Chapitre 25 (Réécrit)

12 minutes de lecture

Son assiette engloutie et sa chope vidée, Lyra était repue. Les tables se vidaient peu à peu, les clients du cochon grillé rejoignant désormais leurs lits en bâillant. À côté d’elle, Achim commençait à somnoler sur sa chaise. Bien qu’il ait les yeux ouverts, de petits ronflements d’aises s'échappaient de ses lèvres.

— Je crois qu’il est temps d’aller dormir, lança Alphonse à l’attention du groupe. Il nous reste encore de la route demain.

Damien maugréa, affirmant qu’il n’était pas fatigué et qu’il devait prendre sa revanche sur « cette vieille harpie ». C’était le mot qu’il avait employé. La bonne femme l’avait dupé plus d’une fois sur un jeu de hasard. Le hasard étant simplement dû au bon vouloir de celui qui connait le jeu.

D’après Alphonse, son compagnon d’armes avait déjà perdu assez d’argent sur ce jeu de gobelets retournés. Il empoigna son ami par le col de son uniforme et l’obligea à se diriger vers la porte d’entrée.

Damien avait beau se débattre, la grandeur d’Alphonse et les cinq bières qu’ils avaient sifflées ne l’aidait pas à se dégager. Il capitula finalement, ronchon.

— Très bien ! Mais je dors pas dans la paille !

— Tu dormiras là où il y a de la place, renchérit Alphonse.

— Rah ! Je suis sûr qu’Achim, il ronfle super fort en plus.

Fort probable, d’autant que le cocher avait déjà commencé à entonner un concerto de trompettes par narines dormantes.

— Attendez, où vous allez ? demanda Lyra en aidant Alphonse à soutenir Damien.

— Dormir dans la grange. On ne tiendra pas tous les cinq dans une seule chambre. Et puis on doit garder un œil sur… vos biens, conclut le moins ivre des deux en chuchotant.

— Je vous accompagne, déclara le Renard en se levant de sa chaise.

Il avait été encore plus silencieux que d’ordinaire depuis son altercation avec le marchand. Esquivant le moindre contact visuel avec Lyra, il avait à peine touché à son assiette ou à son verre.

Lyra n’aurait su dire si ce qui l’avait la plus intriguée était l’aplomb avec lequel le Renard l’avait protégé, ou bien la haine qui avait teinté sa voix lorsqu’il avait soulevé ce sale type. Pendant une seconde, elle avait vraiment eu l’impression qu’il aurait pu lui trancher la gorge d’un coup d’épée. Cette pensée lui rappela qu’avant d’être un homme gentil et timide, il était le chef de la garde. Un chevalier. Un soldat.

— Non, désolé, capitaine, refusa catégoriquement Alphonse. Mais vous, vous restez ici. Leurs Majestés nous ont ordonné de vous garder le plus reposé possible.

— Et dormir dans la grange, baragouina Damien avec un hoquet, pas reposant ! Du tout ! insista-t-il, bougeant son index en un mouvement de métronome.

De surprise, Lyra lâcha le bras de Damien qui s’effondra au pied de son ami. D’un sourire contrit, elle s'excusa. Ça signifiait donc qu’elle allait partager une chambre avec Kayden. Bien sûr. Aucun problème. Pas de quoi fouetter un chat. Ni un chien. Ou une baleine… La fatigue lui donnait mal à la tête. Du coin de l'œil, elle analysa la réaction de l’homme à côté d’elle.

Aucune.

Pas étonnant.

— Bon, la paille, je dors dedans. Mais alors, je dors avec toi ! cria Damien, son doigt tapotant la joue du grand garde.

Lyra était presque sûre qu’il essayait de toucher le nez d’Alphonse, mais l’alcool devait lui faire voir double ou triple au vu de la quantité absorbée. Elle eut tout juste le temps de constater l’état émotionnel d’Alphonse, qui avait rougi jusqu’à la racine de ses cheveux blonds, avant qu’ils ne disparaissent tous deux dans la nuit.

— Les gars ! Vous avez oublié Achim…

— T’inquiète pas, petite Lyra. J’irai leur déposer ce vieux crouton après vous avoir montré votre chambre.

Le « votre chambre » procura une étrange sensation dans le corps de Lyra. C'était comme se prendre une tornade en pleine face, mais se rendre compte qu'elle était faite en barbe à papa. Tumultueuse, terrifiante, mais aussi délicieuse et qui sent super bon !

Maximilien invita Lyra et le Renard à le suivre à l’étage, dans la partie hébergement de l’auberge. D’en haut, on pouvait voir toute la salle à manger. Ne restait que la harpie, pigeonnant un dernier malheureux, une table de trois personnes se lançant des cacahuètes dans la bouche des uns et des autres, et Achim, assoupi sur sa chaise.

Kayden était aussi encore en bas. Juste devant les escaliers. Son masque tournoyait comme une girouette entre Lyra et la porte de sortie. Il semblait espérer qu’Alphonse revienne en courant, hurlant qu’il avait un problème. Et ainsi pouvoir s’enfuir loin d’elle.

Pour la confiance, on repassera.

— Vous venez ? questionna Lyra.

Le pas hésitant, il posa finalement son pied sur la première marche. Et bientôt, ils se retrouvèrent devant la porte de la chambre.

Une chambre comme on pouvait s’y attendre d’une petite auberge. Une pièce sans prétention, mais joliment décorée avec des éléments de la forêt. Un bouquet de fleurs sauvages, une guirlande de feuilles mortes aux couleurs chaudes, un pot pourri contenant des glands, des pommes de pin et des pétales séchées à l’odeur douce et florale.

