Chapitre 36 - 2
— Elma !
Haletante et paniquée, Elma se jeta dans les bras d’Enorën qui la serra dans une étreinte rassurante.
— Tu trembles, observa Raël.
— Je… hoqueta-t-elle. Je… Ils… Le Maître… E-elle…
— Éloignons-nous de l’entrée, intima Orën, le front plissé d’inquiétude. Il ne faut pas que ces monstres nous voient. Nous ne devons pas mettre le Maître en difficulté.
Enorën acquiesça et sortit de sa poche le sort jetable que Serymar lui avait donné. D’une main, il défit le lien de la petite bourse et jeta de la poussière blanche afin de tous les téléporter à l’étage qui leur était dédié.
— Amenons-là à sa chambre, fit-il en rangeant le sort.
Elma suivit comme un pantin, les doigts crispés sur la tunique d’Enorën. Son corps tremblait de manière incontrôlable, elle avait l’impression que ses jambes allaient se dérober dans la seconde. Elle ne cessait de revivre son altercation avec les démons. Leurs yeux lubriques, cette lame qui lui entaillait la peau, puis la vue du cadavre éventré.
Arrivés à sa chambre, Raël et Orën l’aidèrent à s’asseoir sur son lit. Elma avait encore la respiration saccadée.
— K… Karel, où… où est Karel ?
— Dans sa chambre, il me semble, assura Orën. Ne t’inquiète pas, il est en sécurité.
— Par les Dragons ! paniqua soudain Raël, blême.
Elma poussa une exclamation de surprise. Une lumière aveuglante s’émana du talisman autour de son cou et s’étendit sur toute la pièce et même au-delà comme une déflagration. Les murs tremblèrent comme s’ils allaient s’effondrer. Chaque serviteur manqua de défaillir lorsqu’ils virent un tsunami de magma fondre sur le domaine. Heureusement, la vague fut annihilée par la lumière du bijou.
Au bout de ce qui leur parut une éternité, le silence s’imposa comme l’accomplissement d’une fin du monde. Elma frissonna. Elle refusait d’imaginer ce qui s’était passé dehors. Le talisman cessa de briller et reprit un éclat plus naturel.
— C’est… terminé ? osa demander Orën.
Enorën, qui s’était approché discrètement de la fenêtre, confirma d’un léger signe de tête.
— On dirait bien.
— Tu as l’air serein, remarqua Raël.
— Je me sens seulement satisfait d’avoir enfin été témoin de la puissance du Maître. Je sais que c’est idiot. Mais je voulais voir ça au moins une fois dans ma vie.
— Tu n’as pas l’air de t’en faire, observa Orën. Il n’est pas infaillible, tu sais ?
Enorën s’éloigna de la fenêtre.
— Je sais. Mais ce n’est pas sur ce sujet que je me ferais du tracas pour lui.
Il rejoignit Raël et Orën.
— Laissons Elma tranquille. Elle a besoin de se reposer.
Elma les remercia du regard, de l’avoir amenée jusqu’ici.
— À plus tard, lui fit Raël.
— N’hésite pas à nous appeler si tu as besoin de quoi que ce soit, proposa Orën.
À peine la porte se referma que son esprit la tourmenta à nouveau. Elma revit le regard sadique de cette odieuse femme se délecter de ce spectacle dégradant. Elle avait savouré chacun de ses hurlements alors qu’elle s’était débattue.
Elle jeta un regard à son épaule, colorée d’une tâche sombre depuis que Serymar l’avait jetée à terre. Elle avait la même douleur sur le front et sur son autre bras, d’ailleurs. Angoissée et terrifiée, Elma se cacha le visage dans ses mains, prostrée sur son lit, essayant d’oublier ces horribles moments. Elle gémit lorsque sa peau lui fit ressentir encore le toucher de ce démon et la vue de sa langue approchant de sa blessure.
Elma se crispa de terreur et manqua de hurler. Ses doigts s’emmêlèrent dans ses cheveux et manqua de se griffer.
« Non ! Non ! Je ne veux pas que ça revienne ! Je ne veux encore succomber à cette folie ! »
Elle avait déjà mis tant de temps la première fois pour refouler ses souvenirs jusqu’au plus profond d’elle-même. Son inquiétude pour Karel grandit.
« Karel est en sécurité. Le Maître a fait en sorte qu’il le soit. Tout va bien. »
Elle se força à se calmer. Le Mage savait se montrer très persuasif avec Karel. L’adolescent était donc sûrement remonté dans sa chambre pour ruminer sa frustration.
