Chapitre 44
Aujourd’hui.
— Kaaareeeeel ! lança une voix qui se rapprochait de plus en plus.
Le jeune concerné s’immobilisa et aperçut Lya courir vers lui. Elle semblait radieuse et excitée. Ce qui ne changeait pas vraiment du quotidien. Elle manqua de le faire tomber lorsqu’elle s’accrocha à ses épaules en sautant.
— C’est génial ! On va enfin apprendre la magie ! Tu te rends compte ? On va aller en ville !
Elle le relâcha en poussant un cri de liesse devant l’expression amusé de son frère. Depuis un mois qu’il était ici, il comprenait de mieux en mieux la langue. S’il était resté très renfermé sur lui-même, encore tourmenté par ses souvenirs et ne communiquant presque qu’avec Lya, Karel s’était évertué à progresser. Il fut ainsi en parfaite mesure de comprendre sa sœur depuis quelques jours, et leur lien ne s’en resserrait que davantage.
L’idée de retourner en ville ne l’enchantait guère, mais Karel n’eut pas le cœur à briser l’élan de joie de sa sœur. La voir heureuse lui faisait toujours plaisir. De son point de vue, c’était plus important que ce qu’il pouvait ressentir.
— Dis, je ne t’ai jamais vu utiliser ta magie ! Tu peux me montrer, s’il te plaît ?
Karel lui offrit une expression gênée. Depuis quelques temps, il s’efforçait de ne plus utiliser ses pouvoirs, incapable de définir s’il s’agissait d’une bonne chose. La majorité de sa vie avait été bâtie sur du mensonge, et Karel refusait de ressembler au Mage de près comme de loin. Il lui avait appris à utiliser la magie. C’était donc sûrement néfaste. Depuis un mois, Karel avait de plus en plus de mal à déterminer la réelle frontière encore le bien et le mal.
— Allez ! insista Lya face à son hésitation.
Elle lui saisit ses mains.
— S’il te plaît, montre-moi ! Moi je vais éviter, j’ai trop peur de cramer tout le village…
Karel haussa un sourcil. Lya se reprit en signant le mot incompris.
— Euh, pardon, je voulais dire « brûler ». Roh, ne fais pas cette tête, c’est pareil ! Il existe plusieurs façons de dire les choses, tu sais ?
Karel n’en comprit pas l’intérêt, mais il préféra laisser tomber ce sujet. Il jeta un œil sur ses paumes. Son regard se posa un arbre un peu plus loin. Il ferma les yeux et se concentra.
Il disparût soudain sous une exclamation de surprise de Lya. Karel se téléporta proche du tronc et son pied heurta une racine qui dépassait du sol. Il ignora le rire moqueur de sa sœur alors qu’il se rattrapait. Karel se tourna vers elle, prit un air assuré et posa la main sur l’arbre.
Il sentait la présence de la sève quelque part sous sa paume, à la manière d’un cœur qui battait dans un corps. Karel suivit ce cours, jusqu’à prendre conscience d’une branche, puis d’un bourgeon. À partir de là, il insuffla un peu plus de magie et dirigea le flux de vie végétal, en détournant une petite partie vers ce bourgeon. Une fleur naquit sous les yeux admiratifs de Lya. Karel tendit la main et s’arrêta juste au bon moment, lorsque la fleur se décrocha d’elle-même, tombant avec grâce dans sa paume.
— J’avoue, c’est impressionnant, admit Lya. Je t’envie, tu maîtrises déjà plutôt bien, en fait ! Et sans objet, en plus !
Karel se garda bien de lui dire qu’il devait cette maîtrise au Mage et rejoignit sa sœur. Il se permit de placer la fleur derrière son oreille avant de lui sourire, de la pointer du doigt et d’exécuter un petit geste bien précis. Lya rougit, ce qui le fit sourire. Il était plutôt fier d’être devenu la seule personne qui parvenait à percer sa façade.
