II

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« Comme je dis toujours, déclara calmement Naguini, n’oubliez pas la survie. C’est le principe même de l’émission. Personne ne sait s’il va ressortir vivant de cette salle. Cela fait quinze ans que je présente cette émission. J’ai survécu à de nombreuses attaques. Aujourd’hui marque la fin de ma carrière. Je vous remercie d’être fidèle au rendez-vous après toutes ces années. N’oubliez pas, le combat contre les Spidermans continue. Julia, bravo à vous. Ma mort vous octroiera cinquante points. Vous partirez avec un avantage bien mérité. Je...

— Avant de poursuivre, veuillez lire attentivement les conditions d’utilisation, l’interrompit Julia d’une voix désincarnée. En acceptant la candidate au sein de votre émission, vous acceptez de n’engager aucune poursuite pour toutes formes de violence, de dégradation ou de mort causées par la candidate. Le terme “violence” désigne les coups portés à l’aide d’une arme ou avec une partie du corps. Il comprend également les violences morales telles que des insultes communes, mais aussi des sous-entendus sur le présupposé métier de prostitué de la mère des personnes participant à l’émission. »

Naguini la regarda avec de grands yeux, accompagné de l’ensemble de la salle. Personne ne comprenait ce qu’il se passait. « Acceptez », chuchota Julia dans sa litanie, avant de la reprendre de sa voix monocorde.

« Les dégradations comprennent la destruction ou l’endommagement faible à modéré des objets et des locaux. Les objets compris dans le contrat doivent être fais de verre, de carton, de polyester, de bois, de plastique, de scénarium, de mithril, de matière noire ou de toute autre matière non encore inventée. Acceptez.

— Julia qu’est-ce que ça veut dire ?

— Les violences sont perpétuées uniquement dans le cadre du jeu N’oubliez pas la survie. À la fin de l’émission, la candidate ne saurait souffrir de quelconques représailles. Le terme “représailles” regroupe toute violence physique ou morale, causant un désagrément plus ou moins élevé à l’encontre de l’ancienne candidate. À titre d’exemple les coups, insultes, chatouilles, crissements sur un tableau noir, oublie de baisser la lunette des toilettes ou un costume raté de Mickey Mouse sont considérés comme des formes de violence. Acceptez putain !

— J’... j’accepte ! s’exclama Naguini avec hésitation.

— Merci, soupira Julia en rangeant son arme. Vous voyez, lorsque je vous ai menacé la première fois, c’était juste pour vous faire taire. Je devais vous faire accepter mes conditions avant d’aller plus loin. »

Naguini se releva et demanda abasourdi : « Attendez, vous avez fait toute cette merde, déclara-t-il en désignant les cadavres dans la foule, uniquement pour des putains de conditions d’utilisation ?

— Oui, répondit Julia en baissant les yeux.

— J’adore ! Elle est géniale ! » s’exclama Naguini.

Toute la foule sourit et applaudit la candidate. Après s’être assuré que personne ne faisait le signe des cornes avec le pouce, Naguini revint à Julia.

« Mais pourquoi avoir récité ce texte ? Enfin Julia, vous n’êtes pas un logiciel.

— C’est lié à mon métier. Vous vouliez le connaître. Eh bien je suis rédactrice de conditions d’utilisation. À force d’en faire toute la journée je développe des tocs.

— D’accord. Et si vous gagniez dix mille euros, qu’en feriez-vous ?

— Je ferais imprimer mon livre en des millions d’exemplaires pour le diffuser à travers le monde.

— Mais c’est super. De quoi parle votre livre ?

— C’est un recueil de mes meilleures conditions d’utilisation. Parce que j’en ai marre, de me faire chier à écrire toute la journée, des textes que personne ne lit jusqu’au bout », répondit Julia en lançant un regard accusateur aux spectateurs, qui éprouvèrent le besoin soudain d’examiner leurs chaussures.

La scène s’assombrit. Un projecteur éclaira Julia et un violoniste se mit à jouer. « Une fois j’ai même mis en plein milieu qu’en acceptant les conditions, l’utilisateur acceptait de porter un bonnet en forme de merde pendant dix jours. Personne ne s’est plein Naguini, personne. Pas même mon boss. Bref personne ne lit ce que j’écris. C’est pourtant pas si ennuyeux. Écoutez celle-là. »

Les musiciens, présentant un moment particulièrement long et dénué d’intérêt, voulurent jouer quelque chose pour occuper le public. Le violon se tut pour laisser place à la musique de Believer du groupe Myrath.

