Chapitre 19 (Réécrit)
Lyra se précipita dans le ruisseau. Son jupon, alourdi par l'absorption de l’eau, ne faisait que la ralentir. Les gouttes glacées éclaboussaient son visage, collant des mèches de cheveux contre ses joues et son front. À cet instant, son apparence lui importait peu. Elle ne voyait que le corps inerte du Renard. Une épaisse tache rouge, provenant de l’arrière de sa tête, se diluait dans la transparence de l’eau.
Elle passa une main dans ses cheveux roux. C’était chaud et poisseux. Un hoquet de peur s’empara d’elle quand elle constata que ses doigts étaient couverts d’un sang épais. Le Renard avait heurté une roche. Dans son malheur, il avait eu de la chance. La pierre n’était pas assez pointue pour lui avoir transpercé le crâne. Elle avait certainement été polie pendant des années par le courant, l’eau et les algues.
La plaie ne cessait de saigner. Dans un geste désespéré, Lyra tapota la joue du garde pour le réveiller. Après tout, ceci n’était peut-être qu’un affreux cauchemar. Elle était dans son lit et avait bu trop de lait, ce qui lui avait donné une indigestion et des mauvais rêves. C’est ça. Si elle le secouait assez, elle ouvrirait les yeux et cette vision d’horreur se dissiperait. Mais si c’est elle qui rêvait, ne devrait-elle pas se pincer, elle, plutôt ?
Son cerveau fonctionnait au ralenti. Dans le doute, elle le pinça puis se pinça à son tour. Aucune réaction de la part du Renard. Et un gémissement de douleur pour Lyra. Non, c’est sûr, elle était bien réveillée. Elle ressentait le froid, l’humidité, la dureté des cailloux, les tremblements de son corps, le sang du Renard et son estomac prêts à rendre les petits-fours du buffet.
Elle utilisa toutes ses forces pour le sortir de l’eau et le hisser jusqu’à l’herbe. C’est alors que son pied heurta l’une des moitiés du masque qui était coincée entre deux pierres. Une flèche était plantée dans le front d’or. L’autre moitié avait dû être emportée par le courant.
C’est ce qui avait fait tomber le Renard. On lui avait tiré dessus. Lyra essaya d’apercevoir leur assaillant. Mais tout ce qui l’entourait n’était que ténèbre. Le paysage, il y a peu si onirique, s'était transformé en terrain dangereux et hostile. Et Lyra redoutait qu’une pluie de flèche ne sorte des arbres les entourant pour venir les transpercer. Sa gorge se noua tant qu’elle dut inspirer profondément pour ne pas suffoquer.
Étaient-ils toujours en danger ? Plusieurs minutes s'étaient sans doute déjà écoulées. Elle avait perdu la notion du temps. Elle ne voyait que les yeux clos, la bouche entrouverte et le teint de plus en plus pâle du jeune homme dans ses bras.
De toute façon, ils étaient en plein milieu d’un paysage dégagé. Donc, si l’assassin avait voulu la tuer, cela fait bien longtemps qu’elle aurait cessé de respirer.
Enfin, peu importe, le résultat était le même. Elle se retrouvait seule avec un homme à demi-mort sur ses genoux. Enfin, était-elle sûre qu’il n’était pas mort ? Prise de panique, elle colla son oreille au torse du Renard. C’était faible, mais elle entendait les battements de son cœur.
Elle était trop loin du château et même en hurlant à pleins poumons, avec le tumulte du bal, personne ne l'entendrait. Et puis, si l’assassin était toujours là, il aurait tout le temps pour lui planter une flèche dans la gorge. Elle devait d’abord les protéger d’une éventuelle nouvelle attaque. Pour ça, elle fit glisser le corps du Renard jusqu'à atteindre un bosquet d’arbres. On était loin d’un abri convenable, mais au moins ils n’étaient plus en ligne de mire et ils bénéficiaient de l'obscurité.
