Chapitre 36 - 3

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  Elma ne répondit pas, mais n’en pensa pas moins. Elle apprécia grandement la demande. Elle avait beau savoir que Serymar ne faisait que respecter leur pacte, à savoir lui garantir le droit de disposer de sa propre personne à chaque instant, elle n’était pas sans savoir qu’il avait des raisons très personnelles de le mettre en pratique.

  Elle pouvait refuser sa proposition. Il n’irait pas à son encontre, même si ses plaies s’infectaient et s’aggravaient.

  Elma acquiesça d’un léger mouvement de tête. Il avait beau être une personne dangereuse, elle pouvait lui accorder sa confiance les yeux fermés. Il le lui avait prouvé à plusieurs reprises. Elle se rappela aussi que cela avait manqué de lui coûter très cher, la dernière fois qu’elle avait refusé de le laisser examiner ses blessures, juste avant de rentrer à son service. Elle était déterminée à vivre, désormais. Elle avait aussi un enfant à protéger.

  Même si cela pouvait paraître futile, Serymar lui fit naturellement grâce de tourner son regard ailleurs. Seules les personnes ayant perdu leur intégrité pouvaient comprendre la valeur de ce geste. Serymar ne lui imposa pas cette humiliation de la regarder faire.

  Elle lui tourna le dos, et la gêne la gagna lorsqu’elle se rendit compte que la blessure s’étendait jusqu’à son diaphragme. Elma prit sur elle pour défaire son corsage, suffisamment pour découvrir l’entièreté de la plaie. Elle croisa aussitôt les bras pour empêcher sa robe déchirée de glisser plus encore.

  Elma frissonna quand elle le sentit s’installer à côté d’elle.

— Ne m’insulte pas comme cette garce vulgaire, la réprimanda-t-il devant son appréhension.

— Je suis désolée. Je ne parviens plus à me contrôler, s’excusa-t-elle aussitôt. Ne vous méprenez pas, je vous en prie. Je sais que je suis en sécurité entre vos mains et que vos intentions sont saines. Et… le pacte vous l’aurait fait payer, dans le cas contraire.

— Exact. Alors garde cette garantie en mémoire.

  Elma détourna le regard et le laissa examiner sa blessure. Celle-ci démarrait de sa mâchoire, longeait sa gorge et descendait jusqu’à sa poitrine. Elle réprima un frisson d’appréhension lorsqu’elle sentit les doigts de Serymar palper avec précaution sa mâchoire, une main derrière sa nuque pour la retenir. Détourner les yeux n’atténua en rien son appréhension de sa présence, trop proche d’elle à son goût. Son odeur de cendre et de pin l’entêta. Le sentir aussi près, imaginer son regard si proche l’examiner, ses doigts froids derrière sa nuque et son index libre longer sa plaie d’une extrémité à l’autre, lui était perturbant. D’aussi loin qu’elle se souvienne, c’était la seconde fois qu’elle se retrouvait si proche de lui en étant consciente. Elma se rendit compte qu’elle se sentirait profondément blessée si une autre personne était à sa place.

« Depuis quand suis-je devenue aussi égoïste et immature ? »

  Elle s’efforça de penser à autre chose, mais ce contact sur sa peau lui rendit la tâche difficile. Elma redoutait d’avoir été empoisonnée ou pire. Alors même qu’elle était consciente des véritables intentions de Serymar à son égard, son corps se raidit lorsque son doigt longea sa gorge. Son corps ne lui obéissait pas.

— Ne pouvez-vous pas m’effacer la mémoire ? Au moins, vous seriez certain que cela ne me rongera plus.

— Je ne peux pas, non, répondit-il, concentré sur son intervention.

— Pourtant, vous avez déjà effectué ce procédé sur des gens, objecta-t-elle.

  Il examinait sa blessure au niveau de sa clavicule. Pourquoi son univers semblait se réduire à ce toucher sur sa peau ? La gêne l’envahit lorsque Serymar suspendit son examen une seconde, comme s’il ressentait son appréhension et ses difficultés. Il décida de lui parler afin de l’aider à détourner son attention.

— Je peux effacer les souvenirs, mais pas les traumatismes. Ces derniers ont de forts impacts sur l’âme et la mémoire, au même titre que des événements qui auraient bouleversé notre vie de manière positive. Même avec des souvenirs effacés, ils restent gravés en nous. On ne peut les détruire. Tout ce que tu ressentiras, ça sera une gêne mentale dont tu seras incapable de déterminer l’origine. Et cela aussi, peut rendre malade psychologiquement, à défaut d’être perturbé en permanence avec une sensation de vide très frustrante. Les souvenirs peuvent toujours revenir. Aucune magie ne peut contrer cela. J’en fis l’expérience… autrefois.

— Vous… vous avez été amnésique ? s’étonna-t-elle.

  Serymar opina. Elma sentit une douce pression sur sa nuque, une excuse silencieuse d’avance pour devoir traiter la plaie au niveau de sa poitrine. Elma le rassura en se rapprochant un peu plus jusqu’à ce que leurs jambes se touchent. Il se figea.

