Chapitre 51 - 1
200 ans plus tôt.
Cela faisait un mois que Sang-Mêlé était sous la protection de Valkor et qu’il s’entraînait assidûment. Ses progrès avaient été fulgurants, une fois libéré de ses maux. Il avait cependant encore des difficultés à maîtriser la téléportation et l’invisibilité.
Il fit une nouvelle tentative, encore et toujours cloîtré dans la pièce qui lui servait de chambre. Ce confinement n’était pas du fait de Valkor, qui lui avait signifié que s’ouvrir vers l’extérieur ne pourrait que lui faire le plus grand bien. Mais l’adolescent s’y refusait obstinément. Il n’en ressentait pas le besoin et appréciait beaucoup le luxe d’être seul. Maintenant qu’il avait enfin du temps pour penser sans personne pour lui imposer de mauvais traitements, Sang-Mêlé savourait chaque seconde de ce calme bienvenu.
Il retenta l’invisibilité, supposant ce sortilège un peu plus accessible. Le demi-elfe se remémora ce que Valkor lui avait appris. Peu à peu, sa main gauche cachée dans sa longue manche se troubla. Il soupira bruyamment : ce n’était pas le résultat escompté. Si les gens voyaient un flou, ce n’était pas vraiment de l’invisibilité.
Des petits coups retentirent sur sa porte. Sang-Mêlé ne sursauta pas : chaque fin d’après-midi, Valkor venait lui rendre visite. Cette attitude lui changeait radicalement de ses anciennes habitudes. Ces nouvelles manières l’étonnaient beaucoup et lui paraissaient étranges, mais le demi-elfe se surprenait à les apprécier. Il avait toutefois encore du mal à se défaire du réflexe de cacher une partie de sa nourriture pour prévenir d’une longue privation, alors même s’il avait pris conscience que la faim ne serait plus un problème en ces lieux.
Tous les jours, l’Apokeraos lui rendait visite, et ils conversaient. Sang-Mêlé appréciait beaucoup ces moments. Valkor le poussait à la réflexion sur le moindre sujet afin de développer ses capacités d’analyse, et il avait découvert qu’il adorait ça. Valkor avait eu encore une fois vu juste : l’adolescent s’était entraîné sans relâche pour améliorer son langage en observant la manière dont Valkor s’exprimait. Grâce au droit à l’erreur qui lui était accordé, sa terreur de parler l’avait enfin quitté à mesure qu’il maîtrisait cette faculté. Sang-Mêlé considérait ceci comme une véritable délivrance. Il ne voulait plus jamais ressentir la terreur qu’il avait eue, ce jour où il s’était rendu compte qu’il était à peine capable d’appeler à l’aide.
Valkor s’abaissa afin de passer la porte. Il jeta un œil critique à son jeune invité.
— Mh. Voilà plusieurs jours que tu essaies, et tu stagnes. Je pense que tu t’es donné suffisamment de délai pour résoudre ce problème seul, non ?
La main de l’hybride redevint normale. Ce réflexe aussi, il avait encore du mal à s’en défaire. Valkor lui avait appris qu’il n’y avait rien de mal à demander de l’aide, surtout lorsque l’on bloquait depuis un bon moment.
L’adolescent ne pouvait que constater qu’il avait appris énormément de choses en quelques jours auprès de Valkor qu’en plusieurs années seul. Il ne pouvait donc le contredire sur le sujet. Ce fut la raison pour laquelle il ne riposta pas.
— Dis-moi, as-tu au moins deviné pourquoi tu stagnes sur ces sortilèges, alors que tu as fait des progrès fulgurants sur tout le reste ? l’interrogea Valkor.
— L’inexpérience, certainement, lui répondit Sang-Mêlé sans détour.
— Ce n’est pas tout à fait faux, mais tu es quand même bien loin du compte.
Son protégé se fit attentif. Son regard rencontra les yeux perçants de son interlocuteur.
— Pourrais-tu m’expliquer ce qui peut pousser une personne à aller jusqu’à coudre les manches de son manteau pour cacher la moindre parcelle de son corps ?
Le demi-elfe se renfrogna. Il détestait quand Valkor lui posait des questions auxquelles il avait déjà deviné la réponse. Il l’avait cerné. Sang-Mêlé savait parfaitement pourquoi l’homme-serpent faisait ça : pour le pousser dans ses retranchements. Il détestait se sentir acculé.
— Quel est le rapport avec le fait que je ne parvienne pas à maîtriser ces sorts ? esquiva-t-il.
— Réfléchis un peu. Tu en as largement les capacités, maintenant. C’est juste que tu ne sembles pas encore habitué à le faire par toi-même, parce que l’on t’en a empêché depuis toujours. Tu dois apprendre à sortir de ce mode de réflexion dans lequel tu as été conditionné toute ta vie. Débride-moi cette intelligence scellée, c’est un sérieux gâchis de potentiel !
