III
Naguini revint, en souriant à l’adresse du maestro. Il avait troqué son panier pour un balai dans un saut et une perche. Il posa cette dernière contre le mur. Le présentateur sortit le balai de son seau. En lieu et place des poils, le balai était surmonté d’épais tentacules rosâtres, qui ondulaient dans tous les sens comme à la recherche d’une proie. Les hommes aux feuilles de vigne et la dame à la boîte de chocolat regardaient autour d’eux d’un air égaré, comme s'ils venaient juste de découvrir l’endroit où ils se trouvaient. Naguini passa avec son outil de nettoyage.
Il commença par la femme à la boîte qui fut envoyée à terre et instantanément recouverte par les tentacules. Elle criait d’une voix aiguë ce qui ressemblait à « Yamete. Yamete kudasai. » Entre les excroissances, le spectacle était indescriptible. Suscitant la fascination dans le public pour les uns, le dégoût pour les autres. Même les zombies avaient cessé leurs attaques pour observer. Julia regarda sans rien dire, Vivian détourna les yeux et les hommes aux feuilles de vigne lancèrent un « Yata ! » apeuré, avant de partir en courant vers une sortie de secours. Après quelques instants, le corps de la Japonaise avait entièrement disparu.
Naguini comme si de rien n’était, reposa son balai et tendit sa perche aux candidats, qui purent regagner la terre ferme. Le présentateur reprit son balai et le frotta sur la surface de l’eau, qui s’effaçait progressivement pour laisser place au sol originel. Tout en nettoyant il félicita Vivian.
« Eh ben bien joué. Tu me les as enflammés. Je crois que tu n’as pas fait une seule faute. C’est incroyable quand même. Vous avez eu de la chance tous les deux. D’habitude dans les chansons de Babymetal il y a des renards qui sortent et essayent de tuer tout le monde. Mais bon c’est le hasard on n'y peut rien et tant mieux pour vous. Vivian, tu as survécu à cette chanson, tu obtiens donc cinquante points. Julia, vous n’allez pas vous laisser faire ? demanda le présentateur en rangeant son balai dans son seau.
— Sûrement pas, répondit l’intéressé. Je reprends la main et je choisis Baby wih a gun pour quarante points. »
Vivian lui rendit la main coupée. L’écran afficha les chansons que dissimulait ce thème. Entre-temps, un homme de la régie vint chercher le matériel de Naguini. Ce dernier approuva le choix de la candidate de la tête.
« Alors, nous avons deux musiques intéressantes. La première c’est Shake the Baby Silent de Lordi. » Un extrait de la chanson se fit entendre, rapidement coupé par un tir de canon scié. Machin tomba en criant ce qui ressemblait à : « Putaiiiiin ! »
« Y’en a marre là ! vociféra l’homme en se levant. Je peux pas vous laisser me tirer dessus comme ça ! Si vous voulez m’achever, tirez ici au niveau de l’épaule. Ça pissera le sang à mort, votre public sera content. Moi, je pourrai plus continuer à bosser. Je vais finir à la rue, ma femme va me quitter avec mes gosses et je finirai par me suicider.
— Ah, mais bien sur ! s’exclama Naguini en se tapant le front du plat de la main. Suis-je bête. Vous avez parfaitement raison. J’aurais dû y penser avant. Merci de ce conseil.
— Connard », marmonna l’homme en remontant son échelle.
« La seconde c’est Gunman du groupe Orden Ogan. » Après que le présentateur eut coupé la musique, on entendit un bruit de chaîne brisée. Un énorme bloc de béton tomba juste devant la scène, écrasant une partie de la foule. L’assemblée recula après coup, et observa choquée le monolithe.
« Du calme, pas de panique, les rassura Naguini. C’est juste les blocs de pique que j’ai fait installer au plafond. »
Tout le monde regarda au plafond. Il y avait effectivement de gros pavés de béton, où toute la face du dessous était couverte de piques démesurés. Ils tenaient au plafond grâce à plusieurs chaînes dont l’état laissait à désirer.
