Chapitre 7 (Réécrit)
Les festivités du Bal d’Hiver avaient pris fin depuis une semaine. De retour dans la demeure des Merryweather, Lyra vaquait à ses occupations. Tout était normal, comme si elle n’avait jamais quitté la maison. Son père, pris par son travail, avait à peine remarqué l'absence de sa benjamine. Cette dernière, assez fière de son stratagème, ne le criait néanmoins pas sur tous les toits, de peur de révéler sa courte excursion.
Le soir de son retour, ses sœurs, sa mère et Marie l’avaient attendue impatiemment dans la cuisine, guettant la porte arrière qui menait sur la cour. Assises autour de la table, les cinq femmes s’étaient précipitées sur Lyra pour l’enlacer quand cette dernière avait franchi le battant de la porte, emmitouflée dans son épaisse cape de fourrure.
Lyra avait à peine eu le temps de retirer son manteau qu’elles l’avaient assaillie de questions sur Silverthrown, le bal et les reines. Alors la conteuse, comme elle savait si bien le faire, leur avait raconté sa soirée. Elle avait décrit les décorations qui ornaient le palais, les fontaines de glace, les bouquets de fleurs aux parfums enivrants et les tables chargées de mets succulents. Elle avait tenté de fredonner les musiques qu’avaient jouées les musiciens, mais les mélodies s’étaient mélangées en une complainte de notes biscornues au bout de ses lèvres. Obélia, l’artiste de la famille, avait grimacé à l’écoute de cette valse dissonante. Enora, au contraire, avait bien ri.
Rapidement, il fut temps pour Lyra d’aller se coucher. Ses paupières papillonnaient, luttant pour ne pas sombrer dans le sommeil. À pas feutrés, elle se faufila dans sa chambre, prenant garde de ne pas se faire surprendre par son père. Une fois son sac jeté dans un recoin de la pièce et sa chemise de nuit enfilée, elle se jeta sur son lit. Le calme de la nuit était reposant. Le voyage de retour avait été tout aussi long et cahoteux que celui de l’allée. Le fracas des roues du carrosse contre les pavés résonnait encore dans sa tête.
Le bras contre son front, Lyra inspira profondément, heureuse d’avoir retrouvé sa maison. Ses boucles, enfin défaites de l’emprise de la natte serrée le matin-même par la douce Madeleine, chatouillaient son cou et ses joues.
L’image d’un homme se dessina dans son esprit. Son souvenir se rappelant à elle chaque jour depuis le bal. Comment oublier ses cheveux noirs et ses yeux gris ? Ce sourire et cette aura mystérieuse qui avait fait monter le rouge aux joues de la conteuse. Au moins, lui avait assez de courage pour montrer son visage, contrairement à un certain homme masqué, qui à sa simple pensée, mettait Lyra en colère.
Cet homme brun, elle avait oublié son nom, trop occupée à contempler les traits fins de son visage. Un parfait inconnu rencontré lors d’un bal. C’était le début parfait pour une belle histoire.
Elle se remémora les regards qu’ils avaient échangés. Juste après que Lyra fausse compagnie au groupe de nobles dont faisait partie l’homme masqué, un jeune homme s’était présenté à elle. Il était un duc de quelque chose, d’un royaume voisin. Elle n’avait rien écouté, troublée par l’effet que lui faisait le duc. Il était rare pour la conteuse de perdre la parole. Là, les mots restaient bloqués dans sa gorge.
D’un geste élégant, il l’invita à danser. Elle posa sa main sur la sienne, mais le son qui sortit de la bouche de Lyra à ce moment ressemblait plus à un gargouillement. Néanmoins, il prit cela pour une approbation et la conduisit sur la piste de danse. Il avait probablement l’habitude de faire cet effet.
De la même taille qu’elle, leurs yeux se faisaient face. Ses pupilles gris acier, soulignées d’un trait de khôl, étaient hypnotiques. À cette distance, Lyra y percevait des nuances de bleu. Son teint pâle faisait ressortir ses cheveux noir de jais. Des pommettes saillantes, une bouche joliment dessinée… Lyra n'avait cessé de contempler cet homme vraisemblablement modelé par les dieux. Et pour couronner le tout, il était un excellent danseur.
