VI

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Machin s’immobilisa. Il regarda Julia d’un air figé.

Après un instant, il cessa de faire souffler sa laine de verre. Les morceaux retombèrent en cercle autour des participants. Il remonta l’échelle en soupirant et en marmonnant des insalubrités. Après quelques secondes, il chuta du plafond juste devant Julia.

Machin se releva et était sur le point de relancer son souffleur, quand Julia tira à nouveau. L’homme remonta son échelle plus vite que la fois précédente, chuta tout aussi rapidement et se leva. Avant qu’il ne puisse réactiver sa machine, Julia tira de nouveau. Elle répéta plusieurs fois ce petit manège, jusqu’à ce que Machin mette une main devant lui, en criant :

« Mais putain il y a combien de balles dans ce chargeur !?

— C’est une arme des années quatre-vingt. Y avait pas besoin de recharger à l’époque.

— OK c’est bon, vous avez gagné. Je me casse, payez-moi. »

La musique se tut. Julia donna une pièce de un euro à l’artisan. Machin l’empocha avec emportement. Il sortit son téléphone de sa poche en marmonnant : « Bon c’est qui le prochain client ? »

Son visage se figea de stupeur face à son écran. « Qui a demandé à isoler ça ?! C’est complètement con ! pesta Machin.

— Ah ! Ça, je crois que c’est ma commande, répondit Naguini.

— C’est plus que probable vu votre esprit tordu ! Isoler les pavés de béton avec des piques de telle sorte qu’ils représentent Les Hasards heureux de l’escarpolette du célèbre Fragonard ! Sérieusement ?!

— Mais oui. Du béton nu comme ça, ce n’est pas très joli. Je voulais ajouter quelques peintures pour égayer un peu.

— C’est pour m’emmerder ?

— Oui.

— Et bien je ne vous ferai pas le plaisir de m’énerver. De toute façon j’ai du boulot. Mais je vous préviens, si un seul de ses malades m’interrompt…

— Je suis sûr qu’ils préfèrent vous regarder travailler comme un fou sur cette œuvre compliquée, plutôt que de vous massacrer à coup de batte.

— Trop aimable, répondit Machin avec ironie en regardant le public. Bon, c’est parti. »

Machin aspira l’isolant collé sur l’échelle, ce qui permit à Vivian de se relever. Son assistant Gérard descendit et prit son échelle avec lui. « On va commencer par ceux qui sont tombés. » Machin souffla toute la laine sur une bonne partie de la foule, qui protesta en se grattant. « Oh ça va, déclara l’ouvrier d’un ton moqueur. Ça se scarifie toute la journée et c’est même pas foutu de résister à un peu de laine. »

Il sauta dans la foule suivi de Gérard. « Aller rendez-moi ma laine au lieu de vous gratter. » Les spectateurs passèrent de mauvaise grâce l’isolant de proche en proche pour le lui rendre.

Après son départ, des membres de l’équipe technique vinrent nettoyer tout le sable. Naguini les accompagna avec son balai en poil de tentacules. Le présentateur demanda pour des raisons décoratives, à ce que l’on mette le corps du Dungman de l’autre côté de la scène. Sa dépouille était aplatie. Ses membres, étendus et tordus, évoquaient un squelette fossilisé en mauvais état.

Julia partit chercher son épée courte, enfoncée dans le sol près de la rivière. Vivian pendant ce temps, examinait sa blessure, assis au bord de la scène. Les deux candidats avaient plusieurs coupures au niveau des bras à cause de l’isolant de Machin. Le présentateur les félicita joyeusement.

« Bon je dois avouer qu’au départ j’étais un peu déçu, commenta Naguini. La fusion n’a pas donné grand-chose. Heureusement que ce cher Gunman est arrivé pour rehausser le niveau. Vous nous avez offert un très beau spectacle.

— C’est un peu grâce à vous Naguini, rétorqua Julia en revenant sur le devant du plateau. Heureusement que vous étiez là pour pimenter le jeu. Vous êtes un sacré blagueur quand même. Nous faire tuer la femme du Gunman pour qu’il nous troue comme des passoires et forcer le Dungman à tirer sur la bombe au risque de faire sauter toute la salle. Et désolé de vous avoir engueulé tout à l’heure. Je me suis laissé emporter par l’émotion.

— Pas de soucis Julia. Ça arrive à tout le monde de perdre son sang-froid.

— Et n’oublie pas son idée d’ensevelir toute la salle sous la laine de verre, renchérit Vivian, qui examinait sa blessure à l’épaule, assis au bord de la scène.