L’adolescent se raidit. Comment cet être pouvait-il voir aussi clair ?
— Il suffit d’observer ton état et tes attitudes, répondit Valkor à sa question silencieuse. Tu apprendras que nos corps parlent souvent à notre place. Si tu veux cesser d’être un livre ouvert, il te faudra apprendre à mieux te canaliser. Et je peux t’y aider.
Sang-Mêlé retint son réflexe d’envoyer une riposte cinglante : contrairement à l’Ancien, l’Apokeraos méritait, selon lui, du respect : le jeune homme n’avait jamais été aussi bien traité, et jusque-là, chacune de ses conversations lui avait apporté quelque chose. Ce n’était parfois pas agréable à entendre, mais il n’y avait aucune insulte. Sang-Mêlé préférait plutôt tirer des leçons de tous ces moments afin de s’améliorer et être plus en mesure de riposter à certaines situations plus tard.
Il prit le temps de la réflexion et comprit que ses difficultés étaient liées à ses complexes. Ce corps… Il était incapable de le regarder. Il était différent. Anormal et torturé.
— Pour maîtriser ces deux sortilèges, il faut avoir conscience de son enveloppe physique. Particulièrement pour la téléportation, lui confirma Valkor.
La résignation s’inscrit sur les traits de son protégé.
— Dans ce cas, je ne les maîtriserai jamais. À moins qu’il existe un moyen de changer de corps.
— Tu es vraiment borné ! désapprouva Valkor avec sévérité. C’est sérieux un gâchis de potentiel ! Et pour répondre à ta question, non, on ne peut pas. Il s’agit de l’un des sorts interdits, car il est loin d’être sans conséquences.
— Donc, il y a un moyen.
— Ce sort détruit l’organisme d’un être vivant, jeune fou ! s’agaça Valkor. Le peu de personnes qui s’y sont essayées sont mortes ! Cela ne permet pas de choisir son apparence ! Ça ne vaut vraiment pas la peine de risquer sa vie pour un sort aussi inutile que stupide ! Il ne s’agit rien d’autre qu’une torture qui te met à l’agonie dans le meilleur des cas ! Tu ne penses pas que tu as assez donné ? Tu as quoi, seize ans ? Crois-moi, tu as des choses bien plus intéressantes à faire que ça !
Un silence s’installa entre eux quelques instants. Valkor en profita pour reprendre son calme habituel. Son protégé eut du mal à supporter, pour une raison qu’il avait encore du mal à définir, le regard que lui accordait l’Apokeraos.
— J’ignore ce que tu subissais, et je ne tiens pas à le savoir. Mais tu n’es pas le premier cas de ce genre que je croise. Ta manière de refuser le moindre contact physique est très parlant. En réalité, tu es convaincu que ton corps ne t’appartient pas, te rendant incapable de l’accepter et de l’assumer. C’est pour ça que tu ne parviens pas encore à maîtriser ces deux sorts.
— Parce que c’est précisément le cas ! s’emporta Sang-Mêlé. Ce n’est pas la nature qui m’a créé, on l’a salie pour me fabriquer ! Je n’avais pas de nom, ça signifiait bien que je n’étais… que je n’étais…
— Rien de plus qu’une création, acheva Valkor avec calme. C’est ce que je te disais tout à l’heure : tu n’as jamais été habitué à penser par et pour toi-même, car tu as été conditionné pour fonctionner ainsi. Et pourtant, à contrario, au vu de ton caractère et de tes blessures, je suis prêt à parier que tu essayais quand même de protéger ton intégrité.
L’adolescent prit un instant pour réfléchir à ces observations. Il était à la fois frustré et impressionné de ces capacités de déduction que l’homme-serpent possédait. Il enviait tellement sa faculté d’analyser une situation rien que par un seul regard.
— C’est un réflexe normal et primaire, que nous avons en chacun de nous, lui indiqua Valkor. C’est pour cette raison que je suis convaincu que tu seras capable de surmonter ton passé et les prochaines épreuves de ta vie.
— Je n’ai pas le choix, soupira Sang-Mêlé en remémorant toutes ces fois où il avait tenté de mettre fin à sa vie sans succès.
Il repensa aussi à toutes ces tortures subies quotidiennement et observé que ces blessures étaient mortelles chez les autres. Mais pas pour lui. Alors, quel autre choix avait-il ? S’il ne pouvait pas mourir, pour une raison qui lui échappait encore, il ne lui restait plus qu’à faire en sorte de devenir plus puissant, tant sur le plan physique que magique et spirituel. Plus il aurait des connaissances, moins il serait manipulable.
Il frissonna lorsque Valkor se plaça à sa hauteur et plongea ses yeux dans les siens, l’expression sévère.
— Tu n’appartiens qu’à toi-même, Sang-Mêlé, n’oublie jamais ça. Il est temps que tu en prennes conscience, autrement, ce qui t’es arrivé recommencera.
Suite ===>
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