Chapitre 54 - 3

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Ère actuelle.

  Valkor lâcha un soupir. Il se souvenait avoir été désarçonné par la décision de Sang-Mêlé. Il lui avait pourtant expliqué que ce voyage serait trop périlleux. Avant de rencontrer un Dragon, il fallait passer l’épreuve de sa Tour, qui changeait en fonction de leur visiteur. Valkor avait insisté que le jeune Mage risquerait sa vie qu’il avait pourtant si chèrement défendue pendant dix ans. Mais Sang-Mêlé s’était entêté en attestant qu’eux seuls pourraient lui donner des réponses aux questions qui le tourmentaient depuis de nombreuses années. Il ne supportait plus de ne pas savoir d’où il venait ni pourquoi il avait eu cette vie brisée.

  Valkor posa ses yeux sur le dossier, et saisit le second feuillet qui le complétait. Une missive qui datait elle aussi de deux siècles plus tôt.

« Maître Valkor,

Veuillez pardonner cette demande incongrue de la part d’un vieil homme qui paie pour son ambition et sa lâcheté.

Mon peuple plongeait dans la déchéance la plus totale. Je souhaitais les élever, les faire évoluer, les mener sur une autre voie que la culture du sang et de la violence. Ce fut là qu’un homme étrange s’est présenté à moi. J’ignore s’il s’agissait d’un homme. La moitié de son corps est constituée de métal, comme s’il avait remplacé des membres abîmés. Aveuglé par mon ambition, je me suis laissé impressionner par cette capacité qu’il avait à défier la mort en améliorant son enveloppe physique. Ses membres de fer lui donnent des pouvoirs capables de concurrencer la magie. En plus de son corps particulier, il possède une substance emplie d’un pouvoir impressionnant. Nous l’appelons Œil-de-Sang à cause de son œil rouge en verre sans pupille, comme si son âme l’avait déserté.

Il m’a fait la promesse de m’aider à guider mon peuple sur la voie de la prospérité. Ainsi avons-nous travaillé ensemble.

Œil-de-Sang m’a convaincu qu’il nous fallait une arme, la plus résistante qui soit pour élever notre puissance et aller vers le progrès. Sa précieuse substance était en quantité très limitée, aussi a-t-il suggéré de trouver un moyen de la renouveler à l’infini : par le biais d’un organisme vivant, capable comme chacun de nous, de renouveler son sang. Mais cette substance s’avérait aussi puissante que dangereuse. De nombreuses femmes porteuses de ces créatures à venir l’ont payé de leur vie.

Au moment où je désespérais, une créature a survécu. Mais nous avions eu tant de perte qu’Œil-de-Sang a refusé de prendre des risques : il avait ainsi prévu un nombre incalculable de tests afin d’éprouver la résistance de cet outil vivant. L’imposante arme dont il est le cœur exige une grande puissance afin d’être contrôlée. Nous devions être certains qu’il survive tant qu’il l’alimenterait.

Ainsi, six ans après sa création, lorsque cette créature a démontré les premiers signes de magie, nous avons commencé ces tests, qui ont duré environ dix ans.

Mais rien ne s’est passé comme prévu. L’outil se comportait comme s’il possédait une âme et réfléchissait comme n’importe quel être doté d’intelligence. Nous avons manqué de le perdre plusieurs fois à cause de ses rébellions, tant que nous avons dû envisager de briser son esprit pour son propre bien. En vain. Son regard reste toujours alerte.

Je commence toutefois à nourrir des doutes au sujet d’Œil-de-Sang. Mais je suis pieds et poings liés. Il est parvenu à endoctriner mon peuple. Si je me rebelle contre lui, ils me sacrifieront et la situation de Weylor sera gravissime.

Œil-de-Sang nous a berné. Ce projet ne sert que ses ambitions personnelles, et dangereuses. J’ai ainsi ouvert les yeux sur le crime que j’avais commis : nous n’avions pas créé un outil vivant, mais un enfant dépassé tenant plus de l’animal sauvage que d’une personne, tout ça par ma faute. J’aurais dû l’aider dès le départ. Au lieu de ça, je suis resté aveugle et sourd à ses appels à l’aide. C’était plus facile que d’ouvrir les yeux sur ce que j’avais fait.

