Chapitre 49
200 ans plus tôt.
Le visage de Sang-Mêlé se contracta de douleur lorsqu’une vague électrique explosa dans sa boîte crânienne. Il lâcha le livre qu’il consultait et enserra son front de sa main valide, fébrile. Ces derniers temps, ses maux le paralysaient de plus en plus, au point qu’il en éprouvait des difficultés pour se concentrer et réfléchir. Il pesta. Il aurait déjà dû être capable de déchiffrer quelques phrases simples. Mais ces maux atroces l’interrompaient et ne cessaient de prendre de l’ampleur. Valkor n’avait-il pas dit qu’il ne souffrirait plus ? Lui avait-il menti ? Pourquoi ressentait-il la même douleur que lorsque ces maudites chaînes le torturaient ?
Il jura et s’allongea. Sang-Mêlé avait remarqué que cette position atténuait légèrement son état. Il avait cette désagréable impression que son crâne pesait plusieurs tonnes et que ses vertèbres allaient céder d’un moment à l’autre, comme si elles étaient faites de verre. La douleur irradiait jusqu’au bout de ses doigts et enserrait son cœur affolé, rendant sa respiration faible et saccadée comme s’il était sur le point de succomber à un énième malaise.
Deux légers coups à la porte le prévinrent de la seule présence qu’il était désormais capable de tolérer. Valkor se baissa pour entrer. Il lui tendit un linge humide et brûlant.
— Mets-toi ça derrière la nuque. Ça ne te guérira pas, mais ça te permettra de souffler.
Sang-Mêlé obéit et fut surpris de l’efficacité de la chaleur sous ses cervicales. Il soupira de soulagement. Enfin, une torture annihilée. Même momentanément.
— J’ai à te parler de choses sérieuses.
— V-vous. M’aviez dit. Que…
— Que tu ne subirais plus ce que tu endures ? Oui, je le confirme. Mais je ne peux accomplir mes engagements si tu t’entêtes à ne plus te laisser approcher, Sang-Mêlé.
Le demi-elfe lui jeta un regard interrogateur. Valkor le toisa avec gravité.
— Ton attitude me confirme ce que j’ai déjà deviné. Les elfes t’ont maltraité à plus d’un égard, dis-moi.
Sang-Mêlé se raidit.
— Ce que je veux dire, expliqua Valkor avec patience, c’est que tu devais être dans une telle tourmente, physique et psychologique, que ta mémoire s’est conditionnée pour ignorer ces séquelles afin de te permettre de lutter et survivre.
Avisant son expression interrogatrice, Valkor indiqua sa propre nuque.
— Nous disposons ici d’une série d’os essentielle pour notre fonctionnement. Notre système nerveux se trouve à l’intérieur, et c’est ce qui permet à ta mémoire de transmettre toutes les informations dont ton corps à besoin. Cette zone est à la fois solide et fragile.
Sang-Mêlé se sentit moins perdu, et put ainsi comprendre que les nombreux coups et décharges qu’il avait pu recevoir dans sa nuque n’étaient pas étrangers à son état. Il ne comprenait pas encore l’anatomie d’un corps de manière concrète, mais au moins avait-il saisi l’essentiel. Il se surprit une envie d’en apprendre plus sur le sujet. Était-ce ça que Valkor appelait la passion ?
— Tu es atteint de névralgie sévère, Sang-Mêlé. C’est la cause de tes malaises fréquents. Aujourd’hui que tu es en sécurité, tu subis d’un seul coup tous les dégâts que tu as accumulé qui attendaient d’être traités.
Occupé à gérer sa douleur, Sang-Mêlé ne répondit pas. Il devinait déjà où Valkor voulait en venir, et cela l’effrayait.
— Tu dois accepter de te faire soigner. Autrement, ton état va empirer.
Sang-Mêlé se crispa. Sa théorie avait été la bonne. Il s’était juré que plus jamais personne ne le toucherait. Ne pouvait-il pas guérir seul, comme d’habitude ?
