Chapitre 24 - 2
100 ans plus tôt.
Hébété, choqué, Serymar réalisa qu’il se trouvait dans le seul salon qu’il avait tenté d’aménager pour le confort de Syriana. Pourquoi ses pas l’avaient-ils mené ici, il n’en savait rien. C’était la première fois de sa vie qu’il se sentait autant coupé de tout. Ce vide et ce silence qu’il appréciait pourtant lui étaient désormais étouffants.
Couvert de sang de la tête aux pieds, il peinait à retrouver un rythme cardiaque normal. Tout s’était enchaîné trop vite. Lui qui pensait avoir expérimenté toutes les souffrances possibles, voilà que la vie parvenait encore à le surprendre.
Il la ressentait encore. La présence glacée de Syriana dans ses bras. Il l’entendait encore prononcer ses derniers mots dans un dernier souffle. Il percevait encore la morsure de ses larmes contre sa peau comme une brûlure.
Son regard se posa sur le calendrier accroché au mur. Ce qui restait de son cœur en poussière s’annihila en un instant.
« Aëlys… où es-tu, maintenant ? »
La haine le submergea en un instant, lorsqu’il repensa à l’assassin qu’il avait emprisonné quelques heures plus tôt. Il regrettait d’avoir écouté Syriana. Il aurait dû suivre son instinct et le tuer dès son arrivée. Elle lui en aurait sans doute voulu et leur couple se serait certainement brisé, mais Serymar aurait mille fois préféré une rupture que les dernières heures qu’il venait de vivre.
Il perdit le contrôle. L’encre vint recouvrir ses annotations et il posa sa main sur le document. Serymar le déchira avec fureur et laissa le calendrier chuter sur le sol. Le mur était désormais marqué par de fines traces blanches.
Une intense douleur lui étreignait le cœur, insupportable, impitoyable. Il en avait assez de souffrir. Il avait l’impression d’être voué à être interdit de vivre. Même s’exiler sur cette terre morte à l’écart du monde ne semblait pas suffire.
Étouffé par le désespoir, Serymar matérialisa une épée et brisa la table en morceaux. Un coup, puis deux, puis trois. Le meuble explosa. Serymar ne cherchait pas à maîtriser ses mouvements et laissa sa rage s’exprimer.
Il en avait assez de se maîtriser, surtout lorsqu’il observait où cette vie l’avait mené. Cette fois, il s’arrogeait enfin le droit d’agir sans limites. Agir sans remords, sans efforts, sans contrôler ses humeurs.
Tout ce qu’il souhaitait, c’était se libérer de cette souffrance accumulée et si longtemps muselée. L’arme fendit une bibliothèque en deux. Il lâcha un cri de rage et planta l’épée dans un morceau du meuble. D’un geste sec, il décrivit un large mouvement de bras pour libérer la lame. Le tas de bois explosa contre le mur.
Il jeta l’épée, saisit une chaise et la lança avec toute la force dont il était capable. Elle se désagrégea en heurtant le sol. Fou de douleur, le Mage poursuivit son saccage avec l’énergie du désespoir. Cette pièce, il devait l’anéantir. Il ne voulait plus avoir mal.
Son poing heurta le mur avec une telle force qu’une partie de la pierre s’effrita.
— Je le jure… gronda-t-il. Je jure que cette torture sera la dernière que vous m’infligerez !
Il devait s’adapter. Il ne pouvait plus se permettre de ressentir la moindre émotion. Sa constitution ne le lui permettait pas. Il était épuisé de subir en dépit de tous ses efforts pour tenter de vivre normalement. Il n’avait pas d’autres choix que de fermer son cœur et continuer à devenir plus fort. Cette dernière défaite lui avait appris cette leçon.
Pour commencer, il devait effacer toute trace de Syriana jusqu’au moindre recoin. Il avisa la pièce et s’aperçut qu’il n’y avait plus rien à anéantir. Tout lui rappelait encore Syriana. Le souffle court, il se laissa glisser au sol. Déboussolé et sans repères, il se concentra sur la seule chose qui le guidait encore : son état. Effacer toute trace de vie de Syriana ne s’était pas révélé efficace. Cela lui faisait peur. Il avait pourtant réussi à surmonter toutes les tortures qu’on lui avait infligée. De chaque blessure, il était parvenu à en faire une force. Alors pourquoi, en cet instant, il n’y arrivait pas ?
Si en temps normal, la vue du sang ne lui faisait pas détourner le regard, en ce jour, tout ce sang humain qui le recouvrait lui donnait la nausée. Celui de Syriana.
