/!\ Chapitre 29 - 1 /!\ [F]

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200 ans plus tôt.




L’adolescent ouvrit les yeux. Un violent sursaut l’anima quand il se rendit compte qu’il n’avait pas péri noyé, horrifié à l’idée de constater que même la mort lui était interdite. Assis sur un tapis en toile tel un animal et le cœur battant, il regarda autour de lui. Ses entraves glacées paraissaient lourdes sur ses maigres poignets. Le désespoir le submergea.

Sa vie avait si peu de valeur que même Illuyankas avait refusé de la récupérer. Il était condamné à une vie de souffrances éternelles.

L’adolescent frappa le sol de son poing valide et une exclamation rageuse lui échappa. Un fort cliquetis de chaîne se fit entendre, mais il n’y prêta pas attention. Avec le temps, il s’était habitué à cette présence autour de ses poignets, ses chevilles, son cou et à sa taille, qui bloquait ses pouvoirs. Il sentit les désagréables pieux métalliques à l’intérieur des anneaux enfoncés dans sa chair, prêts à le paralyser s’il sollicitait la moindre once de magie. Du sang argenté suinta à cause d’elles après son mouvement d’humeur et traversa son manteau abîmé. Il ne grimaça pas. La douleur faisait partie de chaque minute de sa vie.

Sa mâchoire se crispa. Il avait aperçu des animaux bien mieux traités que lui. Des objets aussi, surtout ce bâtiment constitué de métaux et de rouages déguisé en totem. L’adolescent lutta pour ne pas céder à la crise d’angoisse lorsqu’il repensa à cette table constellée de pieux de métal sur lesquels les elfes l’empalaient souvent pour le vider de son sang. Après chaque séance quotidienne, il entendait ses tortionnaires commenter son état et se réjouir à l’idée qu’ils pouvaient aller encore plus loin, pour la seule raison que leur cobaye ne mourrait jamais.

Ne sachant pas compter, l’adolescent ignorait depuis combien de temps il agonisait. Dans son esprit, cela lui semblait une éternité. Son seul repère temporel était son propre corps : il se souvenait qu’il était très jeune quand toutes ces tortures avaient commencé. Depuis, s’il exceptait les difformités qu’il cachait sous son manteau, il avait pu observer qu’il avait depuis quelques temps une morphologie qui ressemblait de plus en plus à celle des adultes.

Submergé par son désespoir, l’adolescent saisit l’entrave autour de sa taille et se jeta avec violence contre le mur derrière lui afin de se blesser, dans l’espoir d’achever sa vie en l’instant. Les pointes lui percèrent la chair de toute part.

« Mourir ! »

L’adolescent saisit de l’anneau autour de son cou pour s’égorger et un violent coup de canne s’abattit sur sa nuque. Il tomba à terre, sonné. Il avait la désagréable impression de s’être fait enfoncer un objet à l’intérieur de la colonne vertébrale.

— Tiens-toi tranquille, tu me fatigues, le réprimanda une voix dure.

L’adolescent la reconnut aussitôt. Ses poings tremblèrent de colère. Il haïssait cet homme, plus encore que tous les autres elfes noirs de ce maudit clan. La honte le terrassait à chaque fois qu’il se souvenait d’y être né. Il jeta un regard assassin à son interlocuteur et à défaut de pouvoir se jeter sur lui, il cracha à ses pieds.

Un autre coup dans l’estomac le plia en deux.

— Je ne comprends vraiment pas comment tu peux te montrer aussi irrespectueux envers la personne qui a permis ton existence ! le tança l’elfe avec froideur.

Le demi-elfe fulmina. La réponse n’était-elle pas évidente ? Comment pouvait-il éprouver le moindre respect envers des gens qui n’en avaient aucun pour lui ? Ce fut ce qu’il aurait souhaité prononcer sans y parvenir. Les mots restèrent coincés et empoisonnèrent un peu plus son cœur et son esprit.

Sa mère avait été une elfe noire. Il ne l’avait jamais connue, et pour cause : le clan avait pour mœurs de mettre à mort leurs femmes après qu’elles aient donné la vie. Les elfes prétextaient un rituel consistant à transférer leur essence vitale au nouveau-né. Chaque enfant était élevé par un homme, et le clan n’avait de cesse de diminuer d’année en année.

