Chapitre 31 - 1

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  Dans l’un des petits salons du château, Serymar était en pleine expérience. Celle qu’il effectuait sur la mémoire depuis plusieurs années, sans parvenir à des résultats satisfaisants.

  Un morceau de cristal déposé sur la table devant lui. Il le considéra pendant de longues secondes. Il s’en saisit. Serymar inspira, ferma les yeux et se concentra, puis porta le cristal à son front. Une brève étincelle blanche éclata lors de ce contact, causant une légère décharge sous sa peau. Serymar relâcha complètement la pierre qui flotta devant son visage. Entre eux, de fins filaments lumineux faisaient crépiter le cristal. Il ressentit cette désagréable sensation d’intrusion à même sa mémoire, comme si quelqu’un lui enfonçait son poing entre les yeux. Le Mage se concentra sur le souvenir dont il voulait désespérément se séparer. La vision se brouilla jusqu’à s’estomper de son esprit, comme aspirée par ce corps étranger à l’intérieur de son crâne. Enfin, cette intrusion s’effaça.

  Serymar ouvrit la main sous le cristal qui s’y déposa et l’observa. La pierre arborait désormais une couleur entre le violet et le bleu. À l’intérieur, une image, un visage en particulier. Des traits délicats, une peau claire, un visage encadré par de longs cheveux châtains. Ses yeux verts comme l’émeraude capturèrent son attention. Ce visage et ce regard ne manquaient pas de lui rappeler Elma, malgré les petites différences entre elle et… et…

« Syriana. »
  Le Mage soupira, déçu de cet énième échec. Son souvenir était encore imprégné dans sa mémoire. Il reconnaissait encore son visage. Il était censé l’oublier. Pourquoi est-ce que ce sortilège fonctionnait sur les autres et pas sur lui-même ? Bien que sa version du sort n’avait jamais été parfaite : un jour ou l’autre, celui-ci pouvait toujours être brisé. Seuls les Dragons maîtrisaient ce pouvoir à la perfection.

« Même ça, mon corps le surpasse… »

  Serymar inspira longuement pour contenir cette frustration qu’il contenait depuis toujours. Résister à tout et aux pires blessures lui apparaissait comme une malédiction semblable à celle que les Dragons subissaient depuis deux siècles. Une torture sans fin, éternelle et sans répit. Une condamnation à être tourmenté pour l’éternité. Serymar en venait à songer que s’être donné à Syriana avait été la pire erreur de sa vie. Il ne pouvait pas se permettre le moindre attachement.

  Serymar comprit enfin la raison de ses échecs répétés : lui-même, avec sa résistance hors-normes et ses facultés de régénération rapides.

  Il se refusait d’effectuer ses expériences sur son personnel. Sa propre histoire le lui interdisait. Jamais il ne s’abaisserait au même niveau que ces stupides Clans qui parasitaient Weylor. Sa propre origine elfique le couvrait suffisamment de honte pour ça.

  Des pas se firent entendre et interrompirent ses réflexions. Le nouveau venu s’arrêta à une distance raisonnable de lui. Serymar ne se retourna pas. Au moins, son serviteur arrivait à point nommé : le Mage n’aurait ainsi pas le temps de ruminer sur ses peines et ses frustrations.

— Maître… commença Orën.

  Sa voix manquait d’assurance, les battements de son cœur étaient rapides de par sa course, et dénotaient une pointe d’agacement et de gêne. Il s’était donc passé quelque chose, mais à priori, rien de gravissime. Serymar leva les yeux au ciel. Il avait déjà deviné quelle était la source du problème. Karel, à tous les coups.

  Quand ces humains prenaient ce ton hésitant, c’était qu’ils se forçaient à lui signaler une ingérence en appréhendant sa réaction. Pourtant, Serymar pensait qu’il avait été clair : il ne s’en prenait à eux que si leurs actions étaient nuisibles.

« Trois… deux… un… », décompta-t-il pour patienter.

— C’est Karel.

« Et c’est reparti. »

  Une fois de plus, il avait vu juste. En revanche, Serymar ne pouvait pas encore deviner ce qui se passait avec aussi peu d’informations. Il ne pouvait que supposer qu’il s’agissait d’un énième problème trivial entre Karel et les adultes, comme cela arrivait fréquemment. Il resta silencieux et attendit la suite.

— Il… Nous ne parvenons plus à le maîtriser.

  Le Mage se retint de soupirer bruyamment et se tourna vers Orën.

— Et alors ?

  Orën parut pris au dépourvu. Perturbé, il ne sut comment réagir.

— Ses pouvoirs. Il… il nous empêche de le maîtriser.

— Et alors ? redemanda le Mage en croisant les bras, essayant de ne pas perdre patience.