« Avant d’installer fatra.exe, veuillez lire attentivement les conditions d’utilisation. Le logiciel fatra.exe qui est censé contenir le film Le Dîner de cons, a en réalité pour but de chiffrer vos données et de les détruire si vous refusez de verser la somme indiquée. En aucun cas l’utilisateur ne pourra se retourner contre la société Anonyme pour tout dommage causé à lui-même, à son PC ou à ces données. On entend par “donnée” tout fichier texte, image, audio ou vidéo. Le terme “dommage” comprend : l’impossibilité de faire fonctionner son PC, la perte irréversible de fichiers ou encore, la colère engendrée par ce piège grossier, que n’importe quelle personne ayant lu les trois premières phrases des conditions d’utilisation aurait su déjouer. »

Pendant que Julia parlait, Naguini, qui avait eu le temps d’aller chercher son canon scié, pianotait sur son micro en signe d’impatience. Vivian avait terminé de se bander le bras avec un bout de tissu arraché à son tee-shirt. Il écoutait poliment, mais son pied tapotait frénétiquement la scène. Le public avait le nez sur son téléphone. L’un des zombies dans le public avait cessé de manger. Il touchait l’aire avec son doigt, comme pour cocher la case J’accepte les conditions d’utilisation sur un écran tactile.

« Cependant la destruction de vos données peut signifier un nouveau départ. En effet vos données seront perdues, mais le logiciel fatra.exe étant incapable d’ôter la vie à un être humain, il vous sera possible de repartir de zéro. Parfois, il est bon de jeter tout ce que l’on possède pour devenir quelqu’un d’autre et mener la vie dont on a toujours rêvé. La perte de vos données vous fera mûrir et vous rendra plus méfiant à l’avenir envers les logiciels au nom douteux. Ce drame vous montrera l’intérêt de lire jusqu’au bout les conditions d’utilisation pour éviter un piège, mais aussi par respect pour celles et ceux qui les rédigent. Cessez de vous en vouloir pour cet échec et pour tous les autres. Vous devez avancer. Croyez en vous, vous êtes plus fort que ce que vous pensez. Laissez vos peurs derrière vous et osez réaliser vos rêves les plus fous. »

« Vos données représentent des souvenirs heureux ou non, mais leur suppression ne signifie pas qu’ils n’ont jamais existé. Vous les avez vécus seul ou en compagnie d’autres utilisateurs. Et cela, aucun logiciel pirate ne pourra vous l’enlever. Ce passé n’a pas disparu et il vous reste un avenir à construire. »

« Les créateurs de fatra.exe ne sauraient être tenus responsables de tout excès de joie provoqué par une éventuelle renaissance de l’utilisateur. Ce processus est généralement irréversible. »

L’attitude de l’assistance s’était radicalement modifiée au fil des paroles de Julia. Tout le monde l’écoutait avec attention. Son discours suscita des réflexions profondes et une envie de se remettre en question pour mieux avancer dans la vie. Lorsqu’elle termina, l’éclairage revint à son état premier et la musique s’arrêta. Ses auditeurs applaudirent chaleureusement. Après un instant, Naguini reprit en cherchant ses mots.

« Eh bien... Je dois dire que je ne m’attendais pas à ça. C’est la première fois que j’écoute des conditions d’utilisation jusqu’au bout. C’est beau Julia. Franchement, je vous souhaite de faire publier votre recueil de conditions d’utilisations. C’était plus instructif que ce que j’imaginais.

— Merci, répondit humblement Julia en souriant.

— Maintenant que nous savons à qui nous avons affaire, je vous propose de passer en revue les thèmes de ce soir. »

Un écran géant au fond de la salle s’alluma pour afficher les différents choix.

« Nous avons pour dix points No sex tonight, pour vingt points Naked in my truck, pour trente points Spoiled history, pour quarante points Baby with a gun, pour cinquante points You don’t understand and you don’t want it et le même combat. »

« Vivian en tant que maestro, c’est à toi de choisir de prendre la main ou de laisser Julia commencer. Que veux-tu ?

