Et soudain, tout est clair.
Ce matin, à peine Rosalie avait-elle ouvert les yeux, qu'un nœud était venu se loger au creux de son estomac. Ces derniers temps, c'était devenu son lot quotidien. Et, chaque jour, le nœud se formait de plus en plus tôt, de plus en plus vite, et pesait de plus en plus lourd. Sans qu'elle ne comprenne trop pourquoi.
Alors, elle s’était contentée d'enclencher le mode pilote automatique. Elle s’était levée, préparée et, là où elle aurait autrefois prit le temps de savourer un petit déjeuner copieux, elle s’était contentée d'une grande tasse de café fumante. Là, seule au milieu de la cuisine, elle avait laissé son regard se perdre dans le vide et son esprit vagabonder en quête d'une explication aux sensations étranges qui l'habitaient ces derniers temps.
En balayant la pièce du regard, elle rencontrait la multitude de photos qui noyait la porte du réfrigérateur sous un monticule de souvenirs heureux. Parmi eux, elle se voyait régulièrement sourire de toutes ses dents sans se souvenir de la dernière fois où elle avait ressenti cette joie qui semblait désormais l’avoir désertée. Sur plusieurs clichés, elle s’observait dans les bras de l’homme à qui elle avait dit oui. Ils souriaient gaiement, ou s’embrassaient amoureusement. Pourtant, Rosalie ne parvenait plus à se remémorer ces instants de bonheur. Elle se sentait anesthésiée. Ou pire, amnésique. Comme si ces instants appartenaient à une autre vie.
Parmi le fatras de documents aimantés au réfrigérateur, un faire-part trônait fièrement.
Elle a dit oui !
Jules et Rosalie vous convient à leur mariage, le 18 Août 2024, à 15:00.
La cérémonie religieuse sera suivie d'un vin d'honneur, dans la demeure familiale des Delacroix.
Vous serez ensuite invités à profiter du soleil couchant, avec vue sur l'océan, tout en profitant d'un bon repas dans une ambiance bucolique.
En espérant vous compter parmi nous.
A très vite.
Jules & Rosalie.
Comme chaque matin depuis plusieurs semaines, Rosalie restait plantée là, le regard figé sur ce faire-part. Elle le dévisageait, le sous-pesait, le jaugeait.
Dans deux semaines, elle se marierait. Au lieu de trépigner d’impatience, ou de stresser à propos des derniers préparatifs du mariage, Rosalie ne ressentait qu’un immense vide. Et ce fichu nœud à l’estomac.
— A ce soir, Lily-belle.
Un baiser furtif sur sa joue l’arrachait momentanément à sa rêverie. A peine le temps de décrocher de ses pensées que la silhouette de son fiancé disparaissait dans le couloir. Une fraction de secondes plus tard, la porte d’entrée se refermait sur son passage et le silence retombait.
Malgré elle, elle laissait échapper un ricanement d’agacement. Lilly-belle. Il l’avait toujours surnommé ainsi. Pourtant, ces derniers temps, il ne prenait même plus le temps de la regarder. Le soir, il s’allongeait à ses côtés et s’endormait presque aussitôt. Le matin, il ne se prélassait plus dans ses bras. Et le pire, dans tout cela, c’est qu’elle ne s’en plaignait pas vraiment. Elle ne ressentait plus le même besoin urgent de sa présence, de sa tendresse ou de ses caresses. L’avait-elle seulement déjà ressentie, d’ailleurs ?
Ces derniers temps, tout semblait confus. Toutes ces certitudes semblaient voler en éclat. Lorsqu’il avait posé un genou à terre et qu’elle s’était empressée de répondre oui, elle était persuadée que le bonheur lui tendait les bras. Aujourd’hui, elle n’était plus sûre que ce chemin soit réellement celui qu’elle attendait.
— Ne te prends pas trop la tête, Lily… avant de faire le grand pas, tout le monde est envahi par le doute. Tu es stressée, parce que tu t’apprêtes à finir ta vie avec la même personne… et c’est normal. Mais ne remets pas tout en question pour autant. Vous vous aimez, et vous êtes heureux. Tu verras, après le mariage, ça ira mieux., lui avait assuré son amie, lorsqu’elle lui avait confié ses doutes et ses réticences.
Peut-être que Marissa avait raison, et que c’était juste la manifestation du stress marital. Peut-être que la boule qui grandissait dans son estomac, n’était que du stress. Peut-être que l’agacement qu’elle ressentait en observant son fiancé, n’était que du stress. Peut-être que la sensation de vide quant à son avenir, n’était que du stress.
Mais… et si ce n’en était pas ?
La sonnerie stridente de son téléphone l’arrachait brusquement à ses questionnements. En voyant l’heure s’afficher sur l’écran, elle s’empressait de délaisser sa tasse de café, encore pleine mais désormais froide.
— Oui, Lucie ?
Alors que sa collègue lui faisait part des premiers soucis de la journée au bureau, Rosalie s’empressait de récupérer sa lunch box dans le frigo. En constatant que Jules avait oublié la sienne, elle en profitait pour la récupérer en levant les yeux au ciel.