Un jour, le vieil elfe l’avait rendu de force spectateur de cette sanglante tradition, ainsi que d’une « conception », sous couvert de tradition. S’il n’avait pas tremblé, il n’en avait pas été moins marqué au point d’en avoir perdu le sommeil pendant plusieurs semaines. Cela avait inspiré une idée d’expérience de la part de ses bourreaux. Une étude consistant à le priver de sommeil le plus de temps possible afin d’en constater les résultats sur sa santé physique et mentale. L’adolescent avait fini par succomber à un malaise de plusieurs jours.

Il avait été élevé par cet elfe, dénommé l’Ancien. Le demi-elfe ne l’appréciait pas pour autant. Il gardait en tête le souvenir du jour où cette enflure l’avait vendu à ses congénères en lui faisant comprendre qu’il n’était qu’un précieux cobaye depuis toujours. L’Ancien s’était contenté de le maintenir en bonne santé. Incapable d’aligner plusieurs mots d’affilées, le demi-elfe avait compris avec horreur qu’il n’avait aucun moyen de se faire entendre. Lorsqu’il devait lutter pour endurer toutes ces souffrances macabres, les sons se transformaient en cacophonie insupportable. La première et dernière fois qu’il avait essayé de s’exprimer, ses tortionnaires avaient eu l’idée de mener des recherches au niveau de sa gorge. Le demi-elfe se souvenait encore avec épouvante de cette substance brûlante que les elfes l’avaient forcé à ingérer. Il avait cru avoir des charbons ardents à même ses poumons et à l’intérieur de son crâne. Depuis, non-seulement il était à peine capable de s’exprimer, mais il se l’interdisait, afin d’inspirer le moins possible ses tortionnaires.

Pour le peu de dignité qui lui restait, l’adolescent préférait donc éviter de leur donner une raison supplémentaire de le torturer. Comme tous les jours, de chaque mois, de chaque année. Ainsi préférait-il se taire et ne tenter aucune initiative sous leurs yeux.

L’adolescent fixa le vieil elfe d’un regard noir. Ce dernier s’appuya sur sa grande canne.

— Laisse-moi te rappeler une chose, espèce d’ingrat ! Tu es une ressource précieuse. Tu es protégé de la convoitise des autres peuples ici, ne l’oublie surtout pas ! Tu as de la chance que nous n’ayons pas révélé ton existence à Weylor toute entière ! Mets un seul pied dehors et seul l’enfer t’ouvrira les bras.

L’adolescent se raidit de colère. Parce qu’il devait en plus lui en être reconnaissant ? Comme toujours, il serra les dents pour empêcher toute tentative de verbalisation. La crainte était une entrave aussi lourde que ses chaînes. Il fixa l’Ancien d’un regard empli de reproches en les lui désignant.

— Nous avons tous la situation que nous méritons, cher bien, lui répondit l’Ancien, habitué à traduire ses expressions non-verbales.

C’en fut trop pour le demi-elfe. Il se jeta sur l’Ancien avec rage, mais la chaîne était trop courte pour lui permettre de se relever. La canne pénétra avec violence entre deux de ses côtes. L’adolescent en eut le souffle coupé et la douleur l’aveugla. À peine reprenait-il ses esprits qu’une sensation le glaça. Une gêne s’installa à l’intérieur de son crâne, aussi désagréable que si la canne s’enfonçait dans l’une de ses tempes. C’était comme si des serres s’inséraient dans son cerveau. L’adolescent retint son souffle. S’il osait bouger, il subirait de sévères lésions internes. De force, ses pensées défilèrent de manière chaotique. L’Ancien lisait dans son esprit. Le demi-elfe ne supportait pas cette pratique. Il se sentait mis à nu, sans plus aucun espace où il pouvait espérer s’isoler, violé jusqu’à son âme en plus de son corps. Lorsque l’Ancien cessa d’utiliser sa magie, une expression mauvaise anima son visage ridé.

— Tu penses donc que tu n’as rien demandé ? Arrête de te fatiguer pour rien. Tu n’as pas besoin de t’encombrer d’avis ou de réflexions.

Le demi-elfe garda la tête haute, afin de lui signifier qu’il camperait sur ses positions. Il ne s’empêcherait jamais d’observer et de penser, car il s’agissait de la seule chose dont il semblait capable.

— Je vois. Tu veux donc être autre chose.

L’Ancien marqua une courte pause.

— Très bien. Alors mérite-le ! Prouve que tu es une personne, si tu tiens à être considéré comme telle !

Il exécuta un geste de la main et les entraves tombèrent autour du demi-elfe.

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