— Écoute, je vais prendre la main et je choisis You don’t understand and you don’t want it.

— Très bien. »

L’écran dévoila les chansons du thème choisi par Vivian. Naguini tendit à Vivian une main fraîchement coupée. Le maestro la referma sur son micro pour ne pas être gêné et se tint prêt à chanter. Mais Naguini voulut apporter une précision avant le début de la chanson :

« J’aimerais ajouter que cette main a été généreusement offerte par une âme charitable de l’association En main propre. Ils travaillent chaque jour à offrir des mains à ceux qui l’ont trop vite mise à couper. Le nombre de bénévoles n’augmente pas énormément, on se demande pourquoi. Bref, vous aussi, donnez une main par mois pour les aider à subsister. Et n’hésitez pas à les rejoindre pour travailler avec eux main dans la main. »

« Donc, Vivian, voici les chansons dissimulées sous le thème que tu as choisi. On a PA PA YA ! ! de Babymetal. »

On entendit un cours extrait de ladite chanson. Naguini coupa la musique d’un tir de canon scié au plafond.

Une forme indistincte chuta devant le présentateur dans un bruit mat. Un homme châtain dégarni au sommet du crâne, en débardeur blanc et salopette noire, au ventre proéminent, se releva vivement sans une seule égratignure. Sa bouche était pincée sous une barbe fournie. Il jaugeait le présentateur d’un air mauvais et entama sèchement la conversation.

« Ça veut dire quoi exactement ? Vous voulez me tuer ou vous avez un souci avec les ouvriers ?

— Non pas du tout, répondit Naguini. Je voulais juste savoir où en étaient les travaux d’isolation.

— Ils avancent pas parce que je suis tout le temps interrompu ! rugit l’artisan. Maintenant foutez-moi la paix j’ai du travail ! Eh Gérard ! Envoie l’échelle ! »

Une échelle glissa d’un trou au plafond. L’homme s’empressa de monter, en donnant l’impression de vouloir broyer chaque degré qu’il foulait. Il jeta un dernier regard noir au présentateur avant de regagner la lucarne. Lorsqu’il fut hors de vue, l’échelle remonta. Le présentateur reprit comme si de rien n’était.

« Ou alors tu peux chanter sur Dance Panique de Turmion Kätilöt. Il parait que le nom du groupe signifie sages-femmes de la destruction en finlandais. Je pourrais aussi vous traduire la chanson, poursuivit le présentateur d’un ton moqueur, mais il parait que ce n’est pas un thème politiquement correct. »

La chanson citée fut à son tour brièvement entendue, puis interrompue par un tir au plafond. Le même homme chuta des hauteurs. Il se releva encore plus vite que la première fois.

« Bon vous voulez quoi encore !?

— Votre nom. Pour que le narrateur n’ait pas à vous appeler l’homme qui s’occupe de l’isolation. C’est long à écrire et il a la flemme.

— Attendez ça veut dire que vous allez pas me foutre la paix ? Que je vais devoir revenir encore sur cette scène pour faire l’abruti devant tous ces gens au lieu de faire mon travail ?

— C’est probable. Et donc vous êtes ?

— Moe Albert Clément Hortulin Isidore Nathanaël. Ça va, c’est plus court pour vous ? » demanda l’homme en faisant un bras d’honneur au présentateur.

Naguini mit la main sur son oreille qui était sertie d’une oreillette. Après un instant, il répondit : « C’est bon, il va faire avec. Vous pouvez retourner à votre travail. »

Machin appela son collègue qui fit descendre l’échelle. Il remonta encore plus vite que la première fois. Naguini revint à Vivian :

« Alors, qu’est ce qui te ferait plaisir ?

— Écoute Naguini, je vais prendre PA PA YA ! ! Car j’aime bien tous les trucs mignons, répondit Vivian avec un léger sourire.

— Ça marche Vivian. Attention parce qu’à partir de maintenant on passe en mode invocation. Houuuuu ! » fit Naguini, en agitant lentement ses doigts en prenant un air de voyant aux yeux exorbités.