— J’arrive dans quelques minutes. Je te promets que c’est la première chose que je fais en arrivant. Merci Lucie, à tout de suite !
A peine raccroché, Rosalie se précipite dans l’entrée et laisse, à son tour, la porte claquée derrière elle.
***
Il n’était pas encore midi, lorsque Rosalie s’était garée sur la parking de la petite banque dans laquelle travaillait Jules. Ce matin, avec toutes les péripéties et les urgences à gérer au bureau, Rosalie n’avait pas eu le temps de l’avertir qu’elle lui apporterait le déjeuner qu’il avait oublié. Elle était donc venu assez tôt, pour ne pas prendre le risque qu’il soit déjà aller se chercher à manger au moment où elle lui apporterait son repas.
Après avoir fait le tour du bâtiment pour passer par l’entrée de service, Rosalie s’apprêtait à franchir le seuil lorsqu’un mouvement attirait son attention, sur sa droite. Elle tournait la tête, par automatisme, mais resta finalement figée sur la scène qui s’offrait à elle.
Jules était en train d’embrasser goulument une jeune femme blonde, qu’il pressait sans ménagement contre la carrosserie de sa BMW.
Rosalie aurait dû être dévastée. Elle aurait dû sentir son cœur se retourner, se briser, voire même exploser. Au mieux, elle aurait dû ressentir de la colère. Au pire, un profond désespoir. Mais, à ce moment-là, elle ne ressentait rien de tout cela. Elle se contentait d’observer.
Après plusieurs minutes passées ainsi, à les observer, Rosalie crut de bon ton d’y mettre enfin un terme. Tout en s’avançant dans leur direction, elle se raclait la gorge bruyamment. Son effet ne manqua pas : Jules releva la tête, pour tomber nez à nez avec sa fiancée. Son expression trahissait la panique qui le submergeait brusquement. Il s’apprêtait à parler lorsque Rosalie enfonça dans son torse le petit sac isotherme qui contenait son déjeuner.
— Bon appétit, chéri.
Sans plus de cérémonie, Rosalie tournait les talons et regagnait son véhicule. Et, pour la première fois depuis plusieurs mois, elle sentit son cœur battre la chamade.
***
Le soir même, lorsqu’elle franchit la porte d’entrée, Jules se précipita vers elle. Il se confondait en excuse, tournait en rond dans ce qu’il appelait ses « explications », et interrompait régulièrement son récit pour lui adresser des regards de chiens battus. Rosalie restait, quant à elle, relativement silencieuse. Elle s’était mollement dirigée vers le salon, où elle s’était finalement installée dans le fauteuil. Jules lui avait emboîté le pas, puis avait pris place sur le canapé face à elle, les mains jointes en signe de prière.
— Je t’en supplies, Lily-belle, tu dois me croire. Je… je ne sais même pas pourquoi j’ai fait ça. C’est idiot.
Comme Rosalie se contentait de l’observer, toujours muette, Jules soupira profondément, l’air contrit.
— Evidemment, j’ai tout arrêté. Je… je ne veux pas que tu remettes en question mes sentiments pour toi, Lily. Je t’aime tellement, mon dieu. Tu n’as pas idée. Je ne suis qu’un terrible connard… je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris mais je peux t’assurer que cela ne recommencera plus jamais. Ce doit être le stress du mariage, tu comprends ? Par pitié, tu dois me croire… je t’aime tellement.
Il enchaînait les mots si rapidement que c’en était presque affolant. Un peu comme s’il balançait tout ce qui lui passait sous la main, dans l’espoir de pouvoir sauver les meubles et circonscrire rapidement l’incendie. Mais Rosalie ne parlait toujours pas.
— Je ferai tout ce que tu voudras, Lily… par pitié, pardonne-moi.
Face au mutisme de Rosalie, Jules reprit presque aussi sec.
— Est-ce que tu crois que tu pourras me pardonner, un jour ?
De ses grands yeux larmoyants, il la scrutait. Il attendait une réponse. Un signe. Un mot. Quoi que ce soit. Mais il attendait. Rosalie se redressa dans son fauteuil, les mains posées simplement sur ses genoux. Elle plongea son regard dans le sien, et lui adressa un sourire qu’elle voulu tendre.
— Je te pardonne, Jules.
Aussitôt, les traits de Jules se détendirent. Il poussa un profond soupir de soulagement et un sourire flotta sur ses lèvres, tandis qu’il tombait à genou face à elle. Il prit ses mains dans les siennes, et les serra tendrement.
— Tu es merveilleuse, Lily-belle. Je t’aime tellement… et je suis tellement désolé pour ce que j’ai fait. Tu n’as pas idée. Oh, je t’aime mon amour..
Ses mains désormais de part et d’autres du visage de Rosalie, alors qu’il s’apprêtait à l’embrasser, celle-ci le repoussa néanmoins.
— Ce n’est pas parce que je te pardonne, Jules, que je suis idiote. Cela dit, j’imagine que je devrai tout de même te remercier de m’avoir ouvert les yeux.
