/!\Chapitre 13 - 2/!\ [F]
Assise sur une chaise branlante, Elma prenait grand soin d’éviter le regard de son interlocuteur, installé en bout de table à un mètre d’elle. Mal à l’aise, l’adolescente avait préféré garder le silence. Elle frissonna lorsque le Mage glissa sa dague d’un doigt sur la table poussiéreuse, jusque sous ses yeux. Cette arme avait-elle déjà servie à donner la mort ?
— Prends, et décide. Dans tous les cas, ne me fais pas perdre mon temps.
Elma inspira lentement. Elle avait encore du mal à réaliser que, pour la première fois de sa vie, elle allait enfin pouvoir prendre une décision par et pour elle-même. Et surtout, elle avait la garantie que son choix ne serait en aucun cas contesté. Elle appréciait ce cadeau qu’il lui faisait.
Doucement, elle posa sa main sur la lame et la repoussa vers lui. Le regard bestial de son interlocuteur l’interrogea.
— C’est d’accord, répondit-elle, résolue. Je vous fais cadeau de ma vie, pour le peu qu’elle vaut. Faites-en ce que vous souhaitez. Je veux juste réapprendre à vivre. Savoir ce que c’est. Et mourir le plus tard possible. Accordez-moi votre protection, laissez-moi me reconstruire derrière votre ombre.
— Prouve-moi que tu le décides de façon éclairée. Une fois conclu, le contrat ne peut être détruit sans lourdes séquelles.
« Il hésite ? Pourquoi ? », s’interrogea Elma, visiblement surprise.
Elle avait du mal à le cerner. Mais l’adolescente appréciait le geste.
— J’ignore si vous êtes au courant, mais les filles comme moi, une fois déshonorées, sont rejetées, et ce malgré tous leurs efforts. Je refuse de me démener pour rien ! Je n’ai plus d’avenir à part celui que vous me proposez.
— Ce n’est pas une raison valable.
Elma se raidit. Elle manqua de s’affoler, mais Serymar l’interrompit.
— Ce que je te propose est loin d’être un avenir radieux et digne d’une personne comme toi. Je ne peux accepter si ton seul autre choix est le néant. Contrairement à moi, tu as appris les codes d’une vie civilisée, pour peu que tu te battes pour ça. Tu as donc bien plus de chances de te reconstruire une fois ton deuil effectué.
— Mais je ne suis rien !
Serymar frappa soudain la table. Elma se tassa sur sa chaise et détourna le regard. Elle commençait à douter de sa décision.
— Ne prononce plus jamais ces mots devant moi, gronda-t-il. Je ne connais peut-être pas ton passé, bien que j’en ai déjà deviné largement l’essentiel rien qu’à te regarder, mais je suis prêt à parier que tu n’as jamais attenté à la vie de qui que ce soit de sang-froid. Pour cette seule raison, ta vie a encore de la valeur. Tu n’es pas « rien ». Tu es seulement une personne qui a été éteinte avant même d’avoir développé son potentiel. Un pantin qui n’a pas encore appris comment vivre sans les fils qui le dirigent. Rassure-toi, ça s’apprend.
Elma refoula ses larmes et releva timidement la tête.
— Est-ce que… ce que vous me dites, c’est que votre vie n’a aucune valeur ?
— Ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui, éluda Serymar d’un ton autoritaire. Donne-moi de bonnes raisons de te prendre avec moi. Je tiens absolument au fait que cela soit consenti, et non par dépit.
Un silence s’abattit entre eux. Elma réfléchit, encore étonnée que son hôte semblait aussi souffrir d’un manque d’estime de soi.
— Je… je voudrais connaître ce que c’est, de vivre en pensant par soi-même.
— C’est déjà mieux, fit Serymar en se réinstallant. Mais c’est encore vague et insuffisant.
Elma lâcha un faible soupir.
— Vous avez dit que vous avez déjà deviné l’essentiel… pourquoi dois-je…
— Si tu veux apprendre à vivre, tu dois soigner ton âme d’abord. Ce processus de guérison commence en premier lieu par affronter son passé, même s’il te fait souffrir. Montre-moi à quel point tu es motivée. Montre-moi ta force et ton courage.
Elma déglutit, et finit par comprendre qu’elle n’avait plus rien à perdre. Elle redoutait la souffrance qu’elle allait ressentir, mais visiblement, essayer de la fuir ne l’avait pas beaucoup avancée.
