Chapitre 40

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  Des remparts apparurent enfin au loin, bien plus rudimentaires que la ville précédente. Celles-ci étaient faites en bois et beaucoup moins hautes. Karel soupira de soulagement. Ce voyage lui avait paru interminable.

  Lorsque le chariot entra dans le village, Karel observa qu’il y avait bien moins de monde qu’en ville, même si ça restait encore beaucoup trop pour lui.

— Bienvenue chez nous ! lui envoya joyeusement Lya.

  Karel lui offrit un sourire timide. L’énergie positive de cette fille était décidément très communicative. Lya et ses parents échangèrent quelques mots dont il ne comprit pas le sens.

  Un malaise le saisit lorsque les habitants curieux approchèrent, semblant poser des questions sur sa présence. Karel se tassa le plus possible au fond de la charrette pour échapper aux regards. Il avait le sentiment d’être un animal acculé. Eylen et Sorel descendirent et échangèrent avec eux avec beaucoup d’émotion dans la voix. Avant que Karel ne soit complètement paralysé par cet afflux de monde grouillant autour d’eux, Lya le saisit par la main pour l’inviter à la suivre, ce que Karel accepta aussitôt. Lya rejeta la moindre question qu’on lui posait et accéléra le pas. Karel lui en fut très reconnaissant.

  Pour l’instant, cette fille apparue de nulle part lui apparaissait comme un guide de confiance. Ce merveilleux sourire qu’elle lui avait adressé la première fois en lui tendant la main, Karel ne pourrait jamais l’oublier. Il serra ses doigts comme s’il redoutait d’en être séparé. Karel avait l’impression d’être un aveugle avec un besoin désespéré de guide. Il lui semblait que s’il lâchait cette main, il se retrouverait à nouveau seul et livré à lui-même dans ce monde qui lui paraissait encore hostile.

  Une bâtisse en bois apparut bientôt.

— Ça, c’est notre maison ! Désormais, tu vas habiter ici avec nous ! Ah là là ! Les autres ne me croiront jamais quand je leur dirai qu’en fait, j’ai toujours eu un frère !

  Karel l’interrogea du regard, gêné de ne pas comprendre ce qu’elle pouvait bien lui dire.

— Dis, tu sembles ne rien comprendre à ce que je dis depuis que nous nous sommes rencontrés. Ou alors tu es timide ?

  Silence, comme toujours. Lya ne se découragea pas. Au début, elle avait été bien surprise d’apprendre que son mystérieux frère était né sans la possibilité de parler. Mais en quoi cela empêchait-il la compréhension ? Bien que fort surprenante, elle ne pouvait que constater la vérité.

  Lya réfléchit. C’était certes un peu étrange de converser ainsi, car elle avait l’impression de se parler à elle-même. Elle ne pensa pas une seule seconde que Karel se moquait d’elle, car elle voyait à son regard qu’il essayait vraiment d’être attentif à ce qu’elle lui disait. Le pauvre garçon semblait perdu et mal à l’aise.

  Elle regarda Karel droit dans les yeux.

— Bon, d’accord, tu ne parles pas. Je ne sais pas comment tu as vécu, et à vrai dire, je ne tiens pas à le savoir. Parce que ça a rendu triste Maman et Papa tout le temps. J’ai toujours eu droit à des menaces stupides. On n’a fait que me dire que je disparaitrais comme toi si je continuais à être moi-même. Alors ça va m’énerver d’en parler. Puis dans tous les cas, ta vie va changer, maintenant, et en mieux ! Tu dois bien avoir un moyen de te faire comprendre, non ? On pourrait se faire comme une sorte de code… tiens, comment tu dirais « maison », par exemple ?

  Elle acheva sa phrase en pointant la maison familiale du doigt.

  Karel ne réagit pas tout de suite. Lya manqua de désespérer, mais reprit espoir quand son frère fixa la maison de haut en bas. Avisant le regard de Lya, il effectua un geste avec ses mains, joignant le bout de ses doigts en lui lançant un regard interrogateur, comme s’il lui demandait s’il s’agissait de la réponse qu’elle attendait.

  Lya esquissa un large sourire et se mit elle-même à imiter le geste de Karel.

— Comme ça ? « Maison » ? ajouta-t-elle en pointant la maison du doigt pour être certaine qu’il ait compris.

  Karel opina.

— D’accord ! Je retiens alors !

  Avant qu’elle puisse rajouter quoi que ce soit, Karel pointa du doigt la maison à son tour en l’interrogeant du regard.