— Malheureusement, vu ta situation, tu te dois de recouvrer tes moyens et exploiter ton potentiel.
Une vague de méfiance anima Sang-Mêlé. Ces paroles ressemblaient vaguement à celles de l’Ancien. Valkor retint un soupir en le voyant répondre ainsi.
— Sang-Mêlé. Tu n’as rien à craindre de moi. Mon but est de t’aider.
Le demi-elfe se redressa et le fixa avec intensité.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est la raison pour laquelle j’ai voué ma vie. Je t’ai déjà expliqué pourquoi j’ai créé cet endroit. Si tu perds encore le contrôle de tes pouvoirs, tu te mettras en grave danger, ainsi que les autres autour de toi. J’ai pu constater de moi-même les dégâts que tu étais capable de causer. Ce que j’ai vu était digne d’une apocalypse. Pour diminuer tes chances de te retrouver dans un état pareil, tu dois avoir la pleine maîtrise de tes moyens. Et cette névralgie ne t’aidera pas en ce sens.
Valkor affichait une expression sérieuse. Sang-Mêlé était partagé. Il comprenait pourtant les arguments de Valkor. La dernière chose qu’il souhaitait était de succomber encore une fois à ses pouvoirs.
— Est-ce que ça te paraîtrait plus acceptable si c’était moi qui m’en occupais ?
Sang-Mêlé hésita et se referma. Son corps déformé, il ne pouvait pas le montrer. Par réflexe, il resserra le nouveau manteau large et propre que son sauveur lui avait offert pour remplacer le précédent. Dessous, il ne portait plus ses guenilles ensanglantées, mais une tunique simple et confortable. Sang-Mêlé avait éprouvé un plaisir immense à brûler ses anciens vêtements et à les regarder se désagréger jusqu’au bout, comme pour marquer définitivement ce tournant dans sa vie.
— Il n’est plus utile de me cacher quoi que ce soit, lui assena Valkor. N’oublie pas que c’est moi qui t’ai amené ici. J’ai parfaitement compris que tes bras et jambes n’étaient pas les mêmes. J’ignore si tu es né comme ça ou si ces grands malades te les ont greffés, mais la différence est telle que ça m’a aussitôt sauté aux yeux. Ces membres sont trop lourds pour ta carrure, d’où tes problèmes de motricité. C’est pour ça que tu es gaucher. Je me suis aussi aperçu qu’il te manquait un doigt sur la main droite.
Sang-Mêlé se glaça et sonda l’Apokeraos avec une expression méfiante. Valkor le toisa avec sévérité.
— Tu es un livre ouvert. Il va falloir que tu apprennes à contrôler ton langage corporel. Mais ça viendra quand tu maîtriseras mieux le langage.
— Co… comment ? Comment a… avez-vous…
— Ton expression en réponse à ma question, à la crispation de tes mains et au bref regard que tu as jeté sur toi-même, le renseigna Valkor. Ajoute à ça ma longue expérience.
Valkor le toisa avec gravité.
— Sang-Mêlé. Écoute-moi attentivement, c’est très important. Ta situation est grave, et je me dois de te l’expliquer. Ton apparition a attiré l’attention des Dragons.
L’adolescent ne masqua pas sa surprise. Toutes ces années, les Dragons s’étaient faits sourds à ses prières. Alors pourquoi maintenant ?
— Je ne sais pas comment les elfes ont fait, admit Valkor. Mais un champ protecteur masquait ta présence. Je n’ai pas besoin de t’expliquer en quoi parvenir à se dérober de l’attention des Dragons est exceptionnel. Cette situation m’inquiète, je ne te le cache pas. Une telle mesure est forcément faite pour préparer quelque chose de néfaste. Mais ne t’en fais pas. Pour l’instant, tu es en sécurité. Te cacher dans une ville remplie de monde tendra à masquer ta présence. Si cela ne trompera pas les Dragons, ça aura au moins le mérite de te dérober de tes ennemis, le temps que tu deviennes capable d’affronter les dangers.