De toute façon, si elle était allée le voir, elle l’aurait affolé avec ses plaies, son haut de corsage déchiré et son expression ravagée. Et ça, il en était absolument hors de question. Karel ne devait jamais la voir ainsi.
Elma sentit quelque chose se poser sur son épaule. Une main. La seule qu’elle ne craignait pas. Elle ne bougea pas. Pas même un regard.
— Navré, Elma. De ne pas être venu à temps.
— J’ai vu assez de sang pour aujourd’hui, se dégagea-t-elle brutalement. Que faisiez-vous donc ? Pourquoi avez-vous tant tardé pour me sauver ?
Le Mage recula. Il tira une chaise et s’installa en face d’elle. Il lâcha un faible soupir.
— Je me recueillais. Les cristaux ont… tendance à altérer mes sens. Mais ne t’en fais pas. Le pacte s’est chargé pour toi de me faire payer mon manque de vigilance. Tu peux aussi lever les yeux, si tu le souhaites. Il n’y a plus de sang visible. Du moins, pas celui des autres.
Un silence tomba. Elma mit plusieurs secondes avant d’oser relever la tête, et fronça le regard en percevant un point plus sombre sur la tunique de Serymar au niveau de son cœur.
— Vous vous fichez de moi ! Vous avez été blessé…
— Ceci est seulement la conséquence de notre pacte, Elma, réitéra patiemment le Mage. Ces abrutis ne peuvent rien contre moi.
— Je ne comprends pas… le talisman n’était-il pas censé… ?
— M’avertir, oui. Mais je n’aurais jamais pensé que tu serais dehors au moment de leur arrivée. Rien n’était censé t’arriver. C’était une précaution en plus. Mais j’ai été trop confiant, et j’en paie les conséquences aujourd’hui.
Il parlait d’un ton posé et calme. Elma n’osa rien demander pour l’instant, même si elle appréciait qu’il avait eu la délicatesse de ne pas lui imposer à nouveau l’image du sang sur ses main. Elles étaient propres.
Elle entendit un autre léger soupir.
— Tâche de te remettre. Ces souvenirs sont empoisonnés et destructeurs. Je sais que ça ne rattrapera rien, mais… je suis sincèrement désolé.
— Pourquoi être venu ici ? questionna Elma.
Serymar ne faisait jamais rien sans raison précise. Il ne laissait aucune place au hasard. Elma n’était plus dupe, depuis le temps.
— Je souhaitais seulement savoir comment tu allais. Vois-tu, cela n’arrangerait pas mes affaires si tu me suppliais encore une fois de te tuer à cause de ce poison dans ta tête.
Elma se garda de tout commentaire. Elle n’en avait plus la force. Elle passa une main à son cou, retira le talisman pour le tendre à son véritable propriétaire, qui l’arrêta d’un simple signe de la main.
— Garde-le encore. Je te le réclamerai en temps voulu. Tout ce que je te demande, c’est d’en prendre soin. J’ai eu énormément de mal à l’obtenir.
Elma referma ses doigts sur le bijou qu’elle ramena contre elle, puis le contempla avec curiosité. Quelque chose n’allait pas.
— Si vous êtes en conflit avec les Dragons… Comment cela se fait-il que vous l’ayez encore ?
N’avait-il pas dit qu’il s’agissait d’un cadeau de leur part ?
— Les Dragons ne peuvent reprendre ce qu’ils ont jadis donné.
— Même une personne qui aurait affronté les sept Tours n’aurait pu obtenir un cadeau aussi précieux, observa-t-elle. Alors pourquoi…
— C’est personnel, Elma, l’interrompit le Mage, posément, mais d’un ton ferme qui indiquait qu’il ne tolérerait pas plus de questions sur le sujet. Autrefois, nous fûmes en bons termes, et ils m’offrirent ce cadeau. C’est tout ce qu’il y a à savoir.
Elma baissa les yeux et remit le talisman à son cou.
« Quelle a été votre relation avec les Dragons ? Qu’est-ce qui vous a rapproché ? »
Ses réflexions furent interrompues.
— Me permettrais-tu d’examiner ta blessure ? Qui sait ce que ce rebut dépravé a pu mettre sur sa lame. Je ne tiens vraiment pas à revivre la maladie une nouvelle fois, lui demanda-t-il doucement.
Suite ===>
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