Chapitre 41
Allongé sur le matelas de la pièce principale, Karel tournait le dos à l’entrée de la maison vide, comme pour être certain de ne pas regarder l’extérieur. Habitué au calme, ce silence l’apaisait, surtout après ces derniers jours tumultueux. Tout le monde travaillait. Karel laissait les heures passer, n’ayant pas encore trouvé le courage d’affronter le monde extérieur. Il avait tout juste manqué d’avoir une attaque de panique à l’idée de sortir, lorsqu’Eylen lui avait proposé de rester avec elle toute la journée.
Depuis que Lya était partie, il se sentait de nouveau perdu. Le poids de ses peines l’écrasait de manière impitoyable. Karel souhaitait d’abord prendre le temps d’enfin faire le deuil de sa vie passée, qu’il n’avait pu effectuer depuis qu’il avait découvert la vérité sur son compte et celui du Mage soudain métamorphosé en pur inconnu. Le manque le rongeait en dépit de ses efforts pour l’oublier. Karel avait encore du mal à croire que tous ses meilleurs moments partagés avec lui n’avaient été que mensonges. Il se morigéna. Même s’il l’avait souhaité, aucun retour en arrière n’était possible. Le Mage avait les moyens de l’intercepter, et pourtant, il l’avait abandonné pour une raison obscure. Aucun retour en arrière n’était possible. Karel ne devait pas y retourner. Il ne deviendrait pas ce monstre qu’on l’avait destiné à devenir.
Gêner ceux qui l’avaient accueilli si chaleureusement n’était pas dans ses priorités. Mais Karel ne parvenait pas à s’empêcher de repenser à sa vie d’avant. Il avait du mal à discerner les limites de la réalité. Son passé lui paraissait à la fois proche et lointain. Karel ne pouvait pas croire que tout cela, il ne l’avait pas vécu. Il n’avait pas toujours vécu dans cette maison, il s’était toujours réveillé seul, et non à côté d’une fille de son âge faute de place. La seule personne en qui il avait le plus confiance, désormais. Le déroulement de ce quotidien lui paraissait trop beau pour être vrai. Cela ne cachait-il pas forcément quelque chose par derrière, comme lors de sa vie avec le Mage ?
Karel se tourna sur le dos, les bras en croix. Cette fille… « Lya », oui, c’était bien ça. Karel ne put s’empêcher de se demander si un jour, il pourrait prononcer ce prénom à voix haute. Juste ça, ce simple souhait, qu’il ne pouvait pourtant pas faire. Si seulement…
Soudain, il se redressa à moitié et jeta un regard au livre de la veille. Déterminé à avancer, Karel s’en empara et se leva. Il ouvrit un tiroir pour sortir une feuille et un crayon, exactement au même endroit où il avait aperçu Lya se servir ce matin même pour essayer de communiquer avec lui, via un dessin rudimentaire.
Une maison avec plein de bonhommes en fil de fer autour. Lya avait ajouté par signes s’il souhaitait l’accompagner. Karel ignorait ce que cette maison entourée d’enfants représentait, mais il avait aussitôt secoué la tête. Il s’était senti soulagé lorsqu’Eylen s’était interposée en expliquant à Sorel et Lya qu’il n’était pas encore prêt à se confronter aux gens.
Karel déposa le tout sur la table derrière laquelle il s’installa, prit le livre entre ses mains et l’étudia. D’après le peu qu’il avait commencé à apprendre, chaque symbole représentait un son, et en les associant, cela en produisait d’autres. Karel se concentra. Il ne se souvenait malheureusement pas de tout. Il tenta de les mémoriser, referma le livre et essaya de les reproduire sur la feuille. Lorsqu’il apprenait les bases de la magie, le Mage lui imposait souvent de dessiner en détail ce qu’il voyait. Sa mémoire visuelle était donc très entraînée.
Une fois terminé, il s’empressa de vérifier son propre exercice : ses tracés méritaient plus de finesse. Karel se corrigea de lui-même. Enfin, il voulut se mettre au défi avec le peu qu’il avait pu retenir. S’il ne pratiquait pas, il n’y arriverait jamais. Comprendre son nouvel entourage était une nécessité, surtout avec tous les efforts qu’ils déployaient pour communiquer avec lui.
Et s’il commençait par son prénom ? En y réfléchissant, Karel parvint à trouver la première lettre, enfin, il espérait que ça soit le cas. Puis il y avait un autre son, au milieu, plus rugueux… et enfin une dernière sonorité, qui ressemblait à s’y méprendre au début du mot « Livre », si ses souvenirs étaient exacts.
Il termina au moment où la porte s’ouvrit. Karel sourit en reconnaissant Lya, qui le lui rendit alors qu’elle déposait ses affaires scolaires dans un coin de la pièce.
— Maman et Papa rentrent plus tard. Leur travail est comme ça.
Elle était convaincue que moins elle hésitait à lui parler, et plus son oreille pourrait se former à la langue de Weylor. Le traiter différemment ne ferait que le renfermer sur lui-même et jamais il n’avancerait.
— Tu as faim ? On peut grignoter quelque chose si tu veux, avant de nous occuper des animaux.
Habituée à cette routine, Lya choisit dans un placard un pot de confiture avec deux tranches de pain et de l’eau. Elle déposa le tout sur la table.
Karel ne put s’empêcher de se revoir aux Monts de la Mort, avec cette femme qu’il avait aimée… y penser lui procura un pincement au cœur : pourquoi lui avoir infligé un tel retard sur des choses pourtant essentielles ? Heureusement, Lya le tira de ses sombres pensées.