— Et oui. C’est pas pour rien qu’on nous appelle des animateurs. Comment va ton bras Vivian ?

— C’est pas grand-chose Naguini. La balle a troué le patch d’Eluveitie. Elle est pas allée trop profondément. Ça passera avec mon remède. »

Vivian avait enlevé sa veste. Il arracha la balle en serrant les dents. Il la jeta dans le public qui fut ravi de la récupérer. Il prit son épée et dévissa la poignée. Il versa lentement sur sa blessure quelques gouttes d’un liquide rose, qui disparaissaient au premier contact avec la plaie. Un sourire béat se peignit sur le visage de Vivian. Il revissa son arme et déchira un autre bout de son tee-shirt pour bander son épaule.

« Ça a l’air drôlement efficace, commenta Naguini, qui donnait son balai à un membre du staff après avoir fini d’effacer la rivière.

— Je te le fais pas dire, approuva le géant. C’est de l’extrait de bisou magique, fait par ma môman, ajouta-t-il avec la fierté d’un petit enfant.

— C’est mignon. C’est toujours les remèdes les plus simples faits avec amour, qui sont les plus efficaces. Bien. Julia vous êtes arrivé jusqu’au bout de la chanson et vous êtes encore en vie. Vous gagnez donc quatre-vingts points au lieu de quarante. Vivian, que vas-tu faire contre ça ?

— Et bien je vais prendre le thème Spoiled history pour trente points », répondit l’intéressé, qui se levait après avoir remis sa veste.

Julia lui rendit la main coupée, que le colosse prit dans la même main que celle tenant le micro. Pendant ce temps, l’écran dévoila les chansons suivantes.

« Allons-y ! s’exclama Naguini. Voyons ce que le destin vous réserve. Oh ! Pas mal. Vous avez le choix entre Spoilt Vampire de Diabulus In Musica. »

La musique fut arrêtée de la même manière que les précédentes. Mais Machin ne tomba pas. Cette fois-ci, c’est moi que Naguini fit chuter. Le sol se rapprochait de plus en plus. Je ressentis l’accélération croissante jusqu’à finalement...

« Tiens un nouveau, commenta Naguini. Pardon ? Qu’est-ce que vous avez marmonné ? »

Je me relevais lentement, en regardant le présentateur d’un sombre regard.

« Vous êtes obligé de commenter tout ce que vous faites ? demanda Julia en soupirant. Et arrêtez de rajouter des incises entre nos phrases, merde ! me houspilla la candidate.

— Je suis navré, mais c’est mon rôle. Je suis le narrateur de cette histoire. »

J’aurais aimé ajouter « pauvre cloche », mais il valait mieux ne pas trop en dire. Leur cerveau primitif ne comprenait que les mots tuer et tirer. Soudain, Julia me dévisagea d’un air assassin, tandis que la foule se mit à me huer.

« On entend tout ce que vous dites vous savez, précisa Naguini.

— Oups, excusez-moi. Je pense que je ferais mieux de remonter là-haut. J’ai beaucoup trop interféré dans cette histoire.

— On est d’accord, approuva Julia. Mais avant une dernière chose. Comment ça se fait que vous soyez tombé ?

— Pourquoi je suis tombé ? répétais-je avec le calme précédant la tempête. Parce que vous avez empêché le pauvre monsieur de l’isolation de faire son travail ! explosais-je. L’histoire est encore en cours de construction et à cause de vous, le plafond n’est pas terminé. C’est pourquoi la balle a traversé et est partie en dehors des limites du décor défini par l’auteur. Et devinez qui était derrière ? Moi ! fulminais-je. Je vous conseille d’arrêter de jouer à ce petit jeu, dis-je d’un ton menaçant en montrant Naguini du doigt. Vous allez me fâcher moi et l’auteur. Et ça pourrait mal se finir. Eh merde ! Vous n’en avez rien à foutre ! Vous allez au contraire chercher à nous provoquer pour rajouter du piment à l’émission.

— Mais comment le savez-vous ? s’enquit Naguini d’un ton faussement surpris, alors qu’il sait très bien que je suis omniscient et que de ce fait, je sais forcément tout ! Ah mais oui ! s’exclama-t-il en se frappant le front du plat de la main. Suis-je bête.

