Chapitre 5 - 3
— Qu’est-ce que tu manigances ? interrogea Serymar, méfiant.
Elma lâcha un discret soupir. Pourquoi fallait-il que ses sens soient aussi aiguisés ? Elle fit volte-face. Lui mentir ne servait à rien, c’était même la pire chose à faire.
— Sauf votre respect, Maître, je pense que vous vous en doutez déjà, lui répondit-elle avec audace. Il n’est pas dans vos habitudes de poser des questions dont vous connaissez la réponse.
— J’ai passé l’âge de me laisser aller à ce type de provocation, Elma.
La jeune fille laissa planer un silence.
— Réponds à la question.
Elma avança de quelques pas en soutenant son regard perçant. Ne pas trembler. C’était lui-même qui le lui avait appris. Elle préféra lui servir une autre vérité afin de ne pas avoir à mentir.
—Je voulais vous voir, mais comme je ne vous trouvais pas… je me disais que vous vous étiez isolé ici, comme souvent.
— Ce n’était pas la peine de perdre ton temps pour ça.
— Je vous en veux, lui asséna-t-elle sans détour. Beaucoup.
— Je sais.
Elma se glaça et lutta pour ne pas fondre en larmes.
— Vous êtes vraiment…
— Karel serait mort si je ne l’avais pas enlevé, coupa Serymar. La Prophétie indiquait que l’élu des Dragons naîtrait muet et de deux Sans-Pouvoirs. Je ne pouvais pas rester les bras croisés. L’ennemi n’attend que la première occasion pour me piéger.
— Bon sang, mais par les Dragons, à qui faites-vous allusion ? s’emporta Elma.
— À l’œil rouge sans âme surnommé Œil-de-Sang.
Elma avait du mal à suivre, convaincue qu’il aurait pu trouver une solution alternative.
— L’assistant du Messager des Dragons avait réussi à trouver où et quand Karel verrait le jour, révéla Serymar. Je lui ai effacé la mémoire pour ne pas que ces informations tombent entre les mains d’Œil-de-Sang et ai fait en sorte que les souvenirs de la Prophétie reviennent à la Tribu de l’Eau, qui est en mesure de protéger ces informations. C’est comme ça que les parents de Karel n’ont pas été retrouvés avant de le mettre au monde. Tout s’est joué à rien. Il s’en est fallu de peu pour qu’Œil-de-Sang me remette la main dessus quand je suis allé chercher Karel.
— Quand bien même, je ne peux pas cautionner ça !
— Ce n’est pas ce que je te demande.
— Mais vous m’exigez pire encore ! explosa Elma.
Un silence tendu s’abattit entre eux. La jeune fille détourna le regard, les yeux débordants de larmes.
— Comment… comment avez-vous osé… je… je croyais… hoqueta-t-elle.
— Relève la tête, Elma. Cesse de baisser le regard lorsque tu t’adresses à quelqu’un, je te l’ai déjà dit plusieurs fois. Assume tes paroles. Le pacte ne t’interdit pas d’être honnête.
Elma essaya de reprendre contenance. Au prix d’un grand effort, elle redressa la tête.
— Je croyais que vous me souteniez. Qu’à vos yeux, mon choix n’était pas une honte. Alors pourquoi… pourquoi m’avoir punie en me forçant à m’occuper d’un bébé ? D’autant plus un petit qui me rappelle tous les jours que je ne suis pas celle qu’il cherche ! Il n’en dort pas les nuits depuis sa naissance !
— Tu te trompes sur mes intentions.
Elma le dévisagea, confuse.
— Je n’ai pas fait ça pour te faire payer ta décision d’avorter. Je serais le premier à m’interposer si la moindre personne osait te pointer du doigt pour ça. Tu as passé ta vie à être dirigée comme un pantin. Cette décision était la première que tu prenais par toi-même, et elle ne saurait être contestée.
Elma ne parvint plus à retenir ses larmes. Elle darda ses yeux verts sur lui.
— Et si j’avais décidé de le garder ?