Emmitouflée dans ses couvertures, Lyra se rappelait les mains de son cavalier contre ses hanches, du sourire qui étirait ses lèvres pâles, de ses longs doigts entrelaçant les siens. Elle aurait aimé que cela dure plus longtemps.
Elle se releva sur son lit. Tout ça lui avait donné chaud. Il était trop tard pour déranger Marie, elle irait elle-même se chercher un verre de lait. Et de retour dans sa chambre, elle écrirait peut-être un nouveau conte. Une histoire avec un charmant prince aux yeux gris acier et au sourire mutin.
Finalement, elle n’était pas près de dormir.
-§-
Comme tous les débuts de semaine, Lyra marcha en direction du marché de Rivermoore.
Le froid matinal lui mordait les joues et le nez. Autour d’elle, tout n’était que colline et forêts de pin à perte de vue. Une immensité infinie, comme elle aimait dire. Le givre recouvrait la végétation alentour en un écrin blanc et étincelant. Gonflant ses poumons pour respirer un maximum d’air frais, elle se mit à courir. Comme ça. Juste pour se sentir vivante. À chacune de ses respirations, un nuage naissait au bout de ses lèvres. Le ciel était encore assombri par les restes de la nuit. En levant les yeux, elle vit un faucon crécerelle voler dans le soleil. C’était une bonne journée.
Le public était toujours au rendez-vous. Et toujours plus nombreux que la fois précédente. La rumeur de sa prestation au château n’avait pas mis longtemps avant d’arriver dans la campagne de Rivermoore. Heureusement que son père ne sortait jamais de leur demeure. Elle n’aurait pas pu garder sa petite escapade secrète bien longtemps sinon.
Ce matin-là, Lyra leur conta l’histoire que lui avait inspirée le duc du bal. Un récit chevaleresque d’une petite paysanne qui tomba un jour éperdument amoureuse d’un prince. Cependant, la reine, qui ne voulait pas céder son trône, lui ordonna de réaliser six miracles pour pouvoir obtenir la main de son fils.
La petite paysanne entreprit alors sa quête au nom de l’amour. Sa première tâche consista à planter un champ entier de haricots aussi haut que des montagnes dans le plus aride des déserts du royaume. Elle dut ensuite faire jaillir de l’eau d’une fontaine asséchée depuis plus d'un siècle. Plus elle réalisait de miracles, plus l’épreuve que lui infligeait la reine était ardue.
Elle rapporta les perles de lune, larmes des sirènes solitaires. Elle ramena la corne d’abondance. Elle dompta le cerf aux bois d’ivoire et aux yeux d’émeraude.
Sa dernière épreuve était de loin la plus difficile. Elle devait terrasser l’ogre d’or, une créature terrorisant les habitants du royaume.
Cette partie de l’histoire amusa la foule. Leurs rires enjoignirent les passants à prendre part.
Lyra dépeignait l’ogre comme un être vaniteux et stupide, dont la fin n’était due qu’à sa propre vantardise. Pour celui-ci, il n’était pas difficile de savoir d’où lui venait l’inspiration.
-§-
Son ventre grondait de faim. Lyra ne s’attendait pas à une telle ovation pour ce nouveau conte. Les gens aimaient les histoires simples. Avec d’un côté les gentils et de l’autre les méchants. La conteuse avait déjà essayé d'intégrer un antagoniste nuancé dans l’un de ses récits, mais le public n’avait pas été emballé. Et elle non plus. De toute façon, elle n’était pas douée pour les nuances. C’était plus simple de voir le monde soit en noir, soit en blanc.
Elle rentra le pas rapide, impatiente de raconter sa matinée à sa famille devant un bon plat chaud.
Devant sa maison, trois chevaux scellés et parfaitement brossés, broutaient tranquillement. Le cuir de leur selle brillait sous le soleil de midi. Aucune des trois montures n'était l’étalon d’Enora. Et ils ne possédaient pas d’autres chevaux.
