumière. Mue par sa seule volonté, elle avança jusqu’à la sortie, ignorant les stalactites qui écorchaient ses pieds en sang. Elma avança avec cette conviction que ses bourreaux étaient à ses trousses. Lorsqu’elle parvint enfin à sortir, elle n’osa pas jeter un œil en arrière. Le spectacle qui s’offrit à elle la saisit.

Une plaine calcinée s’étendait à perte de vue. Ainsi venait-elle de traverser les légendaires Monts de la Mort. Pour la première fois depuis des jours, un vague sourire effleura son visage tuméfié : quel merveilleux endroit pour mourir. Pas d’eau, pas de nourriture, un endroit désolé et sombre. Elle était enfin libre.

D’après ce qu’elle avait pu entendre, cette zone était maudite. Les rares personnes à avoir osé s’y aventurer n’en étaient jamais revenues. Les gens craignaient cette terre devenue source de nombreuses rumeurs inquiétantes. Cette fois, personne ne viendrait la retrouver. Personne ne l’empêcherait d’y dépérir. Cette malédiction la sauverait.

« Ô, Dragons, veuillez m’accueillir dans votre sanctuaire… daignerez-vous faire une place pour une âme avec aussi peu de valeur que la mienne ? »

Ce fut sur cette dernière pensée que son corps l’abandonna.




***




Serymar réajusta sur sa tête la large capuche noire de sa vieille cape de voyage. Quelqu’un s’était introduit dans les plaines. Les personnes auxquelles il espérait échapper depuis des années avaient peut-être fini par le retrouver malgré toutes ses précautions. Mieux valait cacher son visage, juste au cas où, et plus particulièrement ses yeux.

Cela faisait bien longtemps que personne n’avait tenté de traverser les monts malgré les sombres rumeurs dont il était l’instigateur.

Il finit par trouver un corps inerte. La situation ne manqua pas de le surprendre. Il se sentit soulagé de ne voir qu’une jeune humaine, en bien sale état. Une Sans-Pouvoir, très jeune, une adolescente dans la quinzaine, certainement. Les os de son dos saillaient sous sa peau.

Le fait qu’elle ait pu traverser les montagnes ne lui plaisait guère. Il allait devoir remonter sa trace et condamner l’accès.

Serymar envisageait de l’abandonner à son sort lorsqu’un détail attira son attention. Du bout de sa botte de mauvaise facture, il la retourna sur le dos pour mieux l’identifier. La surprise déforma ses traits anguleux. Troublé, il s’accroupit et prêta attention aux traits de la jeune fille. Il ne put s’empêcher de l’effleurer prudemment d’une phalange afin d’en retirer l’excédent de cendre et de terre et se figea. Ces traits et ces cheveux, en dépit de la saleté et des multiples blessures lui rappelaient quelqu’un.

« Impossible… à moins que… »

Perturbé par tant de ressemblance, il regarda le ciel comme s’il pouvait apercevoir l’un des Sept obscurcir le ciel.

« Dragons… qu’est-ce que cela signifie ? S’il s’agit d’une machination de votre part, elle est cruelle. »

Il fallait à tout prix qu’il vérifie si cette fille surgie de nulle part ne mettrait pas sa vie en danger. Il ne croyait plus au hasard.

Il passa un bras sous ses jambes et l’autre sous son dos et se releva avec la jeune fille contre lui. Il disparut avec elle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 19 versions.

Vous aimez lire Eylun ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0