Chapitre 29 - 2 [F]
Méfiant, l’adolescent se releva en s’aidant du mur sans lâcher l’Ancien des yeux. L’elfe n’attaqua pas. Le demi-elfe ne comptait pas hésiter.
Il appela son pouvoir et invoqua soudain des lames de vent qu’il poussa vers son adversaire d’une brusque tension du bras. L’Ancien les repoussa d’un geste désinvolte de la main comme s’il chassait un insecte. Les lames se retournèrent aussitôt contre leur jeune lanceur et le tailladèrent. Affaibli par ses précédentes blessures et sa tentative de noyade, l’adolescent tomba avec rudesse sur le sol. Être à terre était comme se condamner. Le demi-elfe se démena pour se relever, mais son corps criait grâce. Il serra les dents pour ne pas laisser à l’Ancien le plaisir de se délecter de sa douleur. Chacun de ses muscles lui était douloureux. Non, il ne céderait pas. Il leur donnait déjà assez de plaisir à le voir agoniser tous les jours. Il se refusait à leur donner pleinement satisfaction en laissant sa douleur s’exprimer à plein poumons. L’adolescent se raccrocha à ce désir pour survivre. S’il perdait ça, il n’aurait plus rien.
Le vieil elfe s’avança et planta sa canne dans sa main blessée. La douleur irradia jusqu’à son coude. Il fixa l’elfe avec haine.
— Tu vois, tu ne peux pas être autre chose qu’un objet expérimental. Alors maintenant, écoute-moi attentivement, l’Offrande. Notre clan se désagrège d’années en années. Tu es notre dernier espoir pour nous sauver. Mais décidément, tu n’es pas très coopératif.
L’adolescent trouva la force de se composer une expression hautaine et plongea son regard dans celui de l’Ancien : ce clan se désagrégeait tout seul ? Tant mieux. Une nouvelle intrusion désagréable perça l’intérieur de son crâne. Cette fois, il ne lutta pas et tenta une autre approche. Il montra pleinement ses pensées et se permit un rictus cruel. Il imaginait sans mal tous les elfes noirs à sa place, à subir tout ce qu’ils avaient pu lui faire. Il se délecta à les voir brûler vifs, empoisonnés, noyés, torturés de toutes les manières possibles. L’adolescent soutint le regard de l’Ancien et le défia : un jour, il s’en sortirait. Un jour, il se tiendrait au-dessus d’eux. Un jour, les elfes l’imploreraient de les épargner. Et comme pour lui, il se ferait sourd à leurs supplications et se délecterait de leurs souffrances.
L’Ancien enfonça sa canne avec violence. Le demi-elfe eut l’impression que celle-ci allait traverser sa main gauche de part en part. Il s’en inquiéta : il s’agissait de la seule valide.
— À être trop entêté, la réalité finira par te faire plier, gronda l’Ancien. Une petite leçon s’impose.
Il retira sa canne et serra son poing. L’entrave reparut autour de la gorge du garçon et se resserra. Il l’attrapa vivement de sa main gauche pour empêcher le sortilège d’aller plus loin. L’Ancien fit de même avec l’anneau de la taille, coupant le souffle de son jeune prisonnier. Incapable de bouger son bras droit, son prisonnier serra les dents et tenta de maîtriser sa respiration saccadée, malgré les pointes qui lui perçaient la peau. Il ressentait le regard analytique du vieil elfe sur lui. Cette attitude qu’il ne supportait plus, au point de se sentir mal à l’aise face à la moindre attention qui lui était accordée. Comme le souffle lui manquait, il prit sur lui pour essayer de l’ignorer, concentré à endurer ces sévices.
Les pointes pénétraient dans ses blessures chaque fois qu’il osait gonfler ses poumons pour respirer. L’air lui manqua.
Alors qu’il agonisait et que sa vue se brouillait, l’Ancien reprit la parole.
— Écoute-moi bien. Tu es né différent. Ce qui signifie que tu dois être considéré autrement. Tu aurais pu apparaître dans un autre endroit sur Weylor, où tu aurais peut-être eu une autre vie. Dans tous les cas, les gens différents ne peuvent avoir droit qu’à des traitements à part, c’est ainsi ! Si tu t’obstines à refuser encore cette fatalité, alors prouve que tu es autre chose qu’un objet expérimental ! Mais je te préviens : tu n’y arriveras jamais.
L’adolescent lui jeta un regard noir, empreint d’une rancœur profonde. Écouter cet homme était une torture.
L’Ancien le toisa de toute sa hauteur.
— Tu veux partir ? Soit. Essaie donc, et fait tes preuves, si tu es trop idiot pour te contenter d’entendre la vérité. Dehors, tu la subiras. Tu n’auras jamais la paix, ta vie ne se composera que de souffrances et de déceptions. Il n’y a rien d’autre hors de cette forêt qui t’attend, la vie n’aura rien à t’offrir ! Mieux vaut pour toi que personne à part nous n’ayons connaissance de ton existence… crois-moi. En particulier les Dragons.
Un court silence lui répondit, pendant lequel l’adolescent défiait son interlocuteur avec une lueur farouche. Des vertiges le saisirent. Cela faisait déjà plusieurs minutes qu’il ne pouvait plus respirer. Il avait l’impression que son cœur battait dans ses oreilles. Il résista. Non pas par fierté, mais pour garder un semblant de dignité. La loi du plus fort.
— Ton destin est noble et grand, et changera à jamais le pays. Tu dois porter ces espoirs avec fierté, certainement pas avec mépris. Tu devrais être fier d’avoir l’honneur de sacrifier ta vie à ce projet !
Un honneur ? Où était l’honneur de fomenter contre les Dragons ? L’hybride ignorait encore quel rôle il devait jouer dans cette traîtrise, et encore moins quelle forme cette menace prendrait. La seule chose dont il était certain, c’était qu’il ne voulait pas y participer d’une quelconque manière que ce soit.
Son geôlier lui avait toujours dit qu’il était spécial, sans qu’il ne connaisse la véritable signification de ce mot. Depuis, il sonnait comme une insulte annonciatrice de danger à ses oreilles.
Une dizaine d’années plus tôt, l’Ancien lui avait signifié qu’il était prêt, le jour même où le demi-elfe venait de découvrir ses pouvoirs. Il n’avait pas compris en quoi il était prêt et avait été emmené jusqu’au centre du village, à l’intérieur de ce totem mécanique. Il avait alors compris que son destin était lié à cette machine étrange, qu’il n’avait été qu’un outil fabriqué après nombre d’essais ratés.
— Je sais ce que tu me reproches. Laisse-moi te répéter que tes remontrances sont illégitimes, contra l’Ancien. Je t’ai toujours dit que tu n’étais pas comme les autres et que tu étais voué à un autre but car tu étais spécial. Je ne t’ai donc jamais menti, je ne t’ai jamais trahi. Maintenant, je te prierai de ne pas m’obliger à user des autres atouts de ces entraves. Il serait dommage que tu sois affaibli pour les prochaines expériences, juste parce que tu es incapable de te tenir tranquille. Maintenant que j’y pense, il serait intéressant de savoir combien de temps tu es capable de survivre sans respirer. Sois un bon cobaye, s’il te plaît. Tu es l’avenir de notre peuple, et bien trop précieux pour être partagé avec les autres.
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