Les spectateurs l’imitèrent immédiatement. (Tout du moins ceux qui n’étaient pas morts ou transformés en zombie.) Les musiciens commencèrent à jouer et Vivian chanta d’un growl expert les premiers mots de la chanson. Lui, qui paraissait réservé il y a un instant, libérait le démon qui sommeillait en lui. Il occupait toute la scène, faisait tournoyer ses cheveux en de fulgurants headbangs pendant les passages non chantés et alternait entre le chant clair et guttural sans difficulté apparente. Il imposait un rythme rapide aux musiciens qui rendait la chanson plus entraînante qu’elle ne l’était déjà. Au milieu de la musique, le pentacle qui décorait la scène se mit à luire d’une lumière rouge peu rassurante. De la fumée commença à se dégager du symbole et personne ne paraissait inquiet. Bien au contraire, la foule redoubla d’enthousiasme.

Profitant de la situation, Vivian fit tournoyer son épée au-dessus de sa tête, entraînant la fumée dans son sillage. Il souriait, fier de l’effet qu’il produisait. L’océan de spectateurs entendit son appel. Il se mit à courir en cercle à un rythme effréné, créant un gigantesque maelstrom. Vivian continua de manipuler la fumée pendant quelque temps, en savourant la beauté de cet instant, engendrée par la mer à ses pieds. Lorsqu’il en eut assez, il abattit son arme au sol d’une frappe verticale. Le tourbillon entra dans son jeu et se brisa en un instant. L’océan se fendit en deux, créant un large couloir de vide, avec la lame de l’épée comme ligne médiane. Les eaux de chaque moitié étaient houleuses, impatientes d’en découdre. Le maestro finalisa le rituel en entrechoquant ses poings, au-devant de son visage. Les deux tsunamis prirent de la vitesse. L’instant suivant, ils se heurtaient de plein fouet. Une fois passé le premier impact, ils se poussèrent joyeusement pour tenter de faire reculer l’autre. Lorsque toute leur énergie se fut évaporée, le tumulte fit place à une marée plus apaisée. Vivian, Julia et Naguini les félicitèrent d’un signe des cornes.

C’est alors que du pentacle, émergea une gigantesque piscine circulaire, qui s’étendait sur toute la scène. Le présentateur s’en alla précipitamment en passant sous le crâne. Vivian et Julia se trouvaient côte à côte sur un tapis flottant jaune fluorescent. Ils tenaient avec difficulté sur leur radeau de fortune. Malgré toutes ces apparitions, Vivian continuait de chanter même s’il ne pouvait plus danser avec autant d’aisance qu’au début de la chanson. Il tenait son micro et sa main coupée dans une main et maintenait son épée en l’air, prêt à l’abattre sur les abominations dissimulées sous les eaux. Julia avait son arme braquée sur la piscine et regardait tout autour d’elle.

Le public acclamait le spectacle par des signes des cornes et des headbangs. L’un d’entre eux fit le signe de ralliement en mettant le pouce, et fut instantanément tiré vers le bas. Ce fut Naguini qui émergea à la place du malheureux. Il regardait les forêts de mains levées d’un regard froid et vigilant. Il tenait une corbeille en osier qui contenait déjà plusieurs pouces.

Une lumière éclatante balaya les ombres de la salle, donnant l’impression de se trouver en plein été sous un Soleil caniculaire. Un groupe d’hommes d’origine asiatique sortirent de la piscine. Ils étaient entièrement nus à l’exception de leur intimité, dissimulée sous une feuille de vigne. Ils se mirent tout autour de la piscine et dansèrent en prenant des positions plus extravagantes les unes que les autres.

Un peu plus tard, une femme en kimono émergea de l’eau en tenant une boîte. Son visage était inexpressif. Elle marcha lentement jusqu’à être sur le devant de la scène. Elle ouvrit lentement sa boîte. À l’intérieur, on pouvait y voir des chocolats un peu particuliers. Ils avaient la forme de tête de renard qui ouvrait et fermait leurs mâchoires au rythme de la musique. Il y en avait au chocolat noir, blanc, au lait et parfois un mélange des trois. Le spectacle continua sans nouvelles apparitions.

À la fin de la musique, le public acclama Vivian. Il salua modestement comme s'il n’avait rien fait d’extraordinaire. La lumière éclatante s’éteignit sans raison.

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