Une fois en sécurité, il fallait stopper l’écoulement de la plaie. Lyra essaya d’arracher à mains nues le bas de sa robe, mais le tissu imbibé d’eau était indéchirable. En tirant le Renard, déjà, elle avait perdu sa deuxième chaussure, se trouvant désormais pieds nus. Mais surtout, elle avait senti une dague accrochée à son flanc gauche, dissimulée sous sa chemise. Visiblement, même invité à une fête, le chevalier gardait une arme sur lui. Il y a encore quelques heures, elle l’aurait trouvé trop soucieux de venir à un bal avec une dague. Là, elle était ravie de la prudence du Renard.
Elle sortit la fine lame de son fourreau. Petite, certes, mais bien assez tranchante pour découper une bonne partie du satin de sa robe. Elle essaya de contrôler le tremblement de ses mains. Elle devait faire preuve de délicatesse pour enrouler le tissu autour de la tête du garde. Devait-elle serrer plus fort pour arrêter le saignement ? Ou bien lui ferait-elle encore plus mal ? Alors qu’elle se posait toutes ses questions, le jaune du bandage se teinta d’un rouge sombre, presque noir. Elle serra plus fort.
Bon, la tête, c’était réglé. En grande partie. Maintenant, il fallait réussir à le ramener dans le monde des vivants. Lorsqu’elle s'était penchée pour voir s’il respirait encore, Lyra avait eu l’impression d’entendre un drôle de bruit. Comme si ses voies respiratoires étaient obstruées. Il était tombé dans l’eau, peut-être en avait-il respiré. Et si ses poumons étaient gorgés d'eau et qu’il se noyait de l’intérieur ? Par le soleil et la lune, que pouvait-elle bien faire ?!
Un souvenir s’imposa dans son esprit. Elle se remémora la façon dont le héros de son roman préféré avait sauvé un personnage de la noyade. Cette partie était trop longue et trop détaillée, Lyra trouvait qu’elle cassait le rythme de la lecture. Finalement, elle avait bien fait de ne pas sauter ce passage.
Elle posa deux de ses doigts sous le menton du Renard pour lui soulever la tête, en prenant garde à ne pas appuyer sur la plaie. Elle approcha son visage, ferma les yeux puis posa ses lèvres contre celles du chef de la garde, froides et humides. Et enfin, elle souffla. De cette manière, elle devait lui donner assez d’air pour lui faire recracher l’eau. Enfin, ça, c'était la théorie. Elle espérait réussir en pratique.
Une fois, deux fois, trois fois. Au moment de reprendre sa respiration, elle rouvrit les yeux et tomba nez à nez face au regard à la fois médusé et affolé du Renard. Il tenta de se relever et ses yeux se révulsèrent à cause de la douleur. Sa bouche s’ouvrit en un hurlement muet.
Lyra l’aida à s'asseoir. Mais le choc, trop violent, fit rendre l'entièreté de l’estomac du garde, eau et repas compris. La conteuse ne s’attendait pas à ça. Dans le roman, le personnage qui s’était noyé se redressait tout seul, comme un grand, et remerciait le héros. Puis, après une poignée de main virile, il repartait de là où il venait. Là, le Renard était mal en point, rendu moite par les algues et le sang. Il était incapable de tenir assis et encore moins de dire merci. Comme quoi, tout n’était pas vrai dans ce roman.
Lyra se plaça derrière lui, de sorte qu’il puisse s’adosser contre elle et tenir un minimum assis. Il lutta pour garder les yeux ouverts. Ses lèvres bougèrent dans une tentative de parole, mais c’était un effort encore trop difficile. Il eut un moment d’absence, sa tête tombant sur l’épaule de sa sauveuse. Sa respiration saccadée se fit plus profonde. Le Renard doré était vivant. Quel soulagement !
Ses longs cheveux roux laissaient des coulées d’eau rougeâtre sur son visage découvert. Lyra profita de ce moment de répit pour analyser l’homme dont personne n’avait vu le visage.
