Chapitre 9 (Réécrit)
Lyra frissonnait derrière le dos de l’homme masqué. Le paysage s’était obscurci autour de la petite troupe. Il ne tarderait pas à faire nuit.
Le vent s’était levé, glaçant ses membres endoloris par les heures de cheval. Une goutte pendait à son nez depuis un petit moment déjà. Et une idée machiavélique trottait dans son esprit. La cape devant elle ferait un très bon mouchoir.
Il ne méritait que ça. Être un mouchoir géant. Il était désagréable, grossier et fichtrement silencieux.
Et comme pour la contredire, ce qui énervait encore plus Lyra. Il ouvrit la bouche pour la première fois de la journée.
— Nous allons nous arrêter dans une auberge pour cette nuit.
Clair, net, concis. Qu’attendre de plus de cet homme ?
Cette bonne nouvelle ragaillardit Lyra, à tel point qu’elle n’envisageait plus de se moucher dans la cape de l’autre rabat-joie. Enfin, elle allait pouvoir se dégourdir les jambes, manger, dormir dans un lit et surtout manger ! Et si elle avait un peu de chance, elle pourrait même discuter avec des personnes aimables et civilisées. Le rêve !
La nuit était déjà bien installée lorsqu’ils arrivèrent devant une auberge en pierres et au toit de chaume. Les gardes mirent un pied-à-terre, aisément. Mais Lyra, engourdie par sa balade à cheval, ne sentait plus ses jambes ni son postérieur depuis un moment déjà. Les pieds ankylosés, elle glissa maladroitement du dos de sa monture. Incapable de se rattraper, elle se retrouva le derrière dans la poussière.
Un éclat de rire, rapidement maîtrisé, lui parvint à sa gauche. Elle n’en était pas certaine à cause de l’obscurité, mais le panda venait de se moquer de sa chute. Au moins un des trois avait des émotions. C’était rassurant.
— Allez demander des chambres et un repas, déclara l’homme sous son masque. Je conduis les chevaux à l’écurie.
Sur ses mots, il s’en alla, rênes en main, en direction de l'abri qui se dessinait à côté de l’auberge.
— Impressionnant. Il a fait une phrase de plus de dix mots. Il a dû épuiser son quota pour la journée.
Comme depuis le début de leur aventure, les deux soldats ne lui répondirent pas. Les poings serrés, Lyra se dirigea à grands pas vers l’entrée. Elle en avait assez de ce voyage, assez de ses gardes, et assez de ce froid de canard.
Elle ouvrit la porte avec fracas et pénétra dans une pièce remplie de monde. Une vague de chaleur l’enveloppa, saisissante et réconfortante. Les clients étaient assis en groupe, autour de tables rondes, richement garnis de plats fumants et de chopes pleines.
Un géant, à la musculature imposante, s’avança vers elle. Il tenait dans ses mains un large plateau en étain, sur lequel reposait une bouteille de vin d’un vert opaque ainsi que deux plats. De la viande de sanglier sur son lit de pomme de terre à la sauce forestière. Lyra en eut immédiatement l’eau à la bouche. L’odeur alléchante du repas acheva son estomac. Ce dernier se mit à gronder si fort qu’il couvrit les bruits environnants.
— J’imagine que vous êtes là pour manger un bout, supposa l’homme, un sourire jovial en direction de Lyra. Nous avons de la place là-bas, poursuivit-il en pointant du doigt une table au fond de la taverne, derrière un groupe de voyageurs qui visiblement n’était pas fâché avec l’alcool de l’établissement.
Le panda et l’asperge venaient de rejoindre Lyra. Et tous trois se dirigèrent vers leur table. Lyra avait bon espoir que l'atmosphère animée de l’auberge les dériderait. Qu’ils finiraient par parler, bien s’entendre et que la suite du trajet ne serait pas aussi monotone.
Raté. L’ambiance autour de la table était massacrante.
Heureusement, le géant vint à leur rencontre pour prendre leur commande. Il se présenta à eux sous le nom de Maximilien. Un prénom enfantin pour un gaillard de son envergure. Pourtant, Lyra ne put s'empêcher de penser qu’il lui allait à merveille. Avec ses courts cheveux bruns, ses yeux noisette, son inépuisable sourire et ses fossettes au creux de ses joues rondes, il avait une tête de Maximilien.
Lyra commanda une bière à la fleur de sureau ainsi que le plat qu’elle avait vu à son arrivée. Les deux gardes à ses côtés la suivirent et demandèrent un plat supplémentaire pour le troisième, toujours dans la grange. Maximilien s’en alla après un fringant clin d'œil, pour revenir quelques minutes plus tard, quatre chopes remplies de bière dans les mains.
L’asperge fixait son verre comme s'il contenait les mystères de la vie, tandis que le panda baladait ses yeux à travers la pièce, tout en sirotant sa boisson. Ils prenaient grand soin de ne pas regarder Lyra.
Après une grande rasade, qui lui fit le plus grand bien. Elle claqua son verre contre la table. L’asperge sursauta et tourna vers elle des yeux ronds.
— Écoutez tous les deux. Je ne sais pas pourquoi vous m’évitez, mais c’est franchement agaçant ! Que vous soyez muet, passe encore. Mais au moins, regardez-moi dans les yeux. Je ne mords pas !
Le panda déglutit. Et après toute une journée de mutisme, il prit enfin la parole.
— Nous sommes navrés, mademoiselle. Ce sont les ordres. Pas d’interactions. Pas de discussions. Je… Je désobéis déjà en vous disant cela.
— Qui est l’idiot qui vous a ordonné ça ?
— Notre supérieur.
— Et qui est votre supérieur ?
— Moi.