« J’aime bien. C’est joli et en plus pas besoin d’entretenir. Comme ça de temps en temps il y a des gens qui se font écraser. C’est marrant quoi. »
Sa déclaration fut suivie d’applaudissements et des sourires amusés de Vivian et Julia. Lorsque le bruit s’atténua, Naguini demanda à Julia :
« Alors Julia, que voulez-vous ?
— Franchement, j’aime bien les deux. Donc je les prends toutes les deux.
— Oh ! Vous êtes partante pour une fusion. Si vous tenez jusqu’au bout, vous obtiendrez le double des points, soit quatre-vingt au lieu de quarante. Mais il faut être vigilant avec ce genre de chose. On a déjà eu des attaques de taupe kangourou et de sangrimort arc-en-ciel. C’était pas beau à voir. Mais si vous êtes sûre de votre choix.
— Oui, approuva Julia d’un regard assuré.
— Alors allons-y. Julia qui court droit dans les ennuis, c’eeest partiii ! »
Vivian et Julia se tinrent prêts à faire face à toute éventualité, tandis que Naguini regagnait le public. Les musiciens jouèrent une musique qui suivait le rythme rapide de Gunman, mais changeait parfois sans prévenir sur le tempo plus lent de Shake the Baby Silent. Cela ne dérangeait pas Julia qui étrangement parvenait à s’adapter sans problème. Elle chantait uniquement de sa voix rauque un étrange mélange entre les paroles des deux chansons, en faisant tournoyer son épée courte autour de son corps. Elle maniait son arme avec habileté, la faisant passer à quelques millimètres de sa peau.
Le public était en feu devant une telle prestation. Fort heureusement, les paroles passablement grotesques ne les perturbaient pas outre mesure. L’anglais parvenait difficilement aux oreilles françaises.
« I’m the shiver running of the warning bell
My boots crash shells
I have become a damned fucker like the olden outlaw
The scorpion preying left the scaffold
I took the fingernails out, I still blindfold him
I made a red canoë to ghost on this river
I’ll find you, fresh meat
Rabies hunts you
Baby, I will be your final nightmare
Shake baby, the Dungman I am
I shake babies on this day
Come here shaking Gunman !
You know that Baby Vengeance is my name »
Lors de ce premier couplet, le pentacle rougeoya, en diffusant une fumée noire qui fit hurler de plaisir les spectateurs. Du sable recouvrit toute la scène. À l’entrée du plateau, une cloche fendue à la verticale émergea lentement du sol. La rouille et la poussière donnaient l’impression qu’elle avait été abandonnée durant plusieurs années dans le désert. Du sang suinta de sa plaie et passa lentement près des jambes de Julia. La chanteuse observait avec méfiance la cloche tout en continuant son concert. L’apparition se mit à émettre un son lent et strident, qui arrachait un frisson à chaque note. Elle couvrait presque la musique jouée par l’orchestre.
Le flot sanguinolent se mit à former une rivière rougeâtre, passant juste devant Julia et Vivian. Elle fit un cercle autour de la scène, pour terminer sa course sous la cloche qui l’avait formée. Le maestro fit signe à la chanteuse de surveiller le cours d’eau, tandis que lui regardait la cloche. Des rochers tordus aux angles tranchants remontèrent lentement. Ils évoquaient des âmes déformées par la douleur, luttant désespérément contre la colère des eaux. Le flot tumultueux se hâtait à la poursuite de quelque chose. Il hurlait sa frustration dans sa course et heurtait brutalement chaque pierre, en balançant rageusement son écume aux alentours.