— Je… je…
Comme pour l’aider, Serymar détourna le regard. Elma lui en fut reconnaissante.
— Je viens d’un village modeste et travaillais dans la ferme de mes parents. Mais un jour, mon père est tombé gravement malade et a succombé à sa maladie. À partir de là… ça a été la descente aux enfers. Nos efforts, à ma mère et moi n’ont plus suffi et la misère s’est abattue chez nous. Au vu de mon âge, il a été décidé par le chef de village que si notre situation ne s’arrangeait pas, je serais séparée de ma mère pour être placée ailleurs contre de l’argent.
Des tremblements parcouraient la moindre parcelle de son corps. Ses yeux lui brûlaient. Elma risqua un œil vers son hôte qui ne la regardait toujours pas. Lorsqu’il se rendit compte que le silence s’éternisait, il l’invita d’un geste de la main à continuer.
— V… vous… s’étonna-t-elle, étranglée. Ça ne vous choque pas ?
— J’en ai vu d’autres. Je te prierai d’éviter d’éprouver ma patience.
Elma déglutit et inspira.
— Ma… ma mère s’y est refusée. Elle a eu beau demander, notre situation a été rendue publique, ce qui a fini par attirer un homme riche chez nous… il… elle…
Sa voix s’étrangla et les larmes lui échappèrent. Honteuse, elle se cacha le visage derrière ses mains.
— Ma mère lui a demandé de l’épouser elle au lieu de moi, même si… même si ça signifiait ne pas obtenir d’argent, et seulement… seulement…
La protéger. Empêcher quiconque de l’enlever. Elma hoqueta. Elle repensa à ses craintes lorsque cet homme était entré dans leur vie. Au premier regard qu’il lui avait lancé, comme on examinerait la valeur d’un objet.
— Mon beau-père a… il…
— Dis-le, lui ordonna-t-il face à son hésitation. C’est à toi de faire ce pas.
Elma s’étrangla.
— Il nous a malmenées. Ma mère a tenté de me protéger, mais elle a succombé aux coups de cet homme… quand vous dîtes que je n’ai jamais cherché à tuer quelqu’un de sang-froid, vous avez tort. Cet homme, j’ai essayé de le blesser avec un couteau.
— Je n’ai pas eu tort, répliqua posément Serymar. Tu étais en position de légitime défense. Il y a une nuance entre les deux.
Elma ne comprenait pas pourquoi elle se sentait soulagée d’entendre ces mots. Un peu plus encouragée, elle se découvrit le visage. Les doigts désormais crispés sur ses jambes dénudées, elle rassembla le peu de courage qui lui restait.
— Il me disait que je lui appartenais. Il m’enfermait dans la grange avec les rats, il disait que c’était pour me dresser et apprendre l’obéissance. Je vivais dans la peur, dans le noir, je redoutais toujours quand la porte s’ouvrait. Quand il apparaissait, c’était chaque fois pour… pour…
Des larmes lui brûlèrent les yeux. Alarmée, Elma baissa le regard.
— Les hommes sont tous les mêmes ! explosa-t-elle. Que ce soit lui ou les bandits, quelle différence ? L’argent ? Illusion ! Quand les pillards ont attaqué et ont tout brûlé, je suis sortie des flammes en pensant qu’ils seraient forcément différents de ces riches peu scrupuleux ! Ils m’ont regardée, ils ont eu les mêmes gestes et les mêmes paroles que mon beau-père !
Elma manqua de défaillir lorsque la sensation brûlante de leurs doigts serrés autour de sa mâchoire pour l’examiner en détail picota sa peau comme s’ils étaient là, devant elle.
Une attaque de panique la saisit, lorsqu’elle revit ces hommes passer à l’acte après avoir posé leurs mains à leur ceinture. Leurs doigts sales jouant sur son corps meurtri. Leurs regards lubriques la défiant de leur résister. Leurs langues s’insinuant sur la moindre parcelle de sa peau, jusque dans les recoins les plus sensibles, lui arrachant des cris de terreur et de douleur. Et leur brutalité, leurs mains l’obligeant à se soumettre.
Le doute s’insinua en elle. Son hôte était un homme. Était-il si différent des autres qu’il cherchait à le faire croire ?
Soudain apeurée, elle saisit vivement le poignard pour le jeter au visage du Mage. L’arme se figea dans les airs avant de l’atteindre. Elma trembla, effrayée par sa perte de contrôle. Les larmes ruisselèrent sur ses joues et elle s’effondra.
Suite ===>
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