Je ne dois pas éveiller les soupçons. Si je montre que je vois désormais cet outil comme un être vivant à part entière, ils sauront aussitôt ce que je trame. Je ne peux même pas le révéler au concerné et jouer le rôle que j’ai pris.

Je ne suis pas parvenu à lui transmettre ces intentions. C’est pourquoi je vous demande de l’aide dans l’urgence la plus absolue.

Cet enfant est devenu un monstre. Si cela continue, ses pouvoirs le consumeront et ravageront tout sur leur passage. Sa puissance est aussi magnifique que dangereuse.

Je vous en prie, venez le chercher. Éloignez-le de nous et d’Œil-de-Sang. Vous êtes le plus grand Maître en magie qui existe dans le pays. Vous seul pouvez le sauver.

Je sais qu’après votre passage, ma trahison sera évidente, et je perdrais la vie. Qu’importe. Je le mérite certainement pour avoir été aussi aveugle. J’aurais dû aider cet enfant, au lieu de refuser de voir le crime que j’avais commis à son encontre. À cause de moi, il va se détruire, ainsi que tout ce qui l’entoure. Il est devenu incontrôlable.

Peu m’importe de me sacrifier ainsi, tant que je pars sur la certitude que cet être soit remis entre vos mains.

Venez à moi. La situation est urgente. »

  Valkor remit la missive dans le dossier. Il avait vite deviné la destination en dépit du manque d’information. À cette époque, les Clans n’existaient pas encore, le seul peuple barbare était celui des redoutés elfes noirs, qui s’étaient en effet tenus étrangement tranquilles pendant ces dix ans. En apparence. La barbarie décrite dans cette lettre ne pouvait qu’être de leur fait.

  En dépit de ses questions, l’Apokeraos n’avait pas attendu pour entamer son voyage. Arrivé sur place, il avait été très surpris de percevoir une barrière magique assez particulière, ce qui confirmait les capacités de cet Œil-de-Sang. Afin de couvrir la traîtrise de l’Ancien, Valkor avait fait comme s’il attaquait le village en tirant ses armes et en attaquant son mystérieux expéditeur. Tous les deux s’étaient regardés dans les yeux, et ils s’étaient tout dit dans le silence.

  Puis ce cri de désespoir derrière lui. Valkor avait été effaré de découvrir l’état de ce gamin, au point de se demander comment pouvait-il être encore vivant alors qu’il se faisait consumer par ses pouvoirs. Valkor n’avait pas manqué d’être surpris de découvrir un porteur de magie multiple, et choqué par la puissance de ses pouvoirs incontrôlés. Alors il lui avait envoyé une première onde psychique pour l’aider. En vain. Valkor avait pensé qu’il était arrivé trop tard, qu’il ne pouvait rien faire pour cet enfant à part achever ses souffrances pour de bon. Mais son déchirant appel à l’aide lui avait prouvé qu’il restait encore quelque chose à sauver, et qu’il n’était peut-être pas tout à fait condamné.

  Valkor referma le dossier, le visage fermé. La culpabilité l’envahit.

— Et finalement, tu es mort quand même, Sang-Mêlé. Je n’ai pas non-plus été à la hauteur…

  D’un geste de la main, le dossier alla reprendre sa place initiale sur les étagères. Le poids des années pesait sur ses épaules. Ses regrets l’étouffaient depuis la subite disparition de Sang-Mêlé. Il ne comptait pourtant plus le nombre d’enfants qu’il avait aidé, mais celui-ci l’avait marqué de par sa singularité.