  Karel n’était pourtant pas un enfant bien difficile, de son point de vue. Pourquoi fallait-il toujours que ça lui tombe dessus ?

— Mais enfin, je viens de vous le dire… désespéra Orën.

  Il se figea aussitôt lorsqu’il vit le regard noir de Serymar.

— Vous êtes… épuisants et lamentables, soupira-t-il, agacé. Vous ne savez pas comment gérer cette situation ?

— C’est qu’il a dressé une barrière magique contre nous !

— Et… alors ?

  Cette fois, ce fut à son tour de se sentir exaspéré devant une évidence que lui seul semblait percevoir. Hors de ces monts, combien y avait-il de Sans-Pouvoirs qui avaient des enfants porteurs de magie et qui s’en sortaient certainement très bien ?

— Mais… Maître…

— Vous devriez être à même de savoir ce qu’il faudrait faire dans ce genre de cas, au lieu de venir pleurer à mes pieds. N’avez-vous donc aucune dignité ?

  Orën n’osa pas le contredire. Serymar n’en revenait pas qu’il allait encore devoir gérer un événement aussi dérisoire.

  Il décroisa les bras afin d’appuyer une main contre un meuble pour se maintenir.

— Vous êtes épuisants. Que lui avez-vous fait ?

— Exactement ce que vous nous demandez ! L’écarter du moindre danger ! Il aurait pu…

  Serymar comprit aussitôt la situation dans son entièreté et leva la main pour intimer à Orën de se taire. Karel avait dû faire une bêtise, et comme il ne s’entendait pas avec son personnel de par leurs incompréhensions mutuelles, ça avait encore mal tourné. Karel devait être prostré quelque part et très contrarié, tel que Serymar le connaissait. Son Apprenti avait craqué et certainement surréagi. En revanche, que des adultes se comportent de manière aussi puérile que lui… Serymar ne comprenait pas.

— Je n’ai nul besoin d’en savoir plus, à ce stade. Et Elma ? Elle est la preuve que vous n’avez pas besoin de moi pour cette situation. Prenez exemple sur elle, pour changer.

Orën parut gêné.

— Elma… Disons que… Disons qu’elle a décidé de prendre quelques congés, elle demeure enfermée et n’en sort plus. Elle dit reprendre ses activités seulement demain.

« Allons, bon, elle aussi, elle s’y met, après son beau discours sur la solidarité ? », maugréa Serymar, déçu.

  Il avait donc deux problèmes devant lui, qu’il allait vite régler, puisque tout le monde s’évertuait à faire n’importe quoi pour l’exaspérer. Le premier concernait ses serviteurs. Pour Serymar, le problème ne venait pas de Karel. Magie ou pas, il n’était qu’un enfant certes un peu en avance sur son âge, mais qui manquait encore de maturité. Il allait devoir donner une petite leçon d’humilité à chacun. Ensuite, Elma. Il ne pouvait laisser passer ça.

  Il fixa Orën.

— La seule chose qui vous fait dire que Karel est incontrôlable pour vous relève uniquement de votre imbécilité. Pensez-vous que je n’ai rien vu, pendant toutes ces années ? À quel moment avez-vous fait en sorte de le considérer comme un enfant normal ?

— Mais enfin… Il ne parle pas… Il est… différent…

  « Différent ». Ce mot résonna désagréablement dans les oreilles du Mage, qui le ressentit comme s’il avalait quelque chose de travers. « Différence ». Ce simple mot derrière lequel les gens se dissimulaient pour mieux justifier leurs actes néfastes. Serymar n’avait jamais supporté cette considération, au point de sentir un goût amer sur sa langue à chaque fois que lui-même devait prononcer ce mot qu’il détestait au plus haut point. « Différent ». « Spécial ». « Anormal ». Ces mots sonnaient pire que les insultes à ses oreilles.

  Il inspira. Ne pas s’impatienter, empêcher ses vieux démons de ressurgir pour avoir osé prononcer ce mot devant lui. Pire encore : avoir osé l’attribuer sur Karel. L’attitude de ses subordonnés ne faisait que confirmer sa théorie : laissé aux humains, Karel aurait souffert et n’aurait jamais atteint son plein potentiel. Mais ça, personne ne le comprendrait. Si Serymar l’avait enlevé pour tenter de contrer la Prophétie, avant même d’y penser, cette évidence lui était apparu à l’esprit. S’il ne l’avait pas fait, qui sait, Karel aurait peut-être suivi le même chemin que le Mage. Et ça, c’était bien la dernière chose que Serymar souhaitait. Karel ne devait pas devenir une mauvaise personne. Cet enfant devait garder son âme intacte. Pour l’instant, du moins.

— Précisément, reprit-il, glacial. Sauf que « différent » ne signifie pas « imbécile », comme c’est le cas dans votre langage. Et je vais vous le prouver.

***

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