Chapitre 54 - 2
200 ans plus tôt.
Valkor se dirigea vers son Apprenti, isolé dans un coin à l’abri des regards. Peu à peu, son attitude avait changé, bien que Sang-Mêlé avait gardé son incapacité à se mêler aux autres. Il s’était toujours entêté à ne jamais faire d’effort sur ce sujet. Cela n’avait pas été sans conséquences : depuis, la rumeur attestant d’un « Apprenti mystérieux » s’était répandue en dépit des précautions de Valkor. Une rumeur qui avait encore moins aidé Sang-Mêlé à surpasser ce blocage.
Au moins Valkor était-il parvenu à lui donner de bonnes raisons de sortir de temps à temps à l’air libre, au lieu de vivre comme un animal en cage. Lors de leurs promenades, ils discutaient longuement. Ces derniers mois, Valkor avait pu observer de nombreuses évolutions malgré la phobie sociale de son Apprenti.
Ce jour était particulier. Valkor savait à quel point il avait été difficile pour son Apprenti. Un regard lourd de reproches l’accueillit. Valkor observa que Sang-Mêlé gardait les bras croisés avec force afin de contenir la fébrilité qui l’animait encore après ce qu’il venait de vivre.
— Pourquoi m’avoir obligé à subir toute cette mascarade ?
— Si tu montres plus de respect envers les projets de vie de celui qui t’apprend tout, je répondrai à ta question, riposta Valkor d’une voix sévère. Le respect, c’est donnant-donnant, tu te souviens ?
Cela lui valut un regard détourné en guise de réponse.
— Veuillez… m’excuser, Maître, lui répondit Sang-Mêlé, la mâchoire crispée.
Valkor se garda d’en rajouter. Il était plutôt satisfait d’avoir réussi à gagner le respect de Sang-Mêlé, ce qui n’avait pas été facile. Sa demande initiale de le mettre à l’écart avait plutôt bien arrangé ses affaires, lui qui souhaitait mieux le surveiller. Il n’avait jamais oublié que Sang-Mêlé avait été responsable d’un incendie meurtrier, et, semblait-il, voulu. Sans compter qu’il n’avait pas hésité à le menacer avec une arme.
« Tu reviens de si loin, Sang-Mêlé. Mais il te reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Tu as beau avoir fait des progrès exceptionnels, une année est loin de suffire. »
— Je sais que tu m’en veux. Je sais que tu ne supportes pas être le centre d’attention. Tu as eu l’impression d’avoir été de nouveau une bête de foire. Te retrouver exhibé sous tous ces regards curieux et critiques a dû être très éprouvant pour toi. Au vu de ce que tu sembles avoir vécu avant d’arriver ici, je peux comprendre.
Sang-Mêlé le fusilla du regard.
— Non, vous ne le pouvez pas. Vous n’avez pas été à ma place, lui jeta-t-il, glacial. Vous ne savez pas !
— C’est vrai. J’ai eu de la chance. Mais passer cette épreuve était un mal nécessaire. D’autant plus que tu l’as réussie haut la main, et sans céder à la crise d’anxiété qui a dû te menacer. Tu m’as surpris, et je suis très fier de voir que tu as su te surpasser, sache-le.
— Je n’aurais jamais dû vous obéir. À cause de vous, des rumeurs vont se répandre… et je ne comprends pas l’intérêt d’officialiser sa maîtrise en magie !