— Euh…

  Léger froncement de sourcil de la part de son frère.

— Non, non, attends ! se rattrapa Lya. Pardon, je ne sais pas encore à quel point tu ne nous comprends pas. Alors ça, on dit « maison », fit-elle en reproduisant le signe pour montrer qu’elle avait compris. Voilà. Et ça s’écrit comme ça, regarde !

  Elle saisit un bâton et écrivit sur le sol. Karel l’observa avec attention, mais fronça le regard avant d’afficher une moue dépitée. Lya le fixa avec de grands yeux ronds.

— Attends, tu n’as même pas appris à lire et écrire ? Sérieusement, tu étais où, pendant tout ce temps ? C’est super important ! Sans ça, tu risques d’avoir de grosses difficultés à apprendre notre langue !

  Regard interrogateur de la part de Karel. Décidément, Lya trouvait cela un peu perturbant, par moments. Mais pas question de se décourager. Surtout que depuis trois jours qu’ils se connaissaient, son frère faisait enfin l’effort de communiquer. Enfin, il avait tenté un geste. Lya était bien contente de s’être entêtée. Elle comprit qu’elle devrait se montrer plus patiente.

  Elle lui reprit la main et l’entraîna à l’intérieur de la maison. Cela fait, Lya le relâcha puis disparut dans une pièce adjacente, semblant fouiller, au vu du bruit qu’elle produisait.

  Karel en profita pour observer l’intérieur. Les lieux n’étaient pas très grands, mais cela ne le dérangeait pas. Il semblait être dans une pièce principale, au vu de la table et des chaises qui trônaient au milieu. Dans un coin, il y avait un poêle éteint avec quelques bûches de bois empilées un peu plus loin. Une partie du toit était troué et avait été colmaté avec quelques planches.

  Karel n’eut pas le temps de tout regarder en détail. Lya déboula avec un livre. Il se demanda s’il ne contenait que des images, comme il avait toujours pu voir. Le livre était un peu abîmé. Lya le guida sous la mezzanine du fond de la pièce et s’assit sur le matelas artisanal. Karel l’imita, bien qu’avec un peu d’hésitation. Il se positionna en face d’elle, intrigué.

— « Livre », fit Lya en désignant l’objet. Allez, à toi ! Dis-moi comment tu images ça !

  Pour être sûre de se faire comprendre, elle imita de nouveau le signe indiquant le mot « maison », et désigna le livre en même temps. Karel lui répondit par une moue un peu gênée par tant d’égards. Lya soupira.

— Bon, ce n’est pas grave… il est un peu abîmé, à force de l’utiliser. Et c’est le seul que j’ai, parce que tu sais, ça coûte super cher. J’y tiens, parce que j’ai l’impression de m’évader de Var. Les gens ne sont pas méchants, mais… ils ne réfléchissent pas beaucoup et ont peur de la magie. Tiens, je te laisse le regarder.

  Karel le prit, intrigué. Il releva la couverture avec soin et tourna doucement les pages, remplies de dessin et… d’écritures. Décidément, le Mage lui avait dissimulé beaucoup de choses. Que lui avait-il caché d’autre ?

  Du doigt, Karel en frôla la surface. Il ne sut pourquoi, mais en dépit de son état, il trouvait l’objet beau et intéressant. Il avait envie d’en connaître le contenu.

  Se rappelant qu’il n’était pas seul, Karel referma doucement le livre et fit une chose qu’il n’aurait plus jamais pensé faire : il tendit les mains vers Lya, paumes vers le plafond. Un air résolu s’afficha sur son visage : fini les larmes. Il devait avancer. Cette fille avait décidé de lui accorder de son temps, sans même qu’il lui ait demandée quoi que ce soit. La sincérité transparaissait dans ses gestes et ses sourires. Il se devait de lui faire honneur à son tour et se montrer digne de cette main tendue. Avant d’apprendre à communiquer avec le monde extérieur, il devait être capable d’instaurer un dialogue avec elle.

  Lya lui sourit et se prêta au jeu en posant ses paumes sur les siennes. Karel retourna les mains de sa sœur vers le ciel et les referma l’une sur l’autre dans un premier temps, sous le regard à la fois attentif et intrigué de Lya qui se laissa faire. Lentement, Karel écarta leurs paumes vers l’extérieur en les laissant collées l’une à l’autre, imitant l’ouverture d’un livre, comme il venait de le faire quelques secondes plus tôt.

  Karel la relâcha puis recommença le geste lui-même, et désigna enfin le livre. Lya lui sourit.