Un peu plus tard, le cours d’eau s’élargit localement près des gradins en ruine, pour prendre la forme d’un cercle. Une statue de pierre en émergea lentement. Elle représentait quatre hommes dos à dos armés de revolvers et de fusils. Trois d’entre eux avaient les yeux bandés par un bout de tissus. À travers celui-ci, du sang coulait sans arrêt au niveau de leurs orbites, roulait sur leurs joues et terminait sa course dans la rivière. Le quatrième d’entre eux avait le regard voilé de blanc. Aveuglé comme ils l’étaient, rien d’étonnant à ce que leurs visages n’expriment qu’une sombre colère. Elle semblait se déverser à travers leur sang, pour alimenter la fureur du cours d’eau. Aucune nouvelle apparition n’eut lieu jusqu’au refrain.
À ce moment-là, Julia aperçut des remous dans l’eau rougeâtre. Un canoë rouge retourné remonta lentement à la surface. Deux petits trous sombres percés de chaque côté de la tête, les guettaient à la manière des prédateurs. La longue mâchoire de son avant se tenait sournoisement immobile, attendant le moment opportun pour saisir sa proie, et de son sang irriguer son territoire. Son corps longiligne ondulait au rythme des courants. Sa carapace avait été percée ou écrasée en de nombreux endroits, par les coups implacables du torrent. L’abominable crocodile avançait calmement vers la chanteuse, à contre-courant.
Le maestro le suivit des yeux. Julia recula de quelques pas. La chose se tourna pour quitter la rivière. Elle en avait après elle. La chanteuse attendit son adversaire. Il se rapprocha en raclant le sol. Des gouttelettes rouges ruisselaient lentement sur sa surface. Elles tombaient en une pluie sanglante sur le sable, donnant l’impression qu’il s’était sauvagement délecté d’une proie. Lorsque le canoë fut à moins d’un mètre, Julia donna un violent coup de pied. L’embarcation se retourna sur le flanc mettant à découvert son occupant.
Leur adversaire était un homme accroupi aux vêtements couverts de sang des pieds à la taille, avec quelques éclaboussures sur le haut du corps. Sa tête était sertie d’un haut de forme en cuir usé, sur lequel avaient été cousus des dessins de pistolet enfantin. Son chapeau était écrasé sur le côté suite à sa ballade en canoë. Il portait un foulard noir avec un dessin de mâchoire squelettique. Il se frottait les mains en jubilant. Mains qui étaient serties de gants du même acabit que son foulard.
Son corps était recouvert jusqu’aux chevilles par un vieux drap blanc taillé comme une veste. Le tissu avait un aspect dentelé dans le bas, comme une tentative ratée de réaliser un costume de fantôme pour Halloween. Pour rajouter à l’aspect horrifique ou ridicule selon le point de vue, son drap avait un imposant badge avec une tête de mort dessinée dessus. La tenue était ouverte et permettait d’admirer un torse pâle, sur lequel était gravé au couteau le message vertical : « Moi = ton cauchemar final ». Son pantalon bouffant était rentré dans des bottes hautes, probablement empruntées à une femme étant donné la présence d’un petit talon. La seule chose, qui évoquait un tant soit peu les cow-boys, était sa ceinture sur laquelle étaient accrochés deux revolvers.
Il se releva d’un seul coup et fixa les candidats d’un air qui se voulait effrayant, en plissant les yeux et en prenant un sourire crispé, mais qui dans les faits, donnait l’impression qu’il se retenait de déféquer sur place. Constatant que Julia continuait de chanter sans paraître inquiète, il tira ses gants squelettiques jusqu’à ce que ses ongles percent le tissu. De longues griffes délicatement limées apparurent au bout de ses mains. Il les exposa devant la chanteuse en reprenant son expression ridicule. Tout ce qu’il obtint fut un léger sourire de Julia. Quant à Vivian, il se remit à surveiller la cloche.
Le pseudo-cow-boy commençait à perdre patience. Il multiplia les tentatives d’intimidation à l’encontre des participants. Il écrasa des coquillages sortis de sa poche avec ses bottes, mit du sang dans sa bouche et le fit mousser en secouant frénétiquement la tête, secoua un bébé mort sorti du fond de la rivière, montra son écriture sur le torse au cas où ils ne l’auraient pas remarqué, cria que tout le monde le surnommait Bébé Vengeance. Toutes ces actions ne suscitèrent qu’indifférence auprès des candidats et hilarité de la part du public.