— Ça suffit ! J’en ai assez de ce manque de respect envers le décor. Tu ne me laisses pas le choix, personnage dégénéré. Je vais te dévoiler ma véritable identité. »

Je pris mon enveloppe corporelle à deux mains et la déchirait sans difficulté. Tous les spectateurs m’observaient, surpris de ce qui se trouvait en dessous. Ils contemplaient ma magnifique tenue de Spiderman. Je pris la liberté de réaliser mon symbole devenu intolérable, pour le plaisir de voir le présentateur sortir de ses gonds. Mais curieusement, l’homme se contenta de demander avec surprise :

« Qu’est-ce que tu fais ici ? Enfin je veux dire, ça n’a aucun sens que tu sois le narrateur de l’histoire.

— Effectivement, approuvais-je avec assurance. Mais attends de voir mon explication. Avant je n’étais qu’un simple humain, déambulant dans les rues de Pékin. Un jour, je me suis fait mordre par un pousse-pousse-mentaliste-écrivain-arachnologue. C’est ainsi que je devins ce que je suis aujourd’hui. »

Le présentateur et ses compères m’observaient avec des yeux, agrandis par l’absurdité de ce récit. Il était temps de leur montrer la partie la plus intéressante.

« Cette histoire d’homme-araignée, poursuivis-je comme si de rien n’était, n’est qu’une couverture. En réalité je suis incapable de sécréter des toiles d’araignée. Je peux seulement adhérer aux surfaces dures avec mes membres. Toute cette mise en scène a pour but de dissimuler mon véritable pouvoir. Grâce à lui, je peux influencer n’importe quel humain. Regardez. »

Je tendis ma main devant moi, pouce dégainé. Personne ne put s’empêcher de déployer lentement l’un de ses pouces. Sidéré par de telles capacités, Naguini ne put que me répondre :

« C’est de la merde.

— Comment ça ! réagis-je avec un léger emportement dans la voix. Ce pouvoir me permet d’aider les gens en les faisant sourire dans les moments difficiles ! Leur faire lever le pouce est un premier pas vers l’optimisme ! En plus, je peux de cette manière faire faire le signe de Spiderman aux métalleux pendant les concerts. C’est hilarant. » Déclarais-je en fixant le présentateur.

Surprenamment, ma dernière phrase parut lui déplaire. Je n’eus pas besoin de lire dans ses pensées pour le savoir. L’arme qu’il braqua sur moi me parut assez explicite. Je décidai de calmer son ardeur en lui rappelant que :

« Je suis aussi narrateur de l’histoire. Donc, si tu me tues, il n’y aura plus personne pour raconter l’histoire et tout va s’arrêter. Vous allez cesser de vivre et… Oh le con. »

Naguini avait tiré avant que quiconque ne puisse réagir. Deux trous me traversaient la poitrine. Tous les personnages se figèrent. Les visages décrivaient la surprise et la peur, provoquées par le tir du présentateur. Le temps s’était arrêté. Sa haine avait signé leur arrêt de mort à tous. Et je dus admettre que ça me convenait parfaitement. Je n’avais jamais apprécié ces personnages. L’auteur allait enfin passer à autre chose. Dans un monde idéal, c’est ce qui serait advenu. En réalité, ils étaient seulement immobilisés par la stupeur. La vérité c’est qu’en tant que narrateur, je ne peux pas mourir !

Cette phrase rassurante provoqua une vague de soulagement, qui délia les respirations de tout un chacun et les remit en mouvement. Je reçus autant de regards assassins qu’un imitateur d’Hitler dans un musée de la résistance.

Naguini fut le premier à réagir. « Ah, vraiment ? Et si je te jette sous l’une de mes décorations de plafond ?

— Tu peux essayer, mais ça ne changera rien, répondis-je tandis que les trous se refermaient d’eux-mêmes. Mais attends une minute ? Tu étais prêt à tous les tuer juste pour m’avoir ?

— En temps normal, j’aurais attendu que les candidats réagissent pour ajouter de la tension et de l’ambiance à l’émission. Mais là, c’était au-delà de mes forces.

— Alors, qu’est-ce que ça te fait de savoir que tu ne pourras jamais éradiquer la source des Spidermans ? »

Naguini ne répondit rien, mais me regardait d’un air mauvais. Vivian essaya vainement de me demander gentiment d’arrêter de faire mettre le pouce à ceux qui font le signe des cornes. Ce gros nounours pensait que j’allais le prendre au sérieux ? Lui qui est obsédé par les peluches multicolores et prend encore de l’extrait de bisous magique ? Oups. Au vu de sa mine contrariée, j’en déduisis que ma narration était toujours audible.

« Oh ! m’apostropha Julia. Il fait ce qu’il veut ! T’as pas à le juger. Vivian c’est un gars en or. Il me connaissait même pas et il m’a quand même protégé du Gunman malgré son épaule blessée.

