Chapitre 54 - 1
Le silence s’éternisait depuis une bonne demi-heure. Karel, prostré sur une chaise les bras croisés, afficha une expression vindicative. La grandeur de cette pièce l’oppressait. Derrière son bureau d’excellente facture, le directeur le toisait avec sévérité. Celui-ci se trouvait être l’homme au long corps de serpent géant que Karel avait aperçu lors de l’entretien d’admission.
— Tu n’as donc vraiment rien à dire ?
Karel se mura dans le silence. Parfois, il se surprenait à découvrir des avantages à être muet. Puisque personne ne croyait en sa bonne foi, même s’il expliquait les choses, pourquoi prendrait-il la peine de répondre, même pour défendre sa cause ? Karel détourna le regard et assuma son insolence. Il commençait à comprendre un peu sa sœur sur ce sujet.
Le directeur glissa un papier vierge sur son bureau dans sa direction.
— J’aimerais avoir ta version des faits. Je suis certain que tu n’as pas agis ainsi sans raisons.
Karel afficha une expression agacée.
« À quoi ça servirait ? »
Il voyait d’ici le tableau : en supposant qu’il se plie à la volonté de Valkor, qui disait qu’il ne remarquerait pas ses lacunes du Weylorien ? De toute façon, Karel le sentait, il savait qu’on lui ferait payer cette altercation, quoi qu’il fasse, quoiqu’il dise. Alors à quoi bon ? Convaincu de cela, Karel garda les bras croisés et défia le directeur du regard. Celui-ci soupira et se releva.
— Bien. Tu as donc pris ta décision. C’est dommage, cela m’aurait aidé à sanctionner Edmond et ses amis de la manière adéquate.
Karel se renfrogna.
— Sache que je ne peux tolérer de tels comportements ici, reprit Valkor. Quel qu’ait été le problème, tu aurais dû venir nous en parler. C’est notre rôle de le faire. Par ailleurs, je tenais à te mettre au courant d’une chose : nous allons vous séparer, ta sœur et toi.
Un courant glacé figea Karel qui dût s’accrocher à sa chaise pour ne pas tomber. Choqué, ses pensées se vidaient au point d’en avoir le vertige. La panique le saisit.
« Surtout pas ça ! »
Au moins pas avant de maîtriser parfaitement la langue de Weylor ! Il n’y arriverait jamais sans Lya.
— Tu as trop d’avance sur les autres, lui expliqua Valkor. Ta sœur sera transférée chez les intermédiaires comme toi lorsqu’elle sera prête. Ce n’est pas une punition. Tes réflexes sont déjà d’un niveau supérieur. Tu n’as rien à faire chez les débutants. Ça ne va rien t’apporter.
Karel perdit pied. Il voulait protester, il ne le pouvait pas. Il souhaitait signer, il ne le pouvait pas non-plus. Cet homme ne comprendrait pas, comme quasi la totalité de la population. Il allait être séparé de sa sœur. Cette annonce se répéta à l’infini dans ses pensées affolées. Karel se retrouverait seul et à la merci d’un monde dont il ne comprenait ni le sens, ni les codes.
« Non ! »
Il n’était pas encore prêt à se séparer de Lya. Un jour, il y parviendrait, il se l’était juré. Mais pour l’instant, il avait besoin d’elle !
L’angoisse le submergea. Comment plaider qu’il voulait bien tout faire, même s’il trouvait cela injuste, pour expier ses actes, tout, à partir du moment où on ne lui enlevait pas Lya ?
Et Lya, que deviendrait-elle ? Elle avait autant besoin de lui que lui avait besoin d’elle. Si on les séparait, Karel redoutait pour elle. Elle ne parvenait à s’apaiser qu’avec lui.
Karel fit face à Valkor et essaya de lui faire comprendre son désaccord. Mais celui-ci campa sur ses positions.
— Je ne changerai pas d’avis. Je vous ai observé, tous les deux. Crois-tu réellement que je n’ai pas remarqué vos petites manœuvres ?
Karel voulut hurler. En quoi était-ce un mal ? Ils ne faisaient que s’entraider, sans rien demander à personne !
— Je crains que vous n’accumuliez du retard tous les deux en continuant ainsi. Ta sœur a clairement des soucis de concentration, et bien que j’admire sa volonté à vouloir atteindre ton niveau et t’aider en même temps, elle ne peut faire ces deux choses à la fois.
Karel lui jeta un regard noir. Comment pouvait-il le savoir ? Entre chaque cours, ils travaillaient d’arrache-pied ensemble afin de combler leurs lacunes mutuelles, même si cela devait leur coûtait plus d’heures de travail que les autres. Ils continuaient tous les soirs chez Phaïstos. Travailler dur ne leur faisait pas peur. Valkor ne pouvait-il pas attendre d’avoir des résultats concrets avant de prendre une telle décision ?
— Quoiqu’il en soit, tu as quand même agressé trois élèves. De plus, tu t’es servi de la magie, alors que tu sais parfaitement que c’est interdit hors de vos leçons dans cette enceinte. Nous déciderons de ta punition en temps et en heure. Tu peux disposer, acheva l’Apokeraos avec un signe de la main.
Karel souhaita riposter, mais aucun son ne franchit ses lèvres. La posture raide, il se releva, offrit un salut glacial à son interlocuteur et quitta les lieux.
Valkor laissa planer un long silence lorsque l’Apprenti disparut dans le couloir, d’un pas contrarié.
« Cet enfant est décidément bien mystérieux… »
Comment avait-il fait pour survivre pendant tout ce temps ? Qui lui avait appris la magie, ainsi que tous ses réflexes ?
Il positionna une main ridée sur son menton, en pleine réflexion. Il se remémora les rapports que lui avaient fait ses coéquipiers : outre des réflexes inhabituels pour un enfant de douze ans, ses mouvements démontraient qu’il avait l’habitude de ce genre de situation. Le premier cours de défense avait été particulièrement révélateur à ce sujet. Et ce regard noir qu’il lui avait lancé à l’instant… Tout cela lui rappelait quelqu’un.
« Mais c’est impossible. »
L’Apokeraos glissa jusqu’à une pièce jouxtant son bureau : les archives, depuis le début de la création de cet établissement aux allures somptueuses. Valkor se dirigea vers une section que le personnel consultait rarement, celles datant de plusieurs siècles. Si sa mémoire ne le trompait pas, il en était sûr, ses souvenirs dataient d’il y a deux siècles plus tôt, environ quatre ans avant que les Dragons ne soient maudits… et qu’il devienne le dernier de son espèce.
Valkor fit venir à lui le document souhaité d’un simple geste de la main : du haut de ses cinq cents ans, il n’était plus tout jeune, son corps vieillissant s’épuisait plus vite qu’avant. L’Apokeraos saisit le dossier avec soin. Celui-ci était particulièrement mince comparé aux autres.
Valkor l’ouvrit et sans surprise, il y vit une simple fiche dépourvue de renseignements : nom inconnu, origine inconnue. La seule information notable était la mention sur son pouvoir : « Esprit ». Valkor avait tenu à cette mention partiellement mensongère afin de protéger cet Apprenti, au cas où ces archives tomberaient entre de mauvaises mains. Sur la fiche figurait aussi sa date d’arrivée, celle de son départ, et surtout, la troisième, farfelue : elle actait le jour où cet Apprenti était devenu officiellement un Mage, sans passer par le statut de Sorcier. Un événement qui n’arrivait jamais. Ce dossier était unique.
Ce cas avait forcément fait grand bruit. Valkor s’en souvenait très bien, et tout lui revint en mémoire.
— Sang-Mêlé…
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