Chapitre 53
Karel fulminait. Trop, c’était… trop. Il s’efforça de ne pas faire mal à sa sœur blottie dans ses bras.
— J’en ai marre ! J’en ai marre ! pleura-t-elle avec rage. Je déteste ces abrutis ! Quand je serais guérie, j’irai leur fracasser le crâne !
Après des cours que Karel avait eu beaucoup de mal à suivre, il était venu la voir à l’infirmerie. Elle avait repris connaissance, mais elle avait tant consommé de ses ressources qu’elle n’était pas encore en état d’utiliser la magie, ni même de bouger.
À son réveil, Lya s’était rendue compte que son artéfact avait été volé, et la chaîne en argent qui le retenait cassée.
« Ils ont osé… »
Karel ne voyait que le groupe d’Edmond, c’était plus qu’évident. Eux seuls avaient insisté pour avoir un prétexte de venir à l’infirmerie après le test sur leurs aptitudes magiques. Edmond était allé jusqu’à accuser Karel d’avoir voulu le tuer après être tombé dans la crevasse qu’il avait créé dans l’estrade. Karel imaginait mal les enseignants voler les artéfacts des Apprentis. Ils étaient au-dessus de ce genre de sottise, Karel avait pu l’observer à plusieurs occasions. Il ne voyait pas non-plus pour quelles raisons les autres Apprentis s’en prendraient à eux, surtout que Lya avait reçu pléthore de soutien le jour de leur admission.
— Maman et Papa travaillent très durs ! s’écria Lya avec colère. Ils se privent de beaucoup de choses pour nous offrir un avenir décent ! Et ces… ces… ils…
Sans artéfact, Lya ne pourrait plus suivre son apprentissage. Sans lui, elle risquait encore de perdre le contrôle de ses pouvoirs et provoquer des accidents. Karel s’inquiétait pour elle.
Il se dégagea doucement pour la fixer droit dans les yeux, déterminé : d’un simple regard, il lui exprima tout. Il récupérerait son artéfact et le lui ramènerait. Concernant la chaîne, ils pourraient toujours demander à Phaïstos de la lui réparer.
— S’il te plaît… Fais attention.
Karel le lui assura. Ça, il ne laisserait pas passer. Leurs parents s’étaient beaucoup investis pour eux. Voir leur dur labeur sali pour des bêtises aussi basses… Si Karel était encore incapable de se sentir profondément lié à Eylen et Sorel, il les sentait sincères et prêts à tout pour leurs enfants, même pour lui qu’ils ne connaissaient pourtant pas beaucoup. Ils ne méritaient pas pareil traitement. Et voir sa sœur dans cet état le mettait hors de lui.
Karel embrassa Lya sur le front et lui intima de se reposer. Il sortit de l’infirmerie et parcourut les couloirs. Karel jeta un rapide coup d’œil au travers d’une fenêtre, afin de se donner une idée de l’heure : le milieu de journée, quand tous les élèves devaient se retrouver au réfectoire. L’adolescent décida de prendre le chemin de cette salle : Edmond se trouvait certainement dans les parages. Il prenait un malin plaisir à passer devant tout le monde sous prétexte qu’il se devait d’être privilégié. À cette heure-ci, il devait donc être sur le point de finir son plateau. Quand Karel se souvenait que le Mage lui avait infligé deux jours de corvées entières à la place de son personnel sans magie pour moins que ça, lorsqu’il avait seulement osé faire une réflexion sur eux…
Karel ne chercha pas bien longtemps.
— Qu’est-ce que tu veux, le Sans-Voix ?
Ainsi, ils l’attendaient. Karel se tourna vers eux et leur jeta un regard glacial alors que les garçons se rapprochaient.
Peu lui importait la manière dont il serait considéré. Ces abrutis avaient osé s’en prendre à sa sœur, et ça, Karel était incapable de l’accepter. Heureusement que l’affaire n’allait pas plus loin qu’une simple histoire de vol, autrement, il était certain de ne plus parvenir à se contenir.
Karel fit face au trio, seul, et regrettait de ne pas avoir de voix pour exprimer clairement ce qu’il pensait. Emporté par sa colère, il n’avait pas pris la peine de réfléchir à la manière dont il procèderait. Il se promit de le faire pour la prochaine fois. Encore un énième apprentissage du Mage.
Edmond le toisa avec un air mauvais et moqueur.
— Si tu veux quelque chose, tu n’as qu’à le demander. C’est très simple !
Gagné par la frustration, sa colère enfla au creux de son ventre. Karel supportait de moins en moins cette considération stupide. En quoi était-ce si difficile à comprendre qu’il ne le pouvait pas, même s’il le souhaitait ? Comme à chaque fois, il se retrouva coincé dans ses propres pensées, incapable de rétorquer comme s’il manquait de répartie. Ce qui était un peu vrai en soit.
Edmond se rapprocha.