« Mon âme sœur… »
Ses doigts étaient poisseux. Ses vêtements imprégnés lui collaient à la peau et ses cheveux à son visage.
« Pourquoi suis-je là ? Quel est le sens de cette vie dénuée d’intérêt ? »
Cette éternelle question lui revint alors qu’il contemplait le résultat de son carnage. Ivre de ressentiments, il leva les yeux vers le ciel comme s’il pouvait le voir au travers du plafond gris.
— Dragons, je vous hais ! Je vous hais ! Comment avez-vous pu laisser faire une chose pareille ? leur hurla-t-il.
***
Tout s’effaça et Elma réintégra la réalité, tremblante. Elle pleurait et son cœur était serré. Elle s’essuya les yeux d’un revers de manche et s’efforça de reprendre contenance.
Elle n’avait pas trouvé la Prophétie. Malgré-ça, elle avait réussi à obtenir de nombreuses informations à travers les deux souvenirs. Serymar semblait avoir fait partie d’un projet obscur, visiblement contre sa volonté, comme s’il avait essayé d’échapper à une sorte de secte. Était-elle liée à cet « homme à l’œil rouge sans âme » dont Serymar lui avait parlé quand Karel n’était encore qu’un bébé ? Cette personne était un ennemi de son Maître, mais lui-même ne semblait pas savoir de qui il s’agissait réellement. Et quel était le but de ce « projet Dragons » ? Si les Dragons voulaient tuer Serymar, pourquoi ne le faisaient-ils pas eux-mêmes, pourquoi désigner Karel pour le faire à leur place ?
Le souvenir qu’elle venait de voir lui revint en mémoire.
« Maître… qui est parvenu à vous briser ? »
Elma étudia le calendrier. « Aëlys ». C’était donc bel et bien un prénom qui avait été caché sous la rature, comme elle l’avait supposé autrefois.
Un autre détail l’intrigua sur le calendrier. Un mois entier entouré d’un côté, et l’annotation d’Aëlys sur trois jours précis de l’autre.
Elma compta les mois qui séparaient les deux annotations. La stupeur déforma ses traits lorsqu’elle arriva au bout du décompte. Huit mois. Choquée, Elma se tourna vivement vers Serymar.
— Un enfant ! Vous avez eu un enfant ! s’écria-t-elle, stupéfaite avant de se plaquer les mains sur ses lèvres.
Pourquoi lui avait-il indiqué qu’il n’était pas en mesure de s’occuper de Karel, dans ce cas ? Serymar était-il encore dans le déni après cent ans ? La jeune femme comprenait mieux son malaise lorsqu’elle avait découvert cette pièce saccagée autrefois. Il s’était senti honteux d’avoir cédé à la folie, d’avoir faibli, de s’être laissé vaincre par la douleur et le désespoir. Le Mage ne s’était jamais toléré la moindre faiblesse.
Priant pour que personne ne l’ait entendue, Elma s’empressa de remettre le calendrier dans sa cachette. Elle prit garde à ce que tout soit à sa place et se releva. Elle fit de même avec le faux livre et les cristaux, bien qu’elle décidât de garder celui qu’elle avait utilisé, devenu sombre. Serymar s’en rendrait compte, mais ce serait sans doute pire s’il découvrait qu’il avait été utilisé. Elma s’en débarrasserait à la Tombe de Cristal dès que possible. Elle espérait que les nombreux cristaux puissent dissimuler la présence de celui-ci.
Elma risqua un œil vers le Mage et soupira de soulagement lorsqu’elle le vit toujours inconscient. Elle se rapprocha en repensant à tout ce qu’elle avait découvert. Visiblement, ses investigations ne se feraient pas sans heurts. Au moins, elle avait peut-être l’incantation qu’il fallait pour ouvrir la Tombe de Cristal. Elle serra les poings pour se redonner du courage. Un enfant. Comment avait-il pu enlever Karel ? Même si ça avait été pour lui sauver la vie, Elma n’était pas dupe. Il devait y avoir autre chose, outre le fait que Karel était désigné pour l’anéantir un jour.
— Croyez-moi, Maître… murmura-t-elle. Je vous ouvrirai les yeux, j’y parviendrai, quoi que cela puisse me coûter. Vous refusez de demander de l’aide, je vous apporterai la mienne, quitte à affronter votre colère. J’ose seulement espérer que vous finirez par comprendre que je fais tout ça par profond respect pour vous.
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