Chapitre 42 - 2
Lya soupira bruyamment. Elle s’éloigna de la maison afin d’être seule pour évacuer ses nerfs. Encore un problème dont elle avait conscience, mais que personne ne semblait comprendre : elle avait besoin de bouger, d’évacuer ce surplus d’énergie dont elle disposait.
Elle en avait surtout assez. Toutes ces années, elle avait vu ses parents cacher leur malheur, tout ça à cause d’une prédiction dont personne ne connaissait les détails. Toute sa vie, elle en avait ressenti le poids et l’avait supporté avec le sourire. Même quand certaines personnes avaient osé la mettre en garde en lui disant qu’il pourrait lui arriver la même chose si jamais elle ne rentrait pas dans les rangs et si elle ne canalisait pas son énergie un peu trop débordante. Personne n’avait conscience à quel point elle essayait. Personne ne comprenait ce que c’était. Elle en avait assez d’être pointée du doigt lorsqu’elle exprimait un avis différent de la majorité. Surtout quand il s’agissait des Dragons qu’elle détestait.
Lya serra les poings pour s’empêcher de pleurer.
— C’est à cause d’eux… gronda-t-elle.
La fillette ramassa une pierre et la jeta avec violence le plus loin possible.
— C’est de leur faute ! cria-t-elle. C’est de leur faute si on a cette vie-là ! C’est à cause d’eux que ma famille souffre ! Je les déteste, je les déteste !
Ce garçon, elle ignorait qui il était quelques jours plus tôt encore, où elle avait appris que depuis tout ce temps, elle n’était pas fille unique. En soi, cela ne la gênait pas le moins du monde : frère de sang ou pas, elle l’aurait aidé pareillement, et la situation aurait été exactement la même. Ils étaient ainsi. Le fait qu’ils aient pratiquement le même âge était un détail qu’elle appréciait beaucoup, car cela lui faisait bien plus qu’un compagnon de jeu. Ce mystérieux frère se montrait bien plus intéressant que beaucoup de ses camarades de classe. Ce qui la gênait, c’était d’avoir pris la mesure de l’espoir qu’elle avait dû représenter pour ses parents avant sa venue au monde. Si elle avait été un garçon, ses parents auraient eu certainement plus de mal à ne pas projeter cet enfant disparu sur elle. Peut-être que ses camarades l’auraient traitée de monstre.
Et voir Karel s’excuser face à elle… Lya ne l’avait pas supporté. Comment pouvait-il penser à s’écraser alors qu’il n’avait rien fait de mal ? Quand il lui avait adressé ce regard gêné, elle s’était retenue de le bousculer pour lui remettre les idées en place, à défaut d’autre chose. Sauf qu’elle ignorait ce qu’il avait vraiment vécu. Commettre l’irréparable avec Karel était bien la dernière chose qu’elle souhaitait. Lya était incapable de contrôler ses nerfs. Elle pouvait seulement les diriger ailleurs. D’où sa fuite.
— Et il faut qu’il soit trop gentil, en plus, cette espèce de…
— Si j’entends encore une vulgarité à propos de ton frère, tu ne t’en sortiras pas qu’avec de simples remontrances et des crises de nerfs.
Lya se raidit et retint un soupir exaspéré. Elle croisa les bras, renfrognée.
— C’est de sa faute, aussi ! Je déteste les gens qui prennent tout sur leurs épaules pour un rien, surtout quand ils n’ont même pas à le faire !
— Tu n’étais pas obligée de l’insulter.
— Je n’ai pas fait exprès…
Sorel la dépassa et l’invita à s’asseoir sur un banc, juste à côté de lui. Lya ne bougea pas, hésitante. Son père ne s’en formalisa pas.
— Écoute, ce n’est pas évident pour tout le monde. Mais ton frère n’est pas encore capable de comprendre ce genre de situation. Je suis certain qu’il cherchait à te soutenir contre nous parce qu’il semble vraiment beaucoup t’apprécier. Il voulait certainement te dire qu’il était là pour toi, très maladroitement, je le reconnais. Mais ce n’est pas de sa faute, Lya. Laisse-lui le temps d’apprendre.
Lya baissa les yeux de culpabilité. Elle n’avait pas vu les choses sous cet angle.
— Karel ne sait juste pas comment aborder toutes ces nouvelles situations, d’où ses maladresses, lui expliqua calmement Sorel. Et bien que je comprenne ta réaction, ce n’est pas son cas. Tu l’as blessé, Lya, que tu l’aies voulu ou non.
Lya ne répondit rien, occupée à ne pas perdre le contrôle de ses émotions. Pourquoi, quand elle faisait quelque chose, elle avait souvent droit à des reproches ?
