Chapitre 47 - 1

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  Appuyé sur le rebord de la fenêtre, Karel regardait distraitement les passants dans la rue. C’était bien mieux de les observer d’ici qu’assis dans la boue contre un mur. Dans cette pièce, au moins, pas de mouvements envahissants, pas de cacophonie lui emplissant le crâne, pas de bousculade, rien. Juste du bruit à un niveau sonore beaucoup plus satisfaisant.

  Il n’avait rien compris à ce qui s’était passé tout à l’heure. Tous s’étaient mis à parler en même temps, débitant beaucoup d’informations d’un seul coup. Karel n’était pas parvenu à suivre.

  Dès sa sortie, beaucoup de murmures. Il était encore passé pour une bête de foire alors qu’il n’avait absolument rien fait de spécial.

  Karel frappa le rebord de la fenêtre de ses poings et jura. Il avait une tête bien pleine, deux bras, deux jambes, n’était pas difforme, il marchait comme tout le monde ! Comme tous les futurs élèves, il s’était simplement assis. Comme eux, il avait juste passé une porte. Pourquoi les autres, qui avaient pourtant fait précisément les mêmes gestes que lui, n’avaient pas été traités de la même manière ? Karel avait l’impression qu’il devait marcher d’une façon bien précise, et que s’il se trompait d’à peine un millimètre, il se faisait pointer du doigt. Ce sentiment l’étreignait. Il ne s’était jamais senti aussi seul, à part et isolé.

  Certains futurs Apprentis avaient cherché à lui poser des questions. Le genre de moment qu’il redoutait. L’un des trois idiots l’avait traité de « snob », pour avoir soi-disant refusé de lui répondre, avant de le provoquer en le rabaissant sur son statut social et en profanant des moqueries sur sa sœur. Cette fois, Karel avait explosé de colère. Il avait foudroyé ce garçon du regard, et son poing avait volé vers sa figure sans jamais l’avoir atteint : son bras s’était immobilisé contre sa volonté, une force invisible l’empêchant de passer à l’acte. La dame qui les appelait un par un était sortie à ce moment-là avec Lya, et les avait réprimandés sévèrement.

  Pourquoi fallait-il toujours que ça dégénère à ce point ? Karel lâcha un grand soupir exaspéré. Pourquoi les choses les plus simples se transformaient en épreuves insurmontables ?

  Un bruit de porte le sortit de ses sombres pensées. Karel se retourna et aperçut son père. Il baissa aussitôt les yeux et retint un autre soupir exaspéré.

« Long… si long… »

  Cette journée était interminable.

— Tout va bien, Karel ? lui demanda Sorel en refermant la porte.

  Il s’assit sur le lit afin de lui faire face. Karel ne répondit pas. Il attendait le moment fatidique qu’il prévoyait. C’était tellement prévisible… il en avait marre de jouer pour rester dans les convenances.

— Ta sœur nous a raconté ce qui s’est passé.

  Karel afficha une expression contrariée. Ne pouvait-elle pas se taire, parfois ?

— Ne lui en veut pas, Lya ne veut que ton bien, lui expliqua Sorel. Elle s’inquiète beaucoup pour toi, tu sais ?

  Oh oui, il le savait… Mais bon, tout de même…

— Et si elle en arrive là, c’est un peu de ta faute.

  C’était parti. Les reproches étaient là. Karel eut presque envie de ricaner d’amertume. Il se prépara à encaisser la suite, sans pouvoir rien dire. Comme d’habitude. Voilà qui ne le changeait pas des Monts de la Mort, pour une fois.