Lyra se retourna vers la voix dans son dos. Les lueurs tamisées des bougies se reflétaient sur son masque d’or. Sans plus de cérémonie, il s'installa à la gauche de Lyra.
— Vous ? Vous êtes leur supérieur ? répéta-t-elle, peu convaincue. Pourquoi leur avoir donné cet ordre ? C’est idiot. Si moi, j’ai envie de discuter avec eux ?
L’asperge en face de Lyra se raidit de plus en plus. Il ne devait pas avoir l’habitude d’entendre quelqu’un parler de cette façon à son chef. Lyra, elle, n’en avait pas fini.
— C’est à cause du bal, c’est ça ? Vous m’en voulez encore ? Ça fait des semaines, vous devriez passer à autre chose.
Le panda se mit à tousser, ses yeux se remplissant de larmes. Il avait avalé de travers en entendant la demoiselle. Ce qu’elle disait portait à confusion. Elle et lui ? Sa nature curieuse prenait l’ascendant sur sa conduite militaire.
— Le bal ? Il s’est passé quelque chose entre vous ? demanda-t-il, impatient.
Lyra avait réussi à piquer sa curiosité. Et celle de l’asperge également, au vu de l’expression qui peignait son visage.
— Il n’y a rien à raconter, gronda l’homme masqué.
— Conter, c’est ce que je préfère, monsieur, jubila-t-elle. Et l’histoire que je m’en vais vous raconter, c’est véritablement passé.
Elle se leva, posa le pied sur sa chaise et théâtralement prit une nouvelle gorgée. La conteuse faisait monter la pression. Les deux soldats buvaient ses paroles et quelques têtes de tables voisines s’étaient tournées vers elle.
— Le Bal d’Hiver battait son plein. J’avais eu l’honneur d’être invité pour présenter l’une de mes histoires lors de la fête. C’était un conte merveilleux, narrant la tragique romance de deux amants fantomatiques. Les invités étaient aussi réceptifs que vous l’êtes à cet instant. Comment vous dire que je n’en menais pas large, plaisanta-t-elle.
De nouveaux rires accompagnèrent ceux des deux soldats. Toute une partie de la salle à manger écoutait désormais la conteuse. Dont Maximilien, qui ne perdait pas une miette du spectacle en nettoyant une chope.
— Enfin, presque tous les invités, reprit-elle en direction de l’homme masqué. Il y a toujours des mécontents. Que voulez-vous, c’est mon métier. J’ai l’habitude.
Cette fois, les rires s’étaient transformés en huées.
— Non, non, c’est normal. Tout le monde ne peut pas apprécier, calma faussement Lyra. Et ce soir-là, une certaine personne a été très franche. Quels étaient ses mots déjà…, fit-elle mine de chercher.
Elle s’en souvenait très bien. Ils étaient gravés dans sa mémoire.
— Ah, oui ! Que ce n’était qu’une histoire que les campagnards racontaient à leurs enfants. Que ce n’était que du vent, insista-t-elle, amèrement. C’est toujours très agréable d’entendre dire que la raison qui vous fait vous lever le matin, que ce qui aide votre famille à se nourrir, n’est rien de plus que du vent. Enfin bon, un homme charmant, comme vous pouvez vous en douter.
— Vous inquiétez pas, miss ! s’écria un homme à deux tables de Lyra. C’est qu’un con ! Nous, on vous adore !
— Et que s’est-il passé ensuite ? demanda l’asperge, avide de détails. Il était complètement happé par le récit.
— Je lui ai simplement dit d’aller au diable.
L’auberge entière tremblait sous l’hilarité des clients. Maximilien se faufila difficilement jusqu’à Lyra. Il posa une main amicale sur son épaule. Elle se sentit bien petite à côté du géant qui la dépassait facilement de deux têtes.
— Toi, ma grande, t’as pas froid aux yeux ! J'espère pour ce malheureux idiot qu’il n’a pas recroisé ta route.
Tout le monde finit par rejoindre sa table et vaquer à ses occupations. Enfin désinhibés, les deux gardes se présentèrent. Le panda s’appelait en réalité Damien. Tandis que l’asperge se nommait Alphonse. Ils lui expliquèrent être soldat au château depuis une quinzaine d'années. Ils avaient été formés ensemble et étaient entrés dans la garde royale la même année. Depuis, ils étaient inséparables. Ils avaient beau être très différents, leur complicité se voyait comme le nez au milieu de la figure.
Lyra allait demander le nom du troisième soldat quand Maximilien la devança. Elle avait remarqué que le géant fixait l’homme masqué depuis son entrée. Et pas que lui. Les clients aussi le regardaient avec méfiance et discutaient à voix basse à son passage. Alors, qu’il leur servait leurs plats, le géant demanda :
— Excusez-moi, monsieur. Vot’e masque là, on n'en voit pas tous les jours des comme ça. Je ne connais qu’un homme qui en possède un comme celui-là. Et encore, je ne le connais que de réputation. Par hasard… Vous ne seriez pas le Renard doré ?
C’était comme si le temps s'était arrêté. Les bavardages s'étaient interrompus, les couverts cessaient de s'entrechoquer sur les assiettes en bois, les chaises arrêtaient de grincer.
L’homme masqué affirma d’un hochement de tête. Et comme d’habitude, il ne s'épancha pas en explications.
Cela n’embêta pas Maximilien qui frappa dans ses mains, visiblement ravi de l’identité de son client. Il lui serra la main en lui disant que les boissons étaient offertes par la maison. En retournant en cuisine, il continua de chuchoter : « Le Renard est venu dans mon auberge ! » « Incroyable, le vrai Renard doré ! »
Alors comme ça, monsieur Rabat Joie était connu. Et il faisait le modeste en plus.
Ce nom. Le Renard doré. Il semblait à Lyra l’avoir déjà entendu quelque part.
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