— D’accord, on le dira comme ça alors, c’est simple en fait !

  Karel se sentait rassuré. La bonne humeur de Lya était contagieuse. Elle semblait réellement chercher à l’aider et le comprendre. Cela le motivait davantage pour faire des efforts de son côté. D’autant plus que Lya semblait l’encourager, et non le rabaisser. Karel comprit qu’elle serait pendant quelques temps son guide dans cet univers dont il ne connaissait rien. Et cela lui faisait du bien de se dire qu’il n’était désormais plus seul.

— Eh, oh, Karel, tu m’écoutes ? l’interpela Lya, qui avait remarqué son regard absent depuis plusieurs minutes.

  Karel reprit conscience de la réalité dans laquelle il se trouvait, et sentit quelque chose se former au fond de lui. Encore un sentiment qui souhaitait s’exprimer sans pouvoir le faire. Mais cette fois, ce n’était pas quelque chose de négatif. C’était même tout l’inverse. Quelque chose de semblable à ce qu’il avait ressenti quelques jours plus tôt, lorsque cette famille l’avait pris dans ses bras. Un sentiment confus dont il ignorait le nom. Une boule se forma dans sa gorge, certains de ses muscles se tendaient. Karel avait le sentiment d’imploser.

  « Karel » … voilà plusieurs fois qu’il entendait ces syllabes quand on l’interpelait. C’était sûrement son prénom, donc. Il se mit à bouger les lèvres, comme cherchant à le prononcer. Une fois encore, aucun son ne s’échappa de sa gorge. Il poussa un soupir, désespéré et malheureux à ce constat. La tête basse, une larme lui échappa et roula sur sa joue. Plus il prenait conscience de son handicap, et plus il voyait à quel point il était prisonnier de lui-même, comme coincé dans une cage sombre aux barreaux infranchissables, quoiqu’il fasse. Aucune conversation poussée. Se contenter du minimum que l’on voudrait bien lui accorder. Se retrouver dans un monde où personne ne connaissait le seul langage qu’il pouvait utiliser. Seul au milieu d’un univers trop grand et qui n’était pas le sien.

— Désolée… Ça ne doit vraiment pas être évident… compatit Lya, visiblement triste pour lui.

  Karel releva le regard vers elle, et, à défaut de pouvoir dire ce qu’il ressentait avec des mots, il la saisit dans ses bras. Il lui offrit une étreinte finalement beaucoup plus expressive que des mots. Même avec, il ignorait s’il aurait su les utiliser comme il le fallait. Le geste de Lya le touchait beaucoup plus profondément que ce qu’il avait cru au premier abord. Si seulement elle pouvait se rendre compte de ce qu’elle lui apportait depuis ces trois derniers jours… il espérait tant qu’elle comprenne.

  Karel espérait tant que tout ceci ne soit pas un rêve. Il redoutait que Lya disparaisse. La sentir contre lui le rassurait au moins sur ce point. Il voulait la supplier de ne pas l’abandonner, mais se retrouva enchaîné à son handicap. Toute la pression et l’angoisse qu’il avait accumulée débordèrent. Karel fut secoué d’un sanglot et s’accrocha davantage à celle qui représentait son unique espoir, son unique repère salvateur dans ce monde si vaste qui ne lui inspirait que la terreur. Il ne parvenait plus à s’arrêter. Karel, habitué à réprimer ses sentiments, ne s’était pas attendu à ressentir avec une telle violence. Il avait l’impression de se consumer de l’intérieur. Il avait mal. Il se sentait brisé.

  



  Lya fut aussi surprise qu’émue. Elle posa le livre de côté et étreignit son frère.

« Mon frère. »

  Elle avait encore du mal à se faire à l’idée. Elle ignorait pendant tout ce temps que ses parents avaient eu un enfant avant elle. Lya se sentait heureuse à l’idée d’avoir enfin un véritable ami. Un ami qui lui serait lié à jamais. Une personne qui la comprendrait réellement.

« J’ai un frère. »

  Elle sourit doucement et passa une main sur ses yeux qui s’embuaient alors qu’elle mesurait le poids de ce qu’il devait ressentir.

— T’inquiète pas, Karel. On va s’entraider, toi et moi, d’accord ? Tu n’es plus tout seul. Ça sert à ça, une famille. Je ferais tout ce que je peux, je te le promets… et… merci… merci d’être revenu dans la vie de Maman et de Papa. Merci d’être entré dans la mienne.

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