Son teint était d’une pâleur fantomatique, probablement parce qu’il venait de faire un plongeon en plein hiver, tout en trompant la mort. Ou bien c’était l'hémorragie qui lui faisait perdre des couleurs. Un nez retroussé, recouvert de taches de rousseurs, qui formaient un sourire en passant par-dessus des joues creuses jusqu’à des oreilles aux bouts légèrement pointus. Ses iris, elle ne pouvait que les imaginer à cause de ses yeux clos, dont dépassaient de courts cils bruns. Même assoupi, le jeune chef de la garde ne semblait pas reposé, ses sourcils continuellement froncés. Parce que jeune, en réalité, il l’était. D’après l’estimation de Lyra, il ne devait pas dépasser les vingt-cinq ans.
Le plus étonnant, c'étaient les trois larges cicatrices qui entaillaient son visage. Était-ce pour cela qu’il portait son masque ? Bien que les marques étaient imposantes, Lyra ne les trouvait pas repoussantes. Au contraire. Et certainement pas au point de cacher une telle figure.
Une première balafre scindait son côté droit, démarrant du menton et terminant sa course sur sa pommette. Une deuxième, sur l'arête de son nez, barrait horizontalement son visage. La troisième, en forme de demi-lune, débutait sur sa tempe gauche, passait sur son œil et venait s’arrêter à son oreille. D’autres entailles, presque invisibles tant elles étaient fines, parcouraient son visage endormi.
Impossible que ce soit sa chute dans le ruisseau qui les lui ait causés. Les marques ne saignaient pas. Et au vu de leur cicatrisation, elles dataient de plus longtemps.
Le Renard plissa les paupières et porta une main à son visage. Ses doigts pianotèrent sur son front, son nez. Sans doute cherchait-il machinalement le contact de son masque. C’était le moment de lui annoncer que l’une des parties de sa figure d’or était encore dans le ruisseau, avec l’arme qui avait essayé de le tuer. Et l’autre avait déjà certainement rejoint les poissons dans l’océan.
— Que… Argh ! Que s’est-il… passé ? murmura le Renard avec difficulté.
— Vous avez été attaqué et vous êtes tombé, lui expliqua Lyra, la gorge nouée.
Non, ce n’était pas le moment de craquer. Elle avait réussi à se contenir jusque-là. Ne pas laisser la panique prendre le dessus. Elle pouvait même se féliciter d’avoir géré la citation d’une main de maître. Après tout, ils étaient tous les deux vivants. Alors, pas de quoi se mettre à pleurer.
— Tout s’est déroulé si rapidement, continua-t-elle, les larmes commençant à lui brûler les yeux. Je… Je ne sais. Il y a eu cette flèche. Et votre chute. Vous êtes resté inconscient. J’ai cru que vous étiez mort !
Le Renard écrasa une larme sur la joue de la conteuse. Elle devait faire peine à voir avec son visage bouffi par ses pleurs, son mascara dégoulinant, ses cheveux en bataille et sa robe de bal déchirée et tachée. Enfin, lui n’était pas mieux avec son morceau de tissu ensanglanté enrubanné autour de sa tête. À eux deux, ils formaient un tableau pitoyable.
— J’ai eu l’impression, commença-t-il en portant ses doigts à ses lèvres. Est-ce que… vous m’avez embrassé ?
— Je ne vous ai pas embrassé, je vous ai sauvé la vie ! J’ai cru que vous nous noyez ! Je vous ai fait du bouche-à-bouche. Ça n'a rien à voir avec un baiser ! Et puis, vous pensez vraiment que j’aurais profité du fait que vous soyez inconscient pour… pour… Non, voyons ! s’emporta Lyra.
Elle venait littéralement de lui sauver la vie, et il pensait qu’elle avait violé son intimité. C’est une blague ! Ça ne se passait pas du tout comme ça dans son roman préféré.
Un sourire béat étira les lèvres du Renard. Sa tête dodelina violemment, avant de retomber sur la poitrine de Lyra. Il était complètement dans les vapes. Pas sûr qu’il se souvienne encore de cette conversation à son réveil. Ni de tout ce qu’il venait de se passer.