— C’est l’une des principales raisons qui font que nous hésitons encore à vous envoyer à l’Académie. Ton frère n’est pas prêt. Il refuse encore de s’éloigner de la maison.
— De toute façon, il va bien falloir qu’il en sorte, s’il veut avancer…
— Oui, et ça arrivera. Laissons-lui encore quelques jours. Ce n’est pas ton rôle de le bousculer, Lya. Ton frère est… difficile à aborder. J’ai remarqué qu’il se renfermait très vite sur lui-même. Je pense qu’il va lui falloir encore un peu de temps pour retrouver une stabilité émotionnelle. N’oublie pas : nous ne savons pas ce qu’il a vécu pendant tout ce temps. Comme il refuse de se confier, cela complique les choses… mais je suis là pour te parler à toi.
— Si c’est encore pour me reprocher des choses…
— Lya. Je te le répète, ta mère et moi sommes sincèrement touchés et fiers de tout ce que tu fais pour lui. Et rassurés.
— Je n’ai pourtant rien fait de spécial… je n’aime juste pas voir les gens souffrir. Je n’aurai jamais cru qu’il… qu’il soit mon frère, en réalité. Je n’ai fait que lui parler… et il a fini par me répondre, tout simplement, je ne vois pas ce qu’il y a d’exceptionnel à ça.
— Cela va au-delà de tout ça, crois-moi, lui expliqua Sorel. Mais tu comprendras mieux où je veux en venir quand tu seras plus grande. Écoute. Il faut vraiment que tu améliores ton comportement. Tu pouvais obtenir justice autrement, en nous expliquant la situation, par exemple. Et nous t’aurions défendue, Lya. Nous sommes là pour ça. Laisse-nous les histoires d’adulte, et profite plutôt de ta propre vie.
— Est-ce que… quand est-ce que nous pourrons aller à l’Académie ? demanda Lya, hésitante.
— C’est difficile.
— Mais Papa ! La dernière fois, j’ai failli détruire la maison ! Ça fait peur, quand même ! C’est vraiment important, tu sais ! Puis je suis sûre que Monsieur Phaïstos voudra bien accueillir Karel contre de l’aide, aussi ! Nous travaillerons dur pour payer notre hébergement, je te le promets !
— Je n’en doute pas, Lya. Mais nous craignions qu’il ne vous arrive quelque chose. Entre le handicap de ton frère et tes mauvais comportements… comprends que nous ne sommes pas sereins.
— Je serais sage ! Je te le jure, Papa ! Je suis vraiment motivée à apprendre la magie ! Ici, on apprend toujours les mêmes choses et rien de plus que de bien s’occuper des animaux, l’Histoire ou les métiers d’artisanat. On voit toujours les mêmes personnes. Les conversations sont toutes pareilles ! Je m’ennuie. Là-bas, ça ne sera pas comme ici et je rencontrerai d’autres personnes. Puis je suis sûre que vous pouvez demander à ce que nous soyons ensemble avec Karel !
Sorel se fit songeur. Sa fille se rapprocha du banc pour se placer face à lui en le regardant droit dans les yeux.
— Je l’aiderai. Je ne le laisserai jamais tomber.
— Je sais, acquiesça Sorel. Mais fais quand même attention, Lya. Si tu en fais trop, ton frère va finir par se sentir coupable.
— Pourquoi ? C’est normal, non ?
— Oui, ma chérie, mais comprends qu’il est dans une situation particulière. Pour le moment, Karel prend sur lui parce qu’il n’a pas le choix. Mais viendra un jour où il souhaitera faire les choses seul.
— Ben c’est le but, non ? questionna Lya. Il n’aura qu’à me le faire comprendre quand il sera prêt !
Sorel émit un court silence, essayant de trouver un exemple simple pour mieux exprimer ce qu’il souhaitait expliquer.
— Imagine, Lya, que tu perdes l’usage de tes jambes. Prends le temps d’imaginer.
— Ce n’est pas très joyeux…
— Bien. Maintenant, imagine qu’il y a une personne très généreuse qui cherche à t’aider. Sauf que cette personne t’aide un peu trop, au point où tu ne peux presque rien faire de toi-même, mais que tu n’oses pas le lui dire de peur de la blesser. Tu commencerais alors à culpabiliser de prendre autant de temps à cette généreuse personne.
Lya prit le temps de la réflexion et comprit le parallèle avec Karel.
— Je crois que je comprends… mais ne t’inquiète pas, Papa, je ferais attention !
— Nous allons arranger nos heures de travail pour nous occuper de ton frère. Il a beaucoup de retard à rattraper. Nous devons l’armer autant que possible pour que vous puissiez apprendre à maîtriser votre magie. Et l’habituer petit à petit à la vie d’ici.
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