Les Merryweather avaient de la visite ? Étrange. En général, personne ne rendait visite à la famille de Lyra. Si ce n’était la tante Hortense et le bec d’oiseau qui lui servait de nez. Cette pauvre femme était une éternelle enrhumée, ce qui faisait siffler son nez comme une bouilloire sur le feu. Elle était vieille, malade et affreusement antipathique. Toujours à critiquer leur façon de vivre, avec son air de moineau tombé du nid. Mais la tante Hortense se déplaçait en carrosse. Elle n’aurait jamais pu faire le voyage de chez elle à Rivermoore sur le dos d’un cheval, aussi courageux soit-il.
Pas plus rassurée que cela, Lyra allait entrer sur la pointe des pieds quand Marie lui ouvrit la porte. Elle posa un doigt sur sa bouche, intimant à Lyra de ne faire aucun bruit. Les lèvres pincées, la femme de chambre lui indiqua d’un mouvement de la tête la porte fermée du salon.
Lyra vint coller son oreille au battant de la porte, mais d’ici, elle ne percevait que des bruits étouffés.
— Pitié, Marie, dis-moi que ce n’est pas tante Hortense qui vient nous rendre visite, chuchota-t-elle à la domestique.
— Non, ce n’est pas votre tante. Mais cela aurait été préférable, répondit-elle, une main sur la poignée de la porte. Vous feriez mieux de rejoindre le salon, Lyra. Je vous promets de vous cuisiner du pain perdu lorsque vous serez enfermée dans votre chambre pour le restant de vos jours.
Lyra ne comprit pas le sens de sa tirade. Marie passait trop de temps avec les femmes Merryweather. Elle devenait de plus en plus dramatique. Un sentiment d’inconfort s’immisça au creux du ventre de la conteuse, prenant petit à petit l’ascendant sur la faim. Même si l’évocation du pain perdu lui avait rouvert l’appétit.
Lyra se faufila silencieusement dans l'entrebâillement de la porte. Les rayons du soleil baignaient le salon des Merryweather d’une lumière éclatante. Malgré le début de l’hiver, la pièce était toujours aussi chaleureuse avec sa cheminée en pierre, ses fauteuils écarlates et son papier peint jaune recouvert des peintures d’Obélia.
Monsieur Merryweather était justement assis sur l’un des canapés, une tasse de thé dans la main. Madame Merryweather, installée à sa droite, faisait danser un éventail en dentelle devant son menton. Son expression se situait entre l’appréhension et l’extase. Aucun des deux n’avait encore remarqué la présence de leur fille, visiblement trop concentrés sur les invités qui leur faisaient face. De là où elle était, Lyra ne voyait que trois dos. Ce qui était amusant, c’est que les visiteurs s'étaient rangés du plus petit au plus grand.
À sa gauche, Cassandra et Obélia, attablées autour d’une table ronde sur laquelle reposait le chevalet de la plus jeune, fixait Lyra. Enora, de son côté, était rivée sur la fenêtre qui donnait sur le jardin ; sans doute observait-elle les chevaux.
Ses sœurs avaient des têtes de coupables. Obélia se mordait la lèvre et Enora esquivait son regard. Quant à Cassandra… Non, Cassandra lui lançait un sourire de fierté. Ça n'avait aucun sens.
Monsieur Merryweather releva la tête de sa tasse de thé et dévisagea sa fille avec une expression sévère. Finalement, il brisa le silence ambiant :
— Jeune fille, il semblerait que ces messieurs soient là pour toi. Tu me dois des explications.
Muette devant le ton prit par son père, elle avança dans le salon pour faire face aux visiteurs.
Deux des hommes lui étaient parfaitement inconnus. Le premier, de petite taille, était carré des pieds à la tête et possédait une musculature impressionnante. Les cheveux coupés en brosse et son nez cassé lui donnait l’effet d’un panda bagarreur. Le deuxième, beaucoup plus grand, avait des traits acérés et des yeux intelligents.
Tous les deux étaient habillés du même uniforme. Un pantalon blanc. De hautes bottes noires aux liserés dorés. Une veste cintrée bleu roi aux boutons d’or. Le blason d’Ambrume, le heaume et la couronne, était brodé sur leurs manches droites.
Elle avait vu des personnes affublées des mêmes uniformes arpenter les couloirs du château lors de sa dernière visite. Madeleine l’avait aidé à les reconnaître. Les gardes de Silverthrown.
Le dernier homme était vêtu du même habit. À la différence qu’il possédait une cape blanche et un masque doré.
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