— Comment tu dis, « confiture » ? lui demanda-t-elle en désignant le sujet en question du doigt.
Karel le lui montra et Lya l’imita. Il lui affirma d’un léger signe de tête qu’elle n’avait pas fait d’erreur. C’était si simple… au moins, cela lui occupait l’esprit. Devant l’insistance de Lya, Karel se servit pendant qu’elle remarquait son brouillon. La gêne l’envahit. Ses doigts serrèrent plus fort le pain et quelques gouttes de confitures longèrent ses phalanges. Karel profita de cette distraction bienvenue pour se lécher les doigts afin de détourner sa propre attention. Goût raisin.
— « K r-L » ? releva-t-elle. Bien tenté, mais ce n’est pas tout à fait comme ça que ça s’écrit. Regarde !
Lya saisit le crayon et corrigea le plus clairement possible.
— Tu vois ? Tu y étais presque !
Karel opina, se sentant plus rassuré : il ne décelait nulle trace de jugement dans les yeux de sa bienfaitrice. Il pointa le crayon vers Lya, la désigna et termina par la feuille entre eux.
— Ah, moi ? C’est très simple ! Voilà. L, Y, A, fit-elle en désignant soigneusement chaque lettre et en les prononçant clairement.
Karel étudia et remercia sa sœur. Lya débarrassa puis revint le chercher en lui prenant la main.
— Viens avec moi, nous avons des choses à faire avant le retour des parents, et je pense que ça sera plus sympa à deux !
Karel la suivit, intrigué. Juste avant de partir, Lya sortit son ardoise avec une craie. Ils quittèrent la maison et se dirigèrent vers la dépendance juste à côté, dans laquelle ils entrèrent. Karel plissa le nez face à une odeur à laquelle il n’était pas habitué. À l’intérieur de la bâtisse, le cheval qui les avait menés jusqu’ici, des chats et quelques poules.
Lya commença sa petite routine. Karel, de bonne volonté, l’imita. Il ne pouvait pas rester éternellement sans rien faire alors que ces gens l’hébergeaient et même plus encore ! Pour dynamiser un peu l’activité, Lya désigna le plus de choses possibles en prononçant leur nom clairement, et Karel lui répondit l’équivalent en signe, qu’elle se mit aussitôt à imiter. Lorsqu’elle se trompa, Karel la corrigea. Quant à lui, il poussa les choses plus loin, déterminé à avancer : avec l’ardoise, il reconstituait le mot désigné avec les lettres qu’il avait apprise. Lya vérifiait à chaque fois, et ainsi de suite jusqu’à ce que son frère parvienne à le reproduire sans aucune faute. Lya se montrait si encourageante que la motivation de Karel ne cessait de grandir.
À la fin de leur corvée, chacun répéta tour par tour tout ce qu’ils s’étaient appris l’un à l’autre, le but du jeu étant de retenir le plus de choses possibles. Ils en ressortirent satisfaits : tous les deux avaient le sentiment d’avoir beaucoup appris.
— Je peux te confier un secret ?
Si Karel ne comprit pas, il la vit si enthousiaste qu’il opina, sincèrement désireux de la comprendre. La fillette lui répondit par un large sourire, bondit du ballot de paille sur laquelle ils étaient assis et se dirigea vers le cheval, dont elle flatta affectueusement l’encolure.
— Un jour, je serais la meilleure cavalière de tout Weylor ! J’aurais un ranch rempli de chevaux que j’élèverai moi-même, et j’accueillerai les chevaux âgés ou blessés pour qu’ils aient une belle fin de vie.
Elle caressa le museau du grand animal. Karel perçut une légère pointe de tristesse dans la voix de sa sœur.
— Tu te rends compte… les chevaux nous aident beaucoup, au quotidien, que ça soit sur les champs ou sur les routes. Pourtant, quand ils deviennent vieux ou infirmes, les gens préfèrent les abattre, pour la seule raison que ça leur coûte de l’argent. Je trouve ça horrible et tellement injuste ! Je ne pourrai peut-être pas tous les sauver, mais… ça sera toujours mieux que de n’en sauver aucun.
Enfin, elle se rendit compte de l’inquiétude de Karel. Elle s’empressa aussitôt de lui sourire et de retrouver son attitude joviale.
— Mais tout ça, ça sera pour quand je serais plus grande ! Allez, viens, nous avons encore des choses à faire !
Karel se sentait bien. Quand il était avec Lya, il arrivait enfin à ne plus songer à ses blessures. Sans elle, ses sombres pensées et sa douleur revenaient le hanter. Jamais il ne la remercierait assez pour tout ce qu’elle faisait pour lui. Il se sentait bien ingrat, d’ailleurs. Que pourrait-il faire en échange de tout ce qu’elle lui apportait ? Lya était devenue la lumière de sa vie. Elle lui avait tendu la main, lui avait procuré un foyer, et surtout de la compréhension et une complicité qu’il n’aurait jamais soupçonné jusqu’alors.
Comment pouvait-il rivaliser avec ça ? Karel se promit alors que, dès qu’il irait mieux, dès qu’il maîtriserait enfin cette fichue langue, il serait là pour elle. Il la protégerait et la soutiendrait. Plus il passait du temps avec elle, et plus il désirait la connaître. Cela faisait plusieurs fois qu’il décelait une note de souffrance accumulée chez elle et il tenait à comprendre pourquoi afin de l’aider à son tour.
Karel n’avait pas du tout conscience que Lya s’était promis précisément la même chose.
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