— Cette Académie craint, elle est tombée bien bas ! Le directeur doit être désespéré pour accueillir des diminués mentaux qui ne savent même pas prononcer leur propre nom ! Allez, fais un petit effort ! C’est très simple : « je m’appelle… »
Karel encaissa encore, incapable de dissimuler une expression mauvaise sur son visage.
« Oui, c’est ça. Approche. Encore. »
Lya avait fait beaucoup d’efforts pour maîtriser ses débordements afin de mériter sa place dans cette académie. Pour la première fois, elle s’était faite une amie et semblait enfin heureuse d’étudier. Et par orgueil, ces trois-là voulaient anéantir ses efforts ?
« Tout le monde fait souffrir cette petite. » L’adolescent se rappelait encore les terribles mots de son père.
« Ça ne peut plus durer. » se souvint-il aussi. Il ne pouvait qu’être en accord avec Sorel sur ce sujet-là.
Karel attendit patiemment qu’Edmond approche. Il constata que ce qu’il avait appris du Mage n’était pas infondé. Autant s’approprier cet apprentissage à son avantage. Plus que deux pas. Enfin, le jeune noble fut à quelques centimètres de lui. Son but n’était pas de faire mal, mais le Mage lui avait fait étudier les points faibles de chaque espèce de Weylor. Karel avait aussi retenu qu’il fallait repérer la moindre microseconde d’inattention pour prendre l’avantage.
— Allez… Arrête donc de te la jouer ! On sait tous que ce n’est que de la comédie. Comporte-toi comme tout le monde, et demande-le. Je te l’assure, je te rendrais ensuite ce stupide médaillon. Même si c’est franchement insultant de voir des péquenots avoir des objets aussi beaux !
D’une main, Karel créa un bouclier psychique qui projeta les deux comparses d’Edmond un mètre plus loin, et isola ce dernier avec lui. Karel pivota aussitôt sur un pied de manière à tourner le dos à son adversaire et lui envoya un vif coup de coude dans les côtes. Il se baissa immédiatement afin d’éviter une éventuelle riposte. Karel ne laissa pas le temps à Edmond, le souffle coupé, de récupérer. Il le bouscula contre la paroi invisible de son bouclier. Karel sentit une douleur dans la tête lorsque les deux acolytes frappèrent sa barrière protectrice avec leurs poings pour la briser. Mais Karel décida d’ignorer la douleur. Un contre trois, il ne pouvait pas gérer. Aussi renforça-t-il son bouclier en effleurant son épée rangée sur son dos.
Edmond se releva et chercha à le frapper d’un coup de poing au visage, mais trop lent pour Karel. Ses propres gestes se ralentirent à cause des coups qu’il ressentait à l’intérieur de son crâne. Karel se rendit compte qu’il ne pouvait pas à la fois maintenir sa barrière et se défendre en même temps.
Il improvisa et déforma sa barrière pour l’abattre sur la tête de ses trois opposants, telle une massue invisible suffisamment forte pour tous les mettre à terre.
Ses trois adversaires grimacèrent de douleur et eurent du mal à se relever. Karel s’approcha d’Edmond et lui arracha son sac. Il fouilla sans aucune gêne jusqu’à trouver ce qu’il cherchait : l’artéfact de sa sœur, que Karel rangea dans son propre sac en toile. Il laissa enfin tomber la besace de l’Apprenti comme s’il s’agissait d’un vieux chiffon.
— Karel de Var ! tonna une voix.
Le jeune concerné se crispa. Evidemment…
— Monsieur ! lança Edmond, pâle. C’est un malade ! Il nous a…
— Nous voyons parfaitement ce qui vient de se passer, coupa l’un des adultes.
Karel eut envie de riposter que ce n’était pas vrai, qu’ils étaient au contraire bien aveugles, et qu’ils ne pouvaient pas savoir vu qu’ils venaient à peine d’arriver. Mais c’était peine perdue. La situation ne tournerait pas en sa faveur, bien au contraire. Il en avait marre. Tout ça parce qu’il ne pouvait pas se défendre à haute voix.
Karel chercha à se téléporter, mais il fut coupé dans son élan par un choc plus brutal à l’intérieur de son crâne. Il prit sa tête entre ses mains en grimaçant de douleur. Karel fusilla du regard un autre adulte, la main tendue dans sa direction, à savoir le responsable qui était parvenu à le couper dans sa manœuvre.
— Nous avons dit : pas de magie hors des cours. Nous ne pouvons tolérer ce genre d’attitude entre ces murs. Un tour chez le Directeur s’impose.
La douleur s’estompant, Karel surprit le rictus victorieux des trois autres derrière lui. Il fut pris d’une envie de hurler, de craquer et d’exploser à voix haute. Mais il ne le pouvait pas, comme à chaque fois. Il ne devait rien extérioriser, au risque de se faire dévorer par sa propre colère. Machinalement, sa main effleura son sac : au moins, il avait récupéré l’artéfact de sa sœur. Dans le fond, c’était la seule chose qui comptait.
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