— On devrait rentrer au château tout de suite, déclara Lyra, plus pour elle-même que pour l’inconscient dans ses bras. Vous devez voir un médecin pour votre tête. Et moi, j’ai besoin d’un vin chaud. Mais avant ça…
Elle posa le Renard contre un arbre et jeta un coup d'œil au ruisseau. L’éclat de la lune sur le masque scintillait dans l’eau. Lyra se précipita, l’attrapa d’une main vive et rejoignit le garde, à l’abri. La bande de cuir qui permettait au masque de tenir était déchiquetée et la flèche toujours plantée au sommet. Un frisson d’horreur parcourut Lyra.
Le tireur était doué. Assez pour viser la tête à une distance pareille et de nuit. Mais ce qui terrifia le plus Lyra, c’est qu’elle était certaine à présent que la cible était le Renard doré et seulement le Renard doré. L’assassin aurait pu lui tirer dans le cœur ou les poumons, le tuant ainsi sur le coup. À la place, il avait préféré viser sa tête. Ce qui, ironiquement, avait sauvé le Renard grâce à la solidité de son masque. S’il avait fait ce choix, c’est parce que Lyra se tenait devant le chef de la garde.
Donc pas n’importe quel assassin. Un mercenaire. Mandaté pour tuer le chef de la garde d’Ambrume. C’était une déclaration de guerre.
Lyra décrocha la flèche du masque et la planta dans sa couronne de tresse défaite. C’était une preuve et cela pourrait donner un indice sur l’identité de l’assaillant. Elle tendit ensuite la moitié du masque au Renard. Il devrait le maintenir devant lui. Peu importe la raison pour laquelle il se cachait, même si la conteuse mourrait d’envie d’en connaître la raison, ce n’est pas aujourd’hui que Silverthrown découvrirait les cicatrices du Renard.
Elle passa un bras sous son épaule et l’aida à se soulever. Les premiers pas furent difficiles. Lyra le maintenait aussi fermement qu’elle le pouvait pour éviter qu’il ne tombe tête la première. Lui, au contraire, ne l’aidait pas. Il avait à peine la force de garder son demi-masque devant son visage, alors marcher droit était mission impossible. Le Renard avait beau ne pas être très lourd, leurs vêtements trempés pesaient une tonne.
Lyra avait l’impression que deux poids pesaient sur ses paupières. Elle se prit les pieds dans sa robe déchirée, avant de réussir à se stabiliser. Un peu plus et elle donnait une deuxième commotion au chevalier. L’adrénaline ne devait plus faire effet. Lyra ressentait la fatigue, et le vent glacial frappait sa peau encore humide dû à sa balade dans le ruisseau.
Le chemin retour était long, éprouvant et bien moins agréable qu’à l'aller. En plus, à cause de l’obscurité, Lyra avait failli se perdre plus d'une fois. Heureusement que Le Renard était assez conscient pour réussir à lui murmurer la direction à prendre.
— À gauche, souffla-t-il après un gémissement de douleur.
Derrière les structures végétales du jardin botanique, Lyra perçut avec soulagement les portes d’entrée du château, éclairées d'une lueur chaude, presque divine. Ils y étaient. Plus ils avançaient et plus l’escalier du perron se dessinaient. Enfin ! Ils étaient assez proches maintenant pour qu’elle distingue deux formes humaines se dessiner dans l’ombre des torches.
Son cœur battait de plus en plus fort. Tellement fort que cela en devint douloureux. D’impuissance, elle posa un genou à terre, soutenant le Renard avec ses dernières forces. Les graviers lui éraflèrent la peau, mais ce n’était rien comparé au mal qui lui enserrait la poitrine.
Sa vision devint trouble. Un sifflement strident perça ses tympans. Puis des points noirs apparurent devant elle. Tous les signes étaient là. Elle allait perdre connaissance.
Les ombres humaines bougèrent. C’était en réalité deux gardes, postés en haut des escaliers, dont la mission était de contrôler les allées et venues des invités. Ils se précipitèrent vers eux. En tout cas, c’est ce qu’en déduisit Lyra en entendant les pas de courses contre les graviers. Ses paupières avaient beau être ouvertes, elle ne voyait plus rien. Son cœur était sur le point d'exploser.
— On lui a tiré dessus.
Voilà tout ce que Lyra Merryweather eut le temps de dire avant de s’écrouler au sol, aux côtés du chef de la garde.
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