Au second couplet, la cloche sonna douze coups. À ce moment-là, une pierre tombale apparut au milieu de la terre aride. Une dizaine de bébés marchaient à quatre pattes, le regard tourné vers un autre monde. Ils étaient en proie à un trip tellement étrange, si absurde, qu’en comparaison, l’émission N’oubliez pas la survie semblait presque avoir un sens. Ils gagnèrent les coins sombres de la scène, où ils furent hors de vue.
Le Dungman se mit debout devant la tombe et regarda les candidats dans les yeux de son expression favorite, tout en mâchant un morceau de papier d’aluminium qu’il mastiquait à la manière des ruminants. Sa mise en scène n’eut comme tout le reste aucun effet.
Lorsque la chanson fut terminée, tout le monde applaudit la performance de Julia qui souriait, ravie de l’effet qu’elle avait produit. La cloche s’était tue et le courant était plus calme. Naguini remonta sur scène, muni de son panier de quête. Après l’avoir déposé au bord de la scène, il sauta sur l’îlot formé par les statues pour rejoindre les candidats.
Pendant ce temps, le Dungman entreprit une ultime tentative pour regagner un semblant de considération : il mit la main dans sa poche. Il savoura l’air intrigué que chacun prenait en l’observant fouiller. Après un instant de suspense inutile, il sortit de sa poche un scorpion jaune avec des taches noires sur le dos. Il exposa la bête qui commençait à bouger lentement dans le creux de sa main. De sa main libre, il sortit un morceau de tissu rouge de son autre poche. Il essaya de le passer autour de la tête du scorpion, qui le pinça en signe d’avertissement. Il cria, mais n’abandonna pas pour autant. Il attrapa l'arthropode par la queue et tenta de lui passer le bandeau. Il prit son air grotesque pour cacher les douleurs dues aux piqûres et aux pincements de l’animal. Après quelques difficultés, il finit par lui bander les yeux.
Il le tint par la queue au-dessus de lui, l’exhibant de manière théâtrale. Tout le monde attendait la suite. Il détroussa ses manches et se scarifia lentement les bras avec le dard de l'arthropode. Il passait ainsi l’aiguillon sur l’ensemble de son anatomie, en une chorégraphie inspirée des danses orientales, aussi gracieuse qu’un camion benne en pleine manœuvre. Tout le monde était malgré tout impressionné par sa prestation. Il termina en faisant descendre lentement la bête dans son palais. Il mâcha consciencieusement à la manière des bovins en regardant Julia et Vivian droit dans les yeux. Après avoir terminé son repas, il reprit son air « effrayant » qui gâchait quelque peu son exploit. Il attendit un instant, se nourrissant de la fascination qu’il inspirait.
Le petit Billy était bouche bée. Il prit une longue inspiration avant de crier à toute allure : « Ouah ! Alors ça, c’est balèze ! Avaler un scorpion c’est grandiose m’sieur ! Encore mieux que la fois où Naguini m’a donné en offrande à Khulb H’utator ! Bon le venin de cette espèce est inoffensif, mais c’était quand même stylé ! »
Le respect prit rapidement congé du regard de l’assemblée. La foule se moqua du Dungman et cria en chœur : « Médiocre ! » Le cow-boy en herbe devint écarlate. Il dégaina ses deux revolvers sur les candidats. Julia était sur le point de tirer avant lui, quand Naguini se mit entre eux :
« Attendez une minute. Pourquoi vous embêtez à le tuer Julia ? Il est inoffensif, déclara Naguini d’un ton moqueur. Il ne serait même pas capable de tirer sur une bombe au napalm à un mètre cinquante de lui. »
Suite à cette dernière phrase, le Dungman visa l’explosif. Un net mouvement de recul traversa tout le public.
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