— Ne m’insultez pas comme ceux qui ont porté atteinte à votre intégrité, murmura-t-elle, déterminée, en reprenant ses mots.

  Un rictus déforma les traits de Serymar. Elma savourait quand elle y parvenait.

— Comment êtes-vous devenu amnésique ?

— Les Dragons m’ont condamné à un sort terrifiant pour me punir du carnage que j’avais commis chez mes bourreaux. Je n’ai pas envie de parler. J’en fais encore des cauchemars. Les Dragons se sont retrouvés maudits peu de temps après, la magie qui me retenait s’est affaiblie d’année en année, et cela m’a libéré. Le choc fut si dévastateur que j’en ai, en effet, perdu l’intégralité de mes souvenirs pendant quelques temps.

  Elma n’osa pas en rajouter. Elle se crispa de surprise lorsqu’elle sentit une légère décharge longer sa plaie, comme un feu dans ses veines. De la magie. Enfin, Serymar la relâcha et se retira.

— Tu n’as rien à craindre. Je t’ai débarrassé du début d’infection que cette ordure t’a imposé avec sa lame souillée. Pour ce qui est du poison dans ta tête, toi seule est apte. J’ai confiance en ta volonté.

— Je vais essayer, lui affirma-t-elle. Désolée pour le dérangement…

— Si tu sens que tu perds pied malgré-tout, viens me voir. À choisir, je préfère passer du temps à t’aider à surmonter ça plutôt que de me soumettre à notre pacte si tu choisissais la mort.

  Elma se hâta de remettre sa robe en place comme elle le put en jetant un coup d’œil à sa plaie, désormais remplacée par une fine ligne rosée.

— Dîtes-moi… aurais-je une cicatrice ? grimaça-t-elle.

  Cette question avait beau lui paraître idiote, Elma ne pouvait se résoudre à voir tous les jours une marque de ce qui constituait ses pires cauchemars.

— Tu as choisi de te faire soigner tout de suite. Tu ne garderas donc aucune trace visible de ce qu’il t’a fait. J’ai fait le maximum que je pouvais, Elma. Laisse le temps à ton corps de se remettre.

  D’un geste, Serymar lui tendit une petite boîte qu’elle prit en le questionnant du regard.

— Pour les traces de coups. J’oublie toujours à quel point les humains peuvent être fragiles.

  Elma acquiesça. Pour ce genre de brutalité, elle ne lui en voulait pas. Elle se doutait bien qu’il ne s’encombrait pas de délicatesse et d’égards dans les situations dangereuses, et elle comprenait cette logique. Il ne pouvait se comporter comme un humain. Mais il l’avait sauvée, tenu ses engagements, et c’était ce qui comptait à ses yeux.

  Le Mage s’apprêta à partir. Elma le retint.

— S’il vous plaît, rassurez-moi… comment va Karel ? Il n’a pas été blessé ?

  Silence à nouveau, ce qui ne rassura pas du tout la jeune femme. Son regard se fit soupçonneux : Serymar réfléchissait à une réponse. Elma avait passé suffisamment de temps à ses côtés pour connaître presque la plus infime de ses mimiques, pourtant très discrètes. Son cœur s’affola. C’était mauvais signe.

— Karel a subi une blessure sérieuse, aujourd’hui. Mais pas physique. Je l’ai laissé partir.

  Elma eut la sensation de chuter du sommet d’une montagne. Son cœur s’emballa et l’air se raréfia. Elle eut l’impression de geler de l’intérieur jusqu’à se briser.

— Qu… quoi ? s’écria-t-elle, choquée. Pourquoi ne le rattrapez-vous pas ? Vous allez l’abandonner à son sort ?

— Je ne le ramènerai pas. Pas encore. Cette blessure le marquera à vie. Même si je le voulais, je ne pourrai plus jamais avoir le plein contrôle sur lui. Il serait impossible à raisonner en revenant ici. Tout deviendrait absolument contre-productif, et ce n’est pas ce que je souhaite de sa part.

  Tout simplement pour la même raison qui faisait qu’il ne pouvait retirer les souvenirs d’Elma.

  Sur ces mots, Serymar sortit et la laissa seule. La culpabilité terrassa Elma comme jamais, aussi violente et impitoyable que les anciens coups qu’elle avait reçue plusieurs années plus tôt.

  Elle avait eu peur. Elle avait été lâche. Elle s’était convaincue que Karel était en sécurité dans la demeure. Elma n’avait pas voulu qu’il la voit blessée et terrifiée. Elle avait eu peur de sa réaction, il se serait affolé. Finalement, elle aurait dû s’assurer qu’il était là.

  Elma hoqueta et fondit en larmes. Elle s’écroula sur son lit, terrassée par ce sentiment d’avoir perdu quelqu’un de cher. Elle n’en revenait pas de croire que ce garçon lui souriait encore ce matin-même.

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