  Valkor passa une main sur son front ridé et inspira pour reprendre contenance. Il n’avait plus eu de nouvelles de son ancien Apprenti depuis son départ. Quatre ans plus tard, l’Apokeraos avait vécu une triple tragédie : Sang-Mêlé avait trouvé la mort, les Dragons avaient été maudits presque aussitôt après et le peuple entier de Valkor réduit en cendres. Terrassé, Valkor n’avait pas tenu le choc et n’avait été plus que l’ombre de lui-même pendant plusieurs mois. Heureusement, ses nombreux équipiers et amis l’avaient soutenu en dépit de leur angoisse provoquée par cette malédiction. Mais les regrets restaient.

  Valkor s’était mis en quête du corps de Sang-Mêlé. Il ne l’avait jamais trouvé, comme si le jeune Mage avait été rayé de l’existence. Étouffé par la culpabilité d’avoir échoué dans son rôle de Maître, Valkor avait remué ciel et terre afin de s’assurer de la véracité de cette rumeur. L’homme-serpent avait sollicité les Dragons pour en savoir plus et leur demander de lui confier le corps. Aucune de ses demandes n’avait reçu de réponse favorable. Les Dragons lui avaient expliqué que Sang-Mêlé était désormais mort, et qu’ils avaient fait en sorte que toute trace physique soit effacée afin que son pouvoir ne retombe pas entre de mauvaises mains. Cette histoire, Valkor la considérait comme un échec personnel. Il avait surestimé les progrès de son Apprenti sur ses traumatismes et ses souffrances les plus profondes. Sa colère l’avait consumé, même après une année à ses côtés. Son ancien Apprenti avait eu besoin d’aide à un moment délicat de sa vie, et son Maître n’avait pas été là pour l’en sauver.

— J’ai échoué… me pardonneras-tu, Sang-Mêlé ?

  Karel lui rappelait quelques aspects de son ancien Apprenti. Son attitude lors du premier test en défense l’avait frappé. Sa manière de se comporter et ses capacités d’analyse, ses gestes assurés, ses réflexes, cette manière de calculer les coups à l’avance… Valkor avait appris exactement les mêmes à son élève.

  L’Apokeraos avait surtout été troublé par cette lueur dans le regard de Karel. Cette flamme de solitude propre aux personnes prisonnières d’elles-mêmes. Sang-Mêlé avait été exactement pareil. Ainsi que cette façon de tenir tête de manière aussi vindicative. Toutefois, Karel était une version beaucoup plus adoucie du demi-elfe.

  Et si Sang-Mêlé et Karel étaient liés, malgré deux siècles d’écart ? Valkor ignorait en quoi, mais la maîtrise de Karel éveillait en lui beaucoup de soupçons. Ces gestes, il les connaissait parfaitement pour les avoir appris à son ancien Apprenti.

« Les Dragons auraient-ils finalement décidé de réincarner l’âme de Sang-Mêlé en Karel ? »

  Sans réponse, Valkor soupira, retourna à son bureau et sortit de quoi écrire une lettre. Il devait en savoir plus sur Karel. Ses parents pourraient peut-être lui apporter plus de réponses. Sang-Mêlé avait disparu juste avant la malédiction des Dragons. Ces mêmes êtres qui avaient annoncé une Prophétie autour de Karel. Le mystérieux bourreau de Sang-Mêlé attendait son heure et fomentait contre les Dragons.

   Valkor ne laisserait pas Karel disparaître dans la nature comme son Apprenti : peut-être était-il réellement leur sauveur, bien que trop jeune encore. L’Apokeraos se donna pour mission de le surveiller, afin que ce garçon ne se fasse pas enlever une seconde fois. Il ne pouvait le garder ici, il ne vaudrait pas mieux que son mystérieux ravisseur. Mais Karel étudiait désormais dans son Académie, et il le ferait au moins jusqu’à devenir Sorcier, une maîtrise que la population atteignait généralement à l’âge adulte. Valkor avait donc une occasion en or de le surveiller de loin, au moins jusqu’à ce qu’il soit en mesure de se protéger seul. Cette fois, Valkor n’échouerait pas à protéger l’un des Apprentis de son Académie.

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