— Arrête, je suis moche…
Karel demeura dubitatif pendant quelques secondes, plongé dans ses réflexions. Il n’avait pas passé ces derniers jours seul dans son coin, il avait appris à connaître Lya comme il s’était promis de le faire. Il avait bien vu que sa sœur avait tendance à se mésestimer par rapport à ses camarades, ce qu’il avait encore un peu de mal à saisir. Ses manières différaient souvent des autres, et préférait plutôt jouer avec les garçons qui lui permettaient de défouler son trop plein d’énergie quotidien. En dépit de tout ce que les gens semblaient lui reprocher, elle s’accrochait à ses convictions et aidait sans condition. Sans compter tout ce qu’elle avait fait pour lui. Pour Karel, c’était ce qui la rendait unique, mais il ne parvenait pas à lui faire savoir qu’elle n’avait rien de comparable avec les autres.
Karel avait vite deviné que Lya avait, d’une certaine manière, souffert de son absence, même si elle s’évertuait à le dissimuler. Elle avait énormément compensé, durant toutes ces années.
Il se positionna face à elle. Lya ne bougea pas. Son frère ne pouvant pas parler, elle avait pris l’habitude de le laisser agir pour s’exprimer à sa manière avant de répondre à son tour. Karel posa délicatement ses mains sur les tempes de sa sœur pour la forcer doucement à se rapprocher de lui. Il inclina sa tête vers elle jusqu’à ce que leurs fronts se touchent. Il ferma les yeux et se concentra le plus possible.
Lentement, il put prendre conscience de son être. Il sentit son sang pulser dans ses veines, son cœur battre, et ressentit les sentiments qui animaient Lya en cet instant. Il l’entendait. Une multitude de questions fusaient dans son esprit de manière chaotique, révélateur de ses problèmes d’attention. Il manqua de rire lorsqu’il l’entendit s’imposer de se concentrer sur lui. Karel hésita encore une seconde, mais il décida de tenter la télépathie.
— « Toi…valoir mieux…ça ».
Lya ouvrit de grands yeux de surprise et s’écria avec un vif mouvement de recul. Le contact brutalement rompu leur valut un mal de tête comme si quelqu’un les avait frappés du poing. Ils restèrent sonnés quelques secondes.
En face d’elle, Karel grimaçait en se massant une tempe. Il s’excusa rapidement par signe.
Lya continua de le fixer, interdite. Des larmes troublèrent sa vision et elle se jeta soudain à son cou en manquant de l’étrangler.
— Oh, Karel, c’est merveilleux ! C’est merveilleux, tu te rends compte ? Ça y est, tu sais parler ! Tu es incroyable, grand frère !
Bon, il y avait encore des hésitations et des fautes, mais peu importait. Lya considérait cela comme un excellent début. Elle avait pris conscience à quel point son frère souffrait de cette incapacité de s’exprimer véritablement. Y penser la chagrinait chaque jour, au point de ne plus être capable de supporter les moqueries qu’il subissait des autres. Enfin, tout ce travail commençait à payer. De plus, Lya était très touchée qu’il ait tenté une première avec elle.
Karel la repoussa doucement afin d’exécuter quelques signes supplémentaires avec un regard très sérieux. Il posa ensuite un doigt sur ses lèvres et sur celles de Lya. Elle se dégagea.
— Mais pourquoi en faire un secret ?
Karel exécuta plusieurs signes : celui représentant la magie, suivi de celui qui signifiait « énergie », pour enfin terminer par « fatigue » si jamais on l’utilisait trop. Il ajouta qu’il ne maîtrisait pas encore suffisamment bien la chose pour se permettre des risques. Enfin, il termina en s’exprimant sur les autres : ce don pouvait effrayer les gens de Var.