— Je viens de te répondre. Ta décision ne saurait être contestée. La seule chose qui me contrarie maintenant, c’est de me demander si tu ne m’as pas trompé. Je t’avais enjoins de prendre cette décision uniquement pour toi. Je t’avais pourtant prévenue que les deux choix auraient des conséquences. Je ne prendrai pas la responsabilité de tes erreurs de jugement.
— Je ne regrette pas, non, s’empressa-t-elle de lui assurer. Je n’ai que seize ans ! Je me remets à peine de tout ce qui m’est arrivée l’an dernier que vous me demandez de superviser des hommes et de m’occuper d’un bébé ! Je ne suis vraiment pas capable de…
— Tu es beaucoup plus capable que ce que tu crois.
Elma se tut.
— Tu n’as pas le choix, reprit-il. La vie t’exige de devenir adulte avant l’heure. Je ne souhaitais pas t’imposer Karel. Sa venue est… inattendue, je l’admets. Je te l’ai confié car tu es celle que j’estime la plus capable ici. Je pense aussi que te placer à la tête des autres te permettra d’apprendre à ne plus jamais te laisser dominer, à gagner en assurance et t’émanciper.
— Vous me surestimez !
— Ne compare pas nos expériences de vie alors que tu as à peine commencé la tienne.
Elma demeura muette. Elle venait de comprendre que son Maître ne changerait pas d’avis.
Serymar la dépassa. Il s’immobilisa sans se retourner.
— Pour te répondre… si tu avais décidé de garder cet enfant, je l’aurais protégé. Sans pacte, parce qu’il n’aurait rien demandé, contrairement à vous tous.
Elma s’essuya les yeux d’un revers de la main. Ainsi, il avait été sincère avec elle le jour où il lui avait imposé de prendre une décision. Le Mage reprit son chemin mais elle l’interrompit soudain.
— Je tenais à m’excuser pour ce que je vous ai dit ce matin.
Surpris, son interlocuteur reporta son attention sur elle. Le regard analytique qu’il lui lançait la mit mal à l’aise. Serymar n’avait pas l’habitude des excuses et ne savait jamais comment réagir. Il se cloîtra derrière son masque de glace et son regard se fit plus perçant, comme s’il cherchait à sonder Elma.
— Je ne cautionne toujours pas ce que vous avez fait, s’expliqua Elma. Mais cela ne doit pas me rendre aveugle. J’ai passé du temps avec Karel, il a essayé de me raconter des choses après votre entrevue. Je ne pouvais pas tout comprendre, mais j’ai vu à son visage qu’il semblait avoir beaucoup apprécié ce moment privilégié. Lui ne peut mentir… Je vous ai manqué de respect en vous accusant de l’avoir maltraité. Je suis désolée.
Encore un silence. Elma trouvait incroyable de constater que Karel, qui ne pouvait pas parler, communiquait bien plus que Serymar.
— Je me fiche de ce que l’on peut penser de moi, déclara-t-il. Cela ne m’atteint plus depuis longtemps.
« Bien sûr. À d’autres. » songea Elma avec ironie.
Au fond d’elle, elle se sentait satisfaite d’avoir détourné son Maître de la tension ambiante. Elle s’était habituée à sa façade, ces derniers mois.
— Cela s’appelle du respect, rétorqua-t-elle avec calme.
Il se figea durant une fraction de seconde, juste avant de reprendre contenance. Elma réprima un sourire victorieux. Touché. Amusée, elle décida de pousser la provocation un peu plus loin.
— Merci aussi pour le livre sur les signes. Je tâcherai de rappeler aux autres qu’il est à leur disposition.
— Il est dans mon intérêt que vous appreniez la langue des signes. Cela ne mérite pas de remerciement.
Elma jubila en son for intérieur. Elle aimait le pousser dans ses retranchements avec ce type de conversation qu’elle lui savait inconfortable.
— Sûrement, lui accorda-t-elle, mais je suis quand même ravie de pouvoir me rapprocher de lui.
— Tu me fatigues.
Elma esquissa un léger sourire puis fit volte-face et décida de remettre ses investigations à plus tard. Elle s’était quand même fait surprendre. La jeune fille avait pour objectif de se faire oublier, le temps que Serymar relâche son attention. Elle devait vérifier que Karel ne risquait rien.
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