— Je confirme, renchérit le présentateur. Il prend soin de son adversaire à chaque émission. Même si le règlement autorise aux candidats de s’entretuer, ils se serrent les coudes pour arriver ensemble le plus loin possible. »

La foule me hua plus intensément que la première fois. Cela m’était égal puisque j’étais immortel. Vivian retrouva sa mine impassible et leva la main en signe d’apaisement.

« Merci. Ne vous inquiétez pas, je vais m’en occuper », déclara-t-il calmement.

Le public se tut. Intrigués, Julia et Naguini se tournèrent vers Vivian. Pendant que je les dévisageais d’un air suffisant, il leur fit signe de se rassembler autour de lui. Après un bref conciliabule, ils se séparèrent. Le maestro se rapprocha de moi et me dit calmement : « Nous allons te faire une proposition. La voici. »

Il planta son épée dans le sol juste entre mes pieds. Je reculais en poussant un petit cri. Mais uniquement par réflexe évidemment. D’imposantes fissures s’étaient formées tout autour du point d’impact. Le colosse me saisit sans prévenir et me leva au niveau de son torse. Même si je savais que je ne courais aucun danger, je ne pus m’empêcher de me débattre en donnant des coups dans le vide avec mes jambes. L’homme m’expliqua d’un ton menaçant :

« Tu vas cesser d’influencer les métalleux et les laisser profiter ! Si tu refuses je te pends la tête en bas et je te fais décrire un par un tous les patchs de ma veste dans les détails, en utilisant un mélange entre les champs lexicaux de la physique quantique et de la philatélie, pendant que Julia te récite toutes les conditions d’utilisation qu’elle connaît ! »

Je me mis à gesticuler plus intensément rien qu’en imaginant ce supplice. Je les savais capables de mener à terme de pareilles atrocités. En plus, m’immobiliser dans une telle situation allait sérieusement entamer l’intérêt de l’histoire. Je finis par répondre d’une voix minuscule qui avait perdu toute sa substance :

« OK. Parfait. Je peux quand même vous envoyer des petites choses si Naguini tire encore au plafond ?

— Mais bien sûr. Il faut bien qu’on s’amuse un peu, me rétorqua le présentateur. Et si tu souhaites rompre les termes de notre marché, sache que maintenant, je sais où te trouver. Je n’hésiterai pas à venir te chercher là-haut. »

Je me contentai de hocher légèrement la tête. Il était inutile de discuter avec lui. Il faudrait que je demande à l’auteur pourquoi est-ce qu’il avait choisi de créer des personnages et une histoire pareils ? Il ne pouvait pas faire un récit à base de licornes et de petits lapins roses pour une fois ? Bref pendant ce temps, Vivian avec une force prodigieuse, me jeta dans le trou qui m’avait vu tomber, me ramenant à mon poste.

Le maestro reçut un tonnerre d’acclamations, mêlé de signes des cornes qui étaient (Naguini put en témoigner) dénués du moindre pouce. Comme à son habitude, Vivian hocha modestement la tête. Il ne s’était pas trompé. C’était une grande famille. Il se tourna vers Julia et le présentateur et leur dit avec émotion :

« Merci. C’était beau ce que vous avez dit tout à l’heure.

— Mais c’est la vérité mon Vivian. Il faut dire les choses parfois. Et pas seulement le négatif. Ça fait du bien de les entendre. »

Julia sécha en souriant une larme qui coulait sur la joue du maestro. Ce dernier les prit dans ses bras sous les applaudissements de la foule. Ils restèrent ainsi enlacés quelques instants. Le géant savoura le contact de ses deux gemmes, plus précieuses que la plus chère des peluches. Il aurait voulu les garder ici en sécurité, derrière sa muraille de patchs et sa forteresse de muscles. Mais le jeu devait continuer, pour le meilleur et pour le pire. Les flancs de la vallée se retirèrent à contrecœur.

Vivian partit chercher son arme encore enfoncée dans le sol. Il se replaça à côté de Julia, prêt à affronter n’importe quel adversaire. Il lança un sourire auquel Julia répondit d’un clin d’œil. Le présentateur imita le maestro, avant de reprendre le cours de l’émission comme si de rien n’était.

« Ou alors, tu peux chanter sur End Of Time du groupe Lacuna Coil. »

Un extrait de la chanson en question se fit entendre, rapidement stoppé par un tir du présentateur. Naguini voulait s’amuser avec nous, il allait bientôt apprendre qu’il valait mieux ne pas nous provoquer.

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