Il n’avait pas tort à propos des rumeurs. Valkor en était conscient. Après tous ces mois de rude entraînement, Sang-Mêlé s’était considérablement amélioré. Et pour cause, Valkor avait pu observer que son Apprenti était hypermnésique. Il retenait tout ce qu’on pouvait lui apprendre avec peu d’efforts. Il se déplaçait désormais plus facilement et maîtrisait la magie presque à la perfection. Toutefois…
— C’était nécessaire, répéta Valkor avec patience. N’oublie pas qu’il y a des Sans-Pouvoir. Si personne n’était là pour réguler la manipulation de la magie, ça serait encore la guerre. J’ai fondé cette Académie le siècle dernier justement pour responsabiliser la population. Non pas par la force, mais par l’éducation. De plus, avant tout ça, le nombre de personnes qui mourraient à cause de leur non-maîtrise de leur pouvoir était énorme. À l’époque, cela engendrait beaucoup de problèmes sociaux : les gens avaient peur de la magie et considéraient les personnes capables de l’utiliser comme des monstres à abattre. Je pense que tu as ta petite expérience sur le sujet, n’est-ce pas ?
Sang-Mêlé se renfrogna, vaincu comme à chaque fois. Valkor lui laissa quelques minutes pour assimiler cette réponse. Inutile d’en rajouter : le sens de la réflexion de son Apprenti s’était suffisamment développé ces derniers mois. Il était désormais capable de saisir toutes les conséquences que ce projet avait sur l’avenir.
— Mais ne pense pas que ton existence fut une surprise : depuis que je t’ai recueilli, les rumeurs circulaient déjà sur le fait que j’ai pris sous mon aile un « Apprenti dont personne ne connaît ni le visage, ni l’identité, et que personne ne peut voir ». Du moins, jusqu’à aujourd’hui.
Sang-Mêlé préféra fixer le sol. Comme à son habitude, Valkor ne se laissa aucunement déstabiliser.
— Toutefois, tu as raison sur une chose. Tu t’es forcément fait remarquer : tes pouvoirs sont très vastes, et tu es bien la première personne sensible à toutes les auras magiques, et plus encore. Ton pouvoir est magnifique, mais il est dommage qu’il attire des convoitises. Es-tu certain de ne pas connaître tes véritables origines, mis à part ta part elfique, comme tu me l’as prétendu ?
Une ombre passa sur le visage de Sang-Mêlé.
— Il s’agit de la vérité, lui assura-t-il. J’ignore d’où je viens et ces pouvoirs que les autres ne maîtrisent pas. J’ignore qui est mon père.
Un silence s’installa entre eux. Valkor pouvait concevoir le ressenti de son Apprenti, qui n’en était plus un, d’ailleurs.
Sang-Mêlé venait de passer le test d’officialisation du rang de Mage, à seulement dix-sept ans, sans même passer par celui de Sorcier. Les Mages n’étaient pas nombreux. L’art de la magie étant difficile, les Sorciers atteignaient le sommet de leurs pouvoirs vers la cinquantaine d’année en moyenne et se recensaient à ce moment-là. Sang-Mêlé était donc largement hors de cette moyenne.
— Je les entends encore… gronda Sang-Mêlé en contenant un frisson d’angoisse. Je les entends encore scander « le Pouvoir Universel existe » ! Je vois encore leurs regards sur moi, comme s’ils voulaient voir de quoi j’étais fait ! Comme si j’étais un… un… je me suis fait disséquer la jambe pour moins que ça !
Valkor ne sous-estimait pas ce malaise. Il espérait que cela ne ferait pas dériver son élève sur de sombres chemins. Il l’avait suffisamment entraîné pour lui éviter de se retrouver à nouveau prisonnier. Les choses seraient catastrophiques si ses pouvoirs tombaient entre de mauvaises mains. Valkor l’avait entraîné durement, encore plus que tous ses autres élèves dans ce seul but.
— Tu es certes au même rang qu’un Mage, mais contrairement à eux, tu manques encore d’expérience, lui expliqua-t-il posément. Et cette expérience, il est désormais temps que tu te la fasses de toi-même.
— Où voulez-vous que j’aille ? demanda Sang-Mêlé, de mauvaise humeur.
— Veux-tu rester ici éternellement ?