Sang-Mêlé se glaça. Il se souvint que l’Ancien et les elfes avaient mentionné un « projet Dragons », dont il était la pièce maîtresse. Quant à savoir comment… Il toisa Valkor avec méfiance et appréhension.
— Sang-Mêlé. Je te l’ai déjà dit, je ne compte pas te faire de mal, lui assura l’Apokeraos. Tout ça n’est pas de ta faute. Je vois à ton regard que tu sembles en savoir plus sur cette histoire. Rassure-toi : je ne te forcerai pas à parler. Tu ne le feras que lorsque tu auras suffisamment confiance en moi pour ça. Même si je doute que tu puisses m’en apprendre plus. Je ne pense pas que les elfes aient pris la peine de te renseigner. Personne ne renseigne ses objets.
Sang-Mêlé grimaça à ce rappel et interrogea encore Valkor du regard. Comment faisait-il pour deviner aussi aisément la moindre situation complexe ? Son interlocuteur perçut son trouble.
— Les Dragons sont désormais au courant de ton existence. Sache qu’il est impossible de naître avec plusieurs auras de magie, or, tu sembles en disposer de nombreuses, et de bien plus que celles accordées aux Mortels. Forcément, une telle présence ne peut qu’attirer l’attention. Tes tortionnaires t’ont séquestré pendant des années pour un but dont j’ignore encore la teneur. S’ils ne fomentaient pas, ils n’auraient pas fait en sorte de se cacher des Dragons et ne t’auraient pas traité comme ils l’ont fait, comme s’ils avaient cherché à éprouver ta résistance. Je n’ai pas vu ce que tu cachais sous ce manteau, mais j’ai bien senti que ton corps n’était pas constitué normalement, à commencer par ce bras et cette jambe différents du reste.
Valkor marqua une courte pause, afin de laisser le temps à Sang-Mêlé de comprendre comment il menait ses réflexions.
— Je doute, au vu des efforts qu’ils ont fourni, que tes ennemis te lâchent aussi facilement. Il est donc évident que tu seras à nouveau traqué une fois hors de ma protection. Pour avoir construit cet endroit, fait cesser les guerres et tragédies entre porteurs de magie et Sans-Pouvoirs, peu de personnes ont l’audace de me défier, désormais. Les Dragons risquent fort de ne pas laisser les elfes aller bien loin après ce qu’ils viennent de découvrir, crois-moi.
— Je ne… comp-comprends pas. Co-comment ils…
— Comment pourraient-ils encore te traquer si les Dragons gardent désormais un œil sur eux ? l’aida Valkor.
Sang-Mêlé répondit par l’affirmative. L’expression de Valkor s’assombrit.
— Je te l’ai dit. Ils ne te lâcheront pas si facilement. Celui qui est derrière tout ça a déjà réussi à fomenter sans attirer l’attention des Dragons jusqu’à aujourd’hui. Ce qui signifie qu’il existe une personne capable de les mettre en déroute. Peu importe que les Dragons veillent. Si cette personne est capable d’un tel exploit, alors il peut encore tromper la vigilance des Dragons sans même se déplacer afin de te récupérer.
Sang-Mêlé resta silencieux, alors qu’il prenait conscience de sa précarité. D’objet expérimental, il était désormais une proie. Une vague d’angoisse le saisit. Sa respiration devint faible et saccadée, son cœur palpita et son esprit vacilla. Ces tortures quotidiennes allaient recommencer. Il s’était battu toutes ces années pour rien. Il allait…
— Sang-Mêlé !
Il n’aurait jamais le droit de vivre. Il était traqué. Tout allait recommencer. Il avait à la fois chaud et froid. Il se sentit fébrile. Son estomac se contracta et la nausée le saisit.
— Sang-Mêlé, ressaisis-toi ! ordonna Valkor avec autorité.
— NE ME TOUCHEZ PAS !