— Hein ? Quoi ?
— Cela fait des semaines que j’ai l’impression que quelque chose cloche, mais je n’arrivais pas à savoir de quoi il s’agissait. Et puis, je t’ai trouvé, là, en train de l’embrasser.
— Non. Non, Lilly-belle. Tu fais erreur. Je te promets que ce n’est arrivé qu’une fois. Tu peux me croire ! Elle n’est arrivée qu’il y a quelques jours et je ne la connaissais pas, avant cela. Je t’assure, je n’ai pas mené de double vie ou quelque chose comme ça. Je t’aime, Lilly, je…
— Ce n’est pas de ça, que je parle. Je me fiche depuis combien de temps tu te tape ta secrétaire. Je me fiche bien de savoir si tu baisais celle d’avant, et si tu comptais faire de même avec la prochaine.
— Mais, de quoi, tu…
— Quand je t’ai vu l’embrasser, toute à l’heure, tu sais ce que j’ai ressenti ?
— Lilly, je t’assure, je suis tellement…
— Rien. Je n’ai rien ressenti, Jules. Rien.
Le mea culpa de Jules cessa aussitôt. Il restait coi, les yeux écarquillés, rivés aux lèvres de Rosalie.
— Ni colère, ni tristesse, ni douleur, ni déception. Rien. Et c’est là, que ça m’a frappé, Jules. Je ne t’aime pas. Ou tout du moins, je ne t’aime plus. Pour être tout à fait honnête avec toi, je ne sais vraiment pas si je t’ai réellement aimé un jour… ou si j’aimais ce que tu représentais. Je n’en sais vraiment rien. On a vécu de très bons moments, et pendant longtemps, toi et moi, c’était génial. Mais finalement, aujourd’hui, il n’y a plus rien de vraiment sensationnel, tu ne crois pas ?
— Lily, qu’est-ce que tu…
— Et puis finalement, peu importe… que je t’ai aimé, ou non. Le résultat est là. Je crois que ce mariage, c’était juste une tentative désespérée de sauver quelque chose de mort depuis longtemps. Tu ne penses pas ?
— Bien sûr que non, Lily. Tu dis n’importe quoi. Bien sûr qu’on s’est aimé ! Et on s’aime toujours, d’ailleurs. Je t’en supplies… tu dis ça parce que tu es blessée, et je le comprends parfaitement mais…
Alors qu’il repartait dans d’innombrables excuses larmoyantes, Rosalie se redressait et regagnait la cuisine où elle arrachait la tonne de clichés qui inondaient la porte du réfrigérateur. Elle déversa le tout sur la table basse du salon, sous le regard éberlué d’un Jules mortifié.
— Regarde-nous, Jules. Regarde les photos, et dis-moi à quand remonte la dernière fois où on a ri comme ça ! Où on s’est regardé comme ça ? Parce que moi, je suis incapable de m’en souvenir.
Pour toute réponse, il s’empara d’un cliché parmi tant d’autres et renifla bruyamment. Le silence qui s’installa alors était éloquent.
— Je ne peux pas t’en vouloir d’être allé voir ailleurs, Jules. Pour ce que ça vaut, je ne pense pas qu’on puisse parler d’adultère, si la relation est déjà morte depuis longtemps.
Une grimace étira les lèvres d’un Jules sanglotant. Quant à Rosalie, elle n’était toujours pas vraiment triste. Plutôt… comme soulagée. Non pas que cette histoire prenne fin de cette manière. Mais qu’elle soit enfin parvenue à mettre un mot sur toutes les sensations qui l’avaient engourdies ces derniers temps.
— Je t’aime, Lily.
Un sourire, triste cette fois-ci, flotta momentanément sur les lèvres de Rosalie.
— Tu aimes l’image que je renvoie de toi, Jules. Tu ne m’aimes pas. Sinon, tu saurai que j’ai toujours eu horreur qu’on me surnomme Lily. Et encore plus Lily-belle.
— Li… Rosalie, je…
— C’est ok, Jules. Je ne t’en veux pas. On s’est tous les deux plantés, sur ce coup-là. Moi aussi, je voulais y croire.
Sans plus attendre, Rosalie regagna la chambre. Elle tira de sous le lit sa valise de voyage, et y entassa rapidement la quasi-totalité de ses affaires. Lorsque Jules apparut dans l’encadrement de la porte, il avait l’air dévasté.
— Je t’en supplies, ne me laisse pas.
— Il est grand temps que tu vives par toi-même Jules. Et moi aussi.
Alors, il s’assit mollement sur le lit et la regarda vider les trois quarts de son dressing. Les larmes roulaient sur ses joues, mais il n’émettait plus un seul bruit. Une fois sa valise terminée, Rosalie la referma et la posa à même le sol. Elle serra doucement l’épaule de Jules, d’une main qu’elle voulait sincère à défaut d’être amicale ou intime.
— Prends soin de toi.
Elle ne l’entendit pas lui répondre. Elle était déjà partie.
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