Chapitre 37 - 3
Le froid de la nuit le ramena à sa brusque réalité. Il se releva et sortit de la ruelle en direction du marché. Tout était silencieux, ce qui était beaucoup plus agréable.
Une fois arrivé, Karel constata avec désespoir que les étals étaient aussi vides que la rue dans laquelle il se trouvait. Son visage s’assombrit. Pourquoi la nourriture était-elle si difficile d’accès ? Devait-il vraiment vivre comme ça ?
Il s’éloigna, dépité, une main sur son estomac vide. Le manque de nourriture se faisait ressentir. Une poubelle reflétait les rayons de la lune. Karel s’en approcha et découvrit que celle-ci contenait beaucoup de déchets. Il se pinça le nez à l’odeur nauséabonde qui l’assaillit. Karel soupira. Pendant une seconde, il hésita. Finalement, il se détourna et partit se coucher.
Le lendemain, il demeura comme la veille, dos contre un mur à observer les passants afin d’être certain de ne pas être sur une route ni perdu dans le mouvement désordonné de la foule.
Karel scruta avec plus d’attention les échanges sur les étalages, puis s’aperçut qu’après s’être servis, les passants donnaient des petits objets ronds et plats au marchand concerné. Karel ne comprit pas très bien le concept, mais puisqu’il le fallait…
Son regard se tourna vers la boîte métallique aperçue quelques heures plus tôt. Une idée germa dans son esprit. Karel rejoignit la boîte dont il retira le couvercle qu’il posa sur le sol. Il se concentra et appela son pouvoir psychique : très vite, un petit morceau du couvercle se découpa sous son regard satisfait. Une première pièce. Il continua ainsi jusqu’à ne plus pouvoir rien tirer du couvercle. Parfait. L’adolescent ramassa le tout et retourna tenter sa chance. Cette fois, il allait manger.
Il se présenta devant l’étalage et donna le même nombre de pièces que les clients. Une sensation de frayeur envahit l’adolescent lorsqu’il aperçut le marchand lui jeter un regard noir et lui crier après. Perdu, Karel manqua de céder à une crise de panique. Qu’est-ce qui n’allait pas, encore ? Il avait pourtant fait comme tout le monde ! Il s’était présenté, avait désigné ce qu’il souhaitait, avait donné précisément le même nombre de pièces… pourquoi rien ne fonctionnait même quand il faisait l’effort d’imiter les autres ?
Alors que le marchand, furieux, lui jetait ses pièces au visage sans voir sa profonde détresse, Karel prit le parti de disparaître afin d’éviter de succomber à une crise devant tout le monde.
De retour dans la ruelle, Karel perdit le contrôle et heurta violemment le mur du poing, et il se rendit compte qu’il pleurait encore. De colère, de rage, de peine, de panique, de désespoir, il n’en savait rien. Peut-être tout ça à la fois. Sa faim grandissait, il se sentait sale, infiniment seul et horriblement démuni. Pourquoi ne lui avait-on rien appris ? Tous ces éclats de voix qu’il ne faisait qu’entendre depuis quelques jours, Karel regrettait profondément de ne pas être en mesure de les imiter.
Il désirait ce pouvoir, pour hurler tout ce qu’il savait sur celui qui l’avait trahi durant toutes ces années, sans craindre les répercussions qu’une telle attitude lui aurait coûtée, parfaitement prêt à les assumer. Hurler sans personne pour l’en empêcher, il souhaitait tant que quelqu’un entende son cri de désespoir afin de lui venir en aide. Karel voulait jouir de cette liberté qu’il n’avait pas, pour une fois, sans qu’on lui ordonne de réprimer ses sentiments.
Épuisé et tremblant, Karel ramassa ses pièces de métal et les jeta avec violence contre le mur en s’imaginant les jeter au visage du Mage. Se moquant de paraître puéril, il donna un violent coup de pied à s’en faire mal dans la pierre, abattit ses poings aussitôt après et répéta le mouvement jusqu’à s’écorcher. De nouveaux sanglots le secouèrent.
La douleur inscrite dans ses os, Karel n’en ressentit qu’un infime soulagement. Il était parfaitement conscient qu’apprécier le feu de la douleur était malsain. Mais qu’avait-il d’autre pour se soulager ? Comment passer à autre chose si on ne pouvait se débarrasser de la douleur que l’on avait cumulée en soi ? Sa colère et sa peine le rendaient malade. Seule la douleur semblait parvenir à détourner un tant soit peu son esprit du mal qui le rongeait.
La faim le rendait fou. Même ses blessures aux bras ne parvenaient plus à le détourner de cette pensée obsédante : il voulait manger. L’image du Mage s’imprima encore dans son esprit. Encore et toujours. Karel le vit lui faire la morale, celle d’assumer les conséquences de ses actes, qu’il méritait ce qui lui arrivait.
La rancœur le submergea. Jusqu’où devait-il suivre ce précepte ? Était-il réellement responsable de sa situation actuelle ? Devait-il assumer la responsabilité d’avoir subi cette trahison ?
Karel essaya de hurler. Aucun son, à part une expiration. Il abattit ses bras avec encore plus de violence sur le mur. Oui, il avait fugué après avoir découvert la vérité : il avait vu un assassin en la personne du Mage. Oui, Karel avait craint pour sa vie et ne lui avait pas donné l’occasion de s’expliquer. Même s’il avait refusé de l’admettre les premières secondes, il s’était forcé à constater la dure réalité… comme « Il » le lui avait appris. La moindre de ses actions, ses réflexes, jusqu’à sa manière d’appréhender les choses, Karel les lui devait. Cet être lui avait tout appris.
Karel frissonna à cette idée : s’il lui avait voué une admiration sans bornes durant toutes ces années, cette fois, il ressentait tout l’inverse. Karel avait peur de ce qu’il pourrait devenir. Maintenant, où était la frontière entre le bien et le mal ? Est-ce que sa manière d’aborder la moindre situation était fausse ? Était-il destiné à devenir un monstre ?
Lorsque la douleur parvint à prendre le dessus sur les idées noires qui le noyaient, Karel s’approcha de la benne, affaibli, affamé, désespéré et malheureux. Il devait bien y avoir quelque chose de comestible… un grognement le tira de ses recherches. Une bête, d’une taille moyenne, avec un long museau pourvu de dents. Karel se méfia et tendit lentement la main vers la boîte métallique, espérant prendre quelque chose et s’enfuir. Lorsqu’il parvint à saisir une épluchure, la bête gronda plus fort, bondit sur lui et referma sa mâchoire sur son bras. Karel vit des étoiles devant ses yeux, le souffle coupé par la douleur.
Il se débattit comme il le put, et lorsque la prise se relâcha, Karel s’enfuit le plus loin possible en essayant d’ignorer la blessure béante à son bras.
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