— Mais les autres sont bêtes, de te traiter de monstre…
Karel insista. C’était un pouvoir dangereux et qui risquait de se retourner contre lui. Cela devait rester secret entre eux deux seulement, car on ne savait jamais ce qui pouvait arriver. Il tenait cette méfiance du Mage, malgré-lui. Celui-ci lui avait appris à ne pas trop en dire, qu’il ne pouvait jamais savoir si une personne pouvait devenir une ennemie. Moins un potentiel agresseur en saurait sur lui, mieux cela vaudrait.
Si Karel ne maîtrisait pas bien ce sort, il risquait de blesser Lya, et ça, c’était bien la dernière chose qu’il souhaitait. Ce mal de tête passager le confirmait, sans compter qu’il consommait ses ressources à la fois pour transmettre sa pensée et pour entendre celle de Lya. Il ne pourrait donc jamais l’utiliser à outrance. Ce pouvoir devait juste être là… au cas où.
— Je… comprends. D’accord, je garderai ça pour moi. Mais… et si moi je veux te parler comme ça en secret ? Je ne serais jamais capable de faire un truc pareil… On devrait convenir d’un code pour nous indiquer nos intentions, tu ne penses pas ?
Karel répondit par l’affirmative. Elle avait raison. Il réfléchit. Ce signe devrait être discret, paraître anodin, un petit détail tellement banal que personne ne pourrait y faire attention à part eux. Surtout s’ils allaient dans cette Académie.
Karel tendit une paume vers Lya, les doigts en l’air. Il lui désigna son index et son majeur collés l’un à l’autre, laissant ses autres doigts levés naturellement. S’il n’avait pas pris la peine de désigner ses doigts collés, personne n’aurait décelé quoi que ce soit, vu que sa main semblait juste posée contre quelque chose d’invisible. Pour finir, Karel lui demanda si cela convenait. Lya imita son geste.
— D’accord, va pour celui-là. Ça sera notre code secret à tous les deux. Par contre, tu as encore du chemin pour maîtriser notre langue correctement.
Karel grimaça.
— Oui, je sais, c’est compliqué. Mais ne t’inquiète pas, ça va finir par venir ! La preuve, tu commences à bien nous comprendre, déjà ! Et maintenant, en plus, tu sais lire et écrire… C’est énorme, tu sais, en un mois ! Moi je suis à l’école depuis plus longtemps que toi et je ne sais toujours pas combien font sept fois huit par cœur…
Karel afficha d’abord un cinq, puis un six, sous le regard à la fois amusé et exaspéré de Lya.
— Pff, même pour ça, tu es doué ! Je suis minable à côté de toi, franchement…
Son frère secoua la tête en signe de négation et lui proposa de l’aider sur ses difficultés scolaires. Il lui indiqua qu’elle les devait seulement à ses problèmes d’attention.
— Mouais, je n’y crois pas trop. Tu sais, je dois être un peu bête, moi aussi !
Karel lui jeta un regard lourd de reproche. Lya leva les mains en l’air avec un sourire :
— D’accord, d’accord, ça va ! Cette blague, je ne la sortirai plus, promis !
Karel assentit. Il ajouta que si elle était aussi idiote que ce qu’elle disait, elle ne se serait jamais comportée comme elle l’avait fait ces derniers temps avec lui.
— Ce n’est rien, gros bêta, c’est normal. Enfin, je pense que ça ferait plaisir à Maman et Papa que certaines de mes notes changent. Bon, tu viens ? Demain, nous aurons une longue route jusqu’à Sheyral ! Et t’inquiète pas… Tu ne finiras pas à la rue, cette fois. Nous resterons ensemble.
Karel la remercia du regard. Sans prévenir, Lya lui donna un coup de poing amical dans l’épaule.
— Et ça, c’est pour m’empêcher de partager ce bonheur avec nos parents ! C’est vrai, quoi ! Ils seraient tellement contents d’apprendre que tu commences à bien comprendre et bien saisir les mots !
Karel la rassura en lui expliquant qu’ils pouvaient le faire autrement, sans avoir forcément besoin de révéler ce don. Lya soupira.
— Tu es vraiment désespérant… Mais bon, on t’aime quand même, hein.
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