— Non…
— Nous sommes donc d’accord : il te sera plus profitable d’enfin vivre ta propre voie. Je sais que tu en es largement capable : tu es issu d’un quotidien sauvage, et cette ancienne vie n’est pas si éloignée que ça. De plus, maintenant, tu as appris à maîtriser ton corps. Voyager devrait être un peu moins difficile pour toi, désormais. Pour finir… si tu veux échapper aux rumeurs et aux regards, les faire taire et diminuer les chances qu’elles arrivent aux oreilles de tes poursuivants, faire ton propre voyage est ta seule solution à l’heure actuelle. Tu veux te faire oublier ? Très bien. C’est même une sage décision, je trouve. On ne sait jamais. Surtout avec ce que tu sembles représenter pour tes bourreaux.
Valkor jeta un coup d’œil au ciel dont il perçut, de bien loin, la forme de l’un de leurs créateurs : les Dragons avaient désormais un œil sur ce garçon. Ils ne pourraient jamais ignorer l’existence du porteur du Pouvoir Universel. Cela aurait le mérite de retenir ses poursuivants pendant un bon moment.
— Au fait… as-tu fini par te choisir un nom ? lui demanda-t-il à nouveau, dans une tentative de détourner son élève de ses sombres pensées.
— Non. Tant que je ne saurais pas qui je suis réellement, je serais incapable de me trouver une identité. Toutefois… en l’honneur de tout ce que vous avez fait pour moi, je porterai celui de Sang-Mêlé pour l’instant.
— Peux-tu développer ?
— Je… Vous n’avez pas idée de ce que ça m’a apporté. Mais comment vous et votre communauté pourriez le comprendre ? Vous n’avez jamais eu à vous battre pendant des années pour obtenir vos droits de vie. Vous êtes nés avec ce droit de vivre. Avant de vous rencontrer, je n’avais jamais été prénommé. Vous me faites voir les choses avec un regard neuf. Cela n’a fait qu’exacerber mon envie d’en apprendre toujours plus chaque jour, sur n’importe quel sujet. Chaque soir, je vous attendais, dans cette hâte d’échanger et d’en ressortir grandi. Vous m’avez tant appris. Je vous dois tout.
Valkor prit le temps d’analyser ses mots.
— Je t’en prie. J’ai moi aussi apprécié de t’aider et de répondre à la moindre de tes questions, même si parfois, elles n’en finissaient plus. J’espère que tu reviendras me voir pour m’informer de cette future identité. J’y tiens.
Valkor émit un autre silence.
— Au moins, tu sembles avoir trouvé un premier but dans la vie. C’est bien. Puis-je savoir comment comptes-tu t’y prendre pour découvrir qui tu es ?
Sang-Mêlé ne répondit pas de suite. Il semblait chercher ses mots. Valkor appréhenda : à force de le côtoyer, il savait que son Apprenti devenu Mage se retenait de lui donner une réponse qui ne lui plairait pas.
— Je vais voyager, lui répondit-il enfin après de longues secondes de réflexion. Parcourir Weylor. Ça me permettra de me tester et de mieux connaître mes véritables capacités. Vous m’avez bien montré qu’il y avait des choses qui s’apprenaient seules, autant qu’il y en a où nous avons besoin de quelqu’un pour nous les enseigner. Et ce n’est certainement pas dans la nature que je trouverai la réponse à propos de mes véritables origines.
Valkor afficha une expression satisfaite. Décidément, ce garçon était devenu beaucoup plus réfléchi.
— Bien. Mais tu ne supportes pas le contact. Même durant tous ces mois, tu as refusé que quiconque t’approche à part moi. Ton attitude lors de l’examen me prouve que tu n’es pas encore capable d’aller à la rencontre d’autres personnes. Comment comptes-tu t’y prendre ?
De nouveau, un long silence. Valkor se fit patient. Ce fut au moment où il se demanda s’il devait répéter sa question, que Sang-Mêlé le regarda enfin dans les yeux, déterminé.
— Je vais aller à la rencontre de tous les Dragons et leur poser la question.
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