Valkor érigea instantanément un bouclier psychique contre lequel explosèrent des lances de ténèbres avant de se désagréger. Le silence fut pesant. Valkor cessa toute magie. Il voyait son protégé osciller entre angoisse et culpabilité de s’être laissé déborder encore une fois par ses pouvoirs. Il le vit lutter pour éloigner la main de sa dague. L’humeur de Valkor s’assombrit. Il avait l’impression de revenir une centaine d’années en arrière, lorsque porteurs de magie et Sans-Pouvoirs ignoraient comment vivre en harmonie. Avant qu’il ne bâtisse cette Académie afin d’éduquer les populations et aider les porteurs à maîtriser leurs pouvoirs, ce qui lui avait valu sa notoriété. Ce genre de traitement ne pouvait plus exister. Valkor repensa au soir où il était intervenu dans la Forêt de la Nuit. Lorsqu’il avait vu l’état de ce garçon, il avait été si effaré de son état que l’Apokeraos s’était sincèrement demandé s’il n’aurait pas été plus judicieux de l’achever. S’il n’était pas déjà trop tard pour lui. Mais son appel à l’aide déchirant lui avait fait comprendre qu’il restait encore quelque chose à sauver. Une lueur d’espoir. Même très faible, pour Valkor, la moindre étincelle d’espoir et de volonté de s’en sortir méritait son attention. Il espérait sincèrement parvenir à tirer Sang-Mêlé vers le haut, même si sa situation n’allait pas lui faciliter la tâche. Au moins, le demi-elfe semblait lui faire suffisamment confiance pour l’écouter et s’accrocher à ses mots.
— Tout va bien, lui assura-t-il d’un ton apaisé. Ce n’est rien. Je suis là pour ça. Respire.
Sang-Mêlé obéit, encore perturbé par ce réflexe incontrôlé. Il détestait constater que son corps et son esprit échappaient à son contrôle.
— C’est normal, le renseigna Valkor. Ça va finir par passer, mais il te faudra du temps. C’est ce que l’on appelle un réflexe post-traumatique. Je suis là pour t’aider. Tu as de la volonté, Sang-Mêlé. C’est tout ce dont tu as besoin pour t’en sortir.
— P-pourtant, vous… vous avez. Avez l’air de…
— D’être en colère ? Oui, je le suis. Mais pas contre toi.
Cette soirée où il avait entendu ce gamin lui hurler de l’aider, Valkor avait perçu le désespoir dans sa voix. C’était ce qu’il lui avait fait comprendre qu’il restait encore un espoir de sauver cet enfant. Parce qu’il voulait s’en sortir, même sans savoir comment.
Valkor s’approcha.
— Si tu acceptes, je te promets de ne te poser aucune question. Je ne compte pas dévoiler ce que tu caches.
Sang-Mêlé releva la tête vers Valkor et l’interrogea du regard. Celui-ci le pointa du doigt.
— La raison, c’est que ce secret t’appartient. Tu n’es pas un objet. Tu es une personne, et tu as le droit de décider ce que tu souhaites révéler ou non. C’est ça aussi, préserver son intégrité et devenir propriétaire de soi. Personne n’a à te forcer, et ta décision doit être respectée sans que tu aies à te justifier.
Sang-Mêlé opina avec lenteur. C’était donc ça, être une personne. Avoir le droit de décider.
— D… d’accord, assentit-t-il avec effort. M-mais que… que v-vous. Pas autres.
— Je ne compte pas te mêler aux autres, Sang-Mêlé, tu es beaucoup trop instable pour ça. Je ne voudrais pas que mes autres élèves soient blessés. En ce sens, je suis satisfait que tu sembles avoir suffisamment de recul pour l’avoir compris, toi aussi. Ce qui prouve encore que tu es loin d’être dénué de réflexion, contrairement à ce que tu penses.
Sur ces mots, Valkor s’éloigna vers la porte.
— Il y a moyen de te guérir sans utiliser aucun objet. Laisse-moi le temps de me renseigner et d’apprendre. Je reviendrais te voir.
Sang-Mêlé assentit. Il se rendait compte que depuis quelques temps, tous les soirs, il attendait avec impatience la venue de Valkor.
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