Chapitre 28

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Désireuse de profiter de la faiblesse du Mage et des quelques heures où personne ne ferait plus attention à elle, Elma prit son courage à deux mains pour retourner à la Tombe de Cristal. Le souvenir de son Maître cédant à une folie destructrice, vaincu par le désespoir et la douleur, revenait à sa mémoire. Elma avait l’intuition, au vu de l’attitude de Serymar, que tout avait commencé avec cette histoire. Elle devait savoir. Et sa réponse se trouvait certainement dans cette caverne.

Elle revint devant l’entrée invisible et fixa la paroi. Elle prononça avec toute la conviction dont elle disposait :

— Aëlys.

La satisfaction emplit son cœur lorsque l’entrée apparut.

« Je peux trouver la vérité ! », s’enhardit-elle.

Elle n’osa malgré-tout pas pénétrer à l’intérieur. Serymar était réveillé, il était peut-être capable de ressentir une intrusion dans ces lieux. Elle ne disposait que de peu de temps. Bientôt, il serait guéri, et elle n’aurait plus l’occasion de revenir.

Comme la fois précédente, Elma ramassa un cristal au hasard et inspira quelques secondes pour se donner du courage. Elle ne s’était pas attendue à affronter des souvenirs aussi violents, les deux premières fois. Elle fixa le cristal sombre dans sa paume d’un air de défi.

— Allons-y.

Elle le plaqua contre son front et sa conscience fut emportée.

***

200 ans plus tôt.

Enfin le silence. En plus des lacérations publiques soi-disant cérémonielles, l’adolescent sans nom devait aussi subir leurs cacophonies. Des hurlements stridents avaient résonné autour de lui, accompagnés de tambours. Pour son ouïe trop fine, cela avait été une véritable torture. Il avait dû se faire violence chaque seconde pour ne pas laisser la folie le posséder durant ces longues heures. Il en était venu à regretter les nombreuses incisions infligées sur son corps. Elles avaient eu au moins le mérite de détourner son attention du chaos sonore. Pour la première fois de sa vie, il avait été près de mettre son égo de côté pour les supplier d’arrêter. Il serait allé jusqu’à leur offrir ses veines seulement pour qu’ils cessent, s’il en avait eu la force. Ses poignets brûlaient depuis que ses bourreaux lui avaient retiré les entraves bloquant ses pouvoirs. Cela ne signifiait qu’une seule chose. Il allait être forcé de se battre dans le seul but de se faire étudier.

Il détestait ces chasses. Une activité justifiée par un hypothétique besoin d’entraînement. L’adolescent ignorait de combien de temps il disposait avant que les elfes ne lui tombent dessus. Il soupira, las. Il était beaucoup trop épuisé pour affronter qui que ce soit ce soir.

Qu’il se défende ou non, l’issue restait la même. Chaque fois qu’il utilisait ses pouvoirs, il se retrouvait très vite vidé de son énergie. Les longs combats lui étaient périlleux, il devait souvent frapper fort et très vite. Une fois pourtant, il avait essayé de changer de stratégie. Ce jour-là, il ne s’était pas défendu, afin de voir si les elfes se lasseraient plus vite de lui. Sa théorie s’était révélée juste, mais le résultat avait été pire : son agonie s’en était retrouvée encore plus longue.

À même le sol humide au milieu de la place du village, abandonné tel un objet cassé sans valeur, il resta immobile, trop faible pour bouger. L’air froid de la nuit apaisait le feu de ses nombreuses plaies. Il grimaça de dégoût en repensant à toutes ces atteintes à son intégrité. Un frisson de mépris le secoua en ressentant toutes ces lèvres posées sur ses plaies pour s’abreuver de son sang. En comparaison, les coups de lames lui avaient parus bien doux. Ses doigts étaient crispés sur son manteau informe et sans teinte pour le maintenir fermé, comme si cette maigre protection pouvait effacer ces dernières heures. Suffisamment large pour cacher son corps déformé, ce vêtement lui donnait le sentiment illusoire de préserver le peu d’intégrité qu’il possédait. Si ce clan voyait en lui un trophée, lui se considérait comme une monstruosité. Il rabattit la large capuche au-dessus de sa tête. Ne pas hurler. Ne pas céder à cette folie qui le guettait en revivant ces dernières heures.

Désireux d’éviter la prochaine chasse, il finit par se relever avec difficulté, écœuré, avec la ferme intention d’aller se plonger tout entier dans le lac le plus proche. Il espérait se purifier le plus possible des séquelles de cette cérémonie. Encore et toujours, sans jamais de répit depuis une dizaine d’années. Quand il n’était pas torturé physiquement, c’était son esprit perturbé qui prenait le dessus. Un état que ses bourreaux se plaisaient à entretenir.