— Écoute-moi. Nous sommes tous conscients que tu as souffert. Mais note que ta sœur aussi. Que ça soit les gens, nous, ou même toi… exprès ou non, tout le monde fait souffrir cette petite, et ça ne peut plus durer. Toute sa vie, les gens n’ont pas cessé de lui dire qu’elle se ferait elle aussi tuer si elle continuait à contrarier tout le monde, même quand elle avait raison de se défendre. Ce n’est évidemment pas de ta faute, et tu ne dois en aucun cas te blâmer pour cela, mais je tiens à ce que tu prennes conscience de ce qu’elle a dû endurer sans jamais rien dire. Comme toi, à peu de choses près. Là où tu es responsable, c’est lorsque tu te renfermes sur toi-même alors qu’elle te tend la main pour t’aider, et que tu la rejettes. Tu la blesses bien plus que ce qu’elle laisse paraître, quand tu fais ça.

  Long silence. Karel refusa de bouger et d’exécuter le moindre signe. Il resta là, à sa fenêtre, faisant face à l’homme qui l’avait engendré. Sorel soupira.

— Karel, si tu ne nous parles pas, nous ne pourrons pas t’aider.

  Le jeune concerné lui envoya un regard lourd de sens avec une expression ironique. Sorel lui décocha un regard sévère.

— Ne joue pas à ça avec moi, tu sais parfaitement où je veux en venir. Tu as suffisamment avancé dans ton apprentissage pour comprendre cette expression. Tu ne t’exprimes pas encore très bien, mais assez pour te faire comprendre. Alors maintenant, tu utilises les moyens que tu veux et le temps qu’il te faut, mais je veux que tu me parles.

  Karel ne bougea toujours pas, contrarié. Et s’il n’en avait aucune envie ? Jamais, dans les Monts de la Mort, le Mage ne l’avait forcé à faire ce genre de chose, aussi surprenant que cela puisse paraître. Bien sûr, lorsqu’il souhaitait quelque chose de Karel, il finissait toujours par l’obtenir, quitte à ce que cela prenne plusieurs jours, parfois en se montrant encore plus têtu que son Apprenti. Karel avait toujours détesté ce genre de jeu qui le forçait à capituler, mais au moins, ça avait l’avantage de lui laisser le temps nécessaire pour prendre du recul sur la situation, et céder d’une manière plus réfléchie. Et chaque fois, Karel s’en sortait avec une simple blessure d’ego. Avec le Mage, c’était un moindre mal.

  Mais ici, ce n’était le cas. Les gens fonctionnaient différemment. Ils voulaient beaucoup de choses tout de suite. Son père prit un ton plus autoritaire.

— Je ne tolèrerai aucune contradiction, cette fois. J’ai tout mon temps.

  La colère le saisit. Ne pouvait-on pas le laisser tranquille ? C’était la seule chose qu’il demandait ! Incapable d’en supporter davantage, Karel se concentra pour se téléporter ailleurs, mais une prise ferme se referma sur son bras au dernier moment. Déconcentré, il aperçut son père sur lui, le regard dur.

— Karel, ça suffit, maintenant ! tonna-t-il sans le lâcher. Quand est-ce que tu vas prendre conscience que nous te comprenons bien plus que tu ne le penses ? Quoi que tu aies subi, c’est terminé ! Tu comprends ? Ter-mi-né ! Alors si tu n’es plus capable de faire confiance aux gens, fais au moins l’effort de faire confiance à ta propre famille !

  Sa poigne se fit plus forte que ce qu’il aurait souhaité et il se corrigea aussitôt. La culpabilité l’étreignit, s’ajoutant à celles qu’il supportait depuis douze ans : celle de ne pas avoir pu sauver son fils. Celle de ne pas avoir su qu’il était en vie et d’avoir feint de l’oublier. Celle d’avoir fait ressentir sa détresse à sa propre fille. Sorel souffrait de ce lien perdu avec son fils. C’était trop tard. Cet enfant avait déjà grandi, et il avait déjà vécu trop de choses pour quelqu’un de son âge. À tout cela s’ajoutait son sentiment d’impuissance face à ce handicap si singulier.

  Devant l’expression interdite de son fils, Sorel le lâcha aussitôt. Il soupira et regarda son fils avec douleur.


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