Il en était ainsi depuis ce maudit jour où le demi-elfe avait compris ce qu’il représentait. Depuis le jour où l’Ancien l’avait vendu à ses congénères en lui annonçant qu’il était « enfin prêt ». L’adolescent avait beau n’avoir été qu’un jeune enfant ignorant à ce moment-là, il avait bien vite compris que ces quelques années de tranquillité n’avaient été qu’illusion. Séquestré dans la demeure de l’Ancien jours et nuits, il n’avait jamais bénéficié d’instruction, ne serait-ce que par la pratique du langage. En conséquence, ses expressions et ressentis s’affichaient très clairement sur son visage et dans ses postures. Il était toutefois parvenu à retenir certains mots en écoutant les différentes conversations de l’Ancien.

Ainsi, il avait pu lui demander pourquoi est-ce qu’il devait vivre isolé de tout le monde. Le vieil elfe lui avait répondu qu’il était spécial, sans que le demi-elfe ait pu saisir le sens de ce mot.

L’adolescent se traîna. Sa jambe gauche était si lourde qu’il était incapable de lever son pied et plier le genou. Il lutta contre lui-même : les derniers événements étaient si ancrés dans sa mémoire perturbée qu’il ne cessait de revivre les dernières heures dans les moindres détails. Son corps tremblait alors qu’il mobilisait sa volonté pour ne pas succomber à la folie. Le demi-elfe se laissa aller à la seule parade qu’il avait trouvée : il ferma son cœur et se coupa de ses réflexions. Toute lueur s’éteignit dans son regard, et il erra telle la coquille vide qu’il s’imposait de devenir.

Il atteignit enfin le lac tant espéré. Il fixa la surface pendant de longues secondes. Était-il capable de se noyer ? Il avait lutté pendant une dizaine d’années, sans aucun résultat.

Contre toute attente, cette idée ne l’effrayait pas. Il se sentait même serein à cette perspective. Cette expérience sur son corps, c’était la sienne, son choix. Cela lui donnait une vague impression de devenir propriétaire de lui-même.

Il ne prit pas la peine de retirer ses vêtements. À pas lents, il pénétra dans le lac et savoura le froid qui gela sa peau. L’eau imbiba de plus en plus son vieux manteau. Il avança jusqu’à atteindre la fin de la berge immergée. Plus qu’un pas, et il coulerait. Plus qu’un pas, et il serait peut-être libéré de cette vie vide d’intérêt.

Il relâcha tout maintien et son corps sombra aussitôt sous la surface de l’eau. Mètre par mètre. L’adolescent appréciait la morsure glacée qui pénétra chacun de ses os. Il ferma les yeux, se laissa avaler par les profondeurs et envahir par cette torpeur si longtemps espérée. Pour la première fois de sa vie, l’adolescent se sentit apaisé. Il pria les Dragons avec ferveur, notamment Illuyankas, veilleur sur la Vie et la Mort, de prendre sa vie.




***




Sortie du souvenir, Elma prit quelques instants pour reprendre ses esprits. Elle replaça le cristal dans la grotte, déçue et le cœur lourd. Si elle continuait à regarder au hasard, elle allait alerter le Mage avant d’avoir réussi à trouver quelque chose d’utile.

Elma soupira. Si seulement elle pouvait au moins connaître la raison qui poussait les Dragons à souhaiter la disparition de Serymar, elle se sentirait moins perdue.

« J’ai seulement commis le crime d’exister. » La réponse du Mage la frappait avec autant de violence qu’un coup de poing.

« Maître… ce doit être un malentendu… les Dragons ne peuvent penser ainsi… »

Elle sursauta et se retourna vivement lorsqu’elle sentit une présence derrière elle. Blême, elle fut soulagée de découvrir Karel qui la fixait avec une expression interrogatrice sur le visage. Lorsqu’il constata qu’elle tremblait malgré-elle, il s’inquiéta.

— « Ne t’en fais pas, Karel, je n’ai rien. », lui assura-t-elle.

Karel se renfrogna et la tristesse passa dans ses yeux. Elma se rapprocha de lui.

— « Que se passe-t-il ? »

Karel recula et signa qu’il en avait assez d’être pris pour un idiot et que les adultes lui mentent. Il expliqua qu’il ne supportait plus d’être mis à l’écart pour la seule raison de son âge.

Sur ces mots, le petit garçon tourna le dos pour partir. Envahie de culpabilité, Elma le retint très vite par une épaule.

— « Pardon. Pardon, Karel, c’est vrai, tu as raison. Désolée… Si tu veux la vérité, j’ai seulement eu très peur, c’est tout. »

Karel ne répondit rien pendant quelques secondes. Elma s’agenouilla face à lui et le regarda droit dans les yeux.

— « Karel, ce que je vais te demander est très important. Tu ne dois dire à personne que je suis venue ici. Tu comprends ? »

Le petit garçon hocha la tête puis prit Elma par la main pour la ramener au château. Il lui affirma avec sérieux qu’elle avait besoin de se reposer et qu’il allait s’occuper d’elle. Elma ne prit pas la peine de lui expliquer que ce n’était pas son rôle. Karel avait l’air très sérieux et peu ouvert à la négociation en cet instant.

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