Maximilien avait très bon goût en matière de décoration intérieure. À droite trônait une commode du même brun que les poutres au plafond, sur laquelle reposait un pichet d’eau et une bassine en porcelaine. Un guéridon recouvert d’un napperon minutieusement travaillé faisait face à une cheminée qui réchauffait un large fauteuil de cuir cramoisi. À gauche, un paravent tout simple dissimulait un lit recouvert de fourrures et de gros édredons pour protéger les dormeurs du froid.

— Il y a un problème, constata le Renard. Il n’y a qu’un lit.

— Évidemment qu’il n’y a qu’un lit, rigola l’aubergiste. Je vous avais bien dit que j’étais complet. En quoi c’est dérangeant ? Ça doit pas être la première fois. Vous me la ferez pas à moi, j’ai été jeune aussi, termina Maximilien avec un clin d'œil et une tape du coude au Renard.

Les épaules du garde tressautèrent à travers son épaisse cape d’hiver. Son masque reprenant cette danse effrénée qu’il faisait lorsqu’il était gêné. Il fixait d’un côté les poutres au plafond, les flammes dans l’âtre de la cheminée et la porte. Toujours la porte. Il n’avait qu’à le dire clairement s’il ne voulait pas rester avec elle.

— Ne faites pas l’enfant. Si ça vous embête à ce point, je dormirai sur le fauteuil, souffla Lyra, épuisée des mouvements de tête du chevalier.

— Non. Je vais plutôt dormir dans la grange, renchérit le Renard.

— Si vous voulez mon avis, vous allez vous faire disputer par Alphonse. Et vous reviendrez ici, la queue entre les jambes.

Il réfléchit un instant, ses doigts jouant avec la garde de son épée. Lyra fut étonnée que Maximilien ne lui ait pas demandé de la ranger. Peut-être que le fait d’être le célèbre Renard doré donnait ce genre d’avantages ? N’empêche, ça n’aurait pas été de trop de la retirer pendant l’altercation dans la soirée.

— Très bien, conclut-il. Mais je dormirai sur le fauteuil.

Absorbés par leur conversation, ils n’avaient pas remarqué que Maximilien était déjà parti, refermant la porte derrière lui.

Bon, ben voilà…

Un bâillement plus que libérateur et très peu élégant lui échappa. Alphonse avait raison, il était temps d’aller dormir. Peu importe qui irait où, ce dont elle avait besoin, c’était de se reposer dans un endroit où elle n’était pas secouée par une route cahoteuse.

Elle se cacha derrière le paravent pour enfiler sa chemise de nuit, prête à plonger la tête la première dans les étoiles.

— Hum… Kayden ? appela-t-elle d’une petite voix. Pouvez-vous m’aider ? Je crois… Je crois que mes cheveux sont coincés dans un bouton.

Quelle idée stupide avaient eu les couturiers de placer leur ranger de bouton dans le dos ? Ne pensaient-ils pas aux femmes qui se retrouvaient coincées dans une chambre d’auberge, avec un homme qui leur faisait ressentir tous pleins de sentiments différents, et qui ne parvenaient pas à se déshabiller toutes seules ?

Elle sortit de derrière le paravent, ses doigts essayant toujours de défaire ce satané bouton. Devant elle, le Renard avait retiré sa cape et la veste de son uniforme, qu’il avait posé sur l’accoudoir du fauteuil. Son épée avait élu domicile près de la cheminée. Elle aurait voulu lui dire qu’il pouvait aussi retirer son masque, qu’ils n’étaient que tous les deux, mais elle n’y parvint pas.

Une étrange tension s'était abattue entre eux. Sans doute à cause de la chaleur harassante du feu dans la cheminée. Ou à cause des sous-entendus de Maximilien et des déclarations de Damien. Non, c’était forcément à cause de la chemise qui habillait le Renard. Cette simple chemise qui empêchait Lyra de se concentrer sur autre chose.

Elle pivota sur ses pieds pour lui tourner le dos. De cette façon, elle n’était plus distraite par les ombres que propageait la lumière des flammes sur le tissu usé. Les ombres qui léchaient les courbes des muscles de son torse, de ses bras et de ses épaules.

Elle n'entendit que ses pas sur le plancher grinçant, résonnant à travers les crépitements du bois en train de brûler. Puis vint une sensation désagréable. Un toucher froid et rugueux lui effleura la nuque. Et il tira.

— Aïe ! grinça Lyra entre ses dents. Vous êtes d’une délicatesse, dites-moi.

— Désolé. C’est les gants. Je vais faire plus attention.

Son souffle était venu caresser sa joue.

Les jambes de Lyra flageolèrent.

Elle avait déjà ressenti ça, il y a peu de temps. Les jambes en coton. Le rythme cardiaque qui accélère. Les frissons qui parsèment le corps. Elle l'avait déjà ressenti. En beaucoup moins fort. Avec Lysandre de Lomond.

Le temps que la douleur s’estompe, le Renard était revenu à la charge. Cette fois, ses gestes étaient plus délicats, plus patients, plus chauds aussi. Pour autant, le chevalier ne semblait pas s’en sortir avec cette mèche rebelle.

D’une oreille distraite, son esprit trop occupé à se concentrer sur la pression des doigts du Renard, Lyra entendit un tintement. Le son d’une dague que l’on sort de son fourreau.

— Donc voilà comment je vais finir, clama Lyra dramatiquement. Assassinée par l’homme que j’ai sauvé. Une bien triste fin pour la conteuse de Rivermoore.

— Ne dites pas n’importe quoi. Je vais devoir vous couper cette mèche, elle est bien trop accrochée. C’est nouveau ça, dit le Renard, un rire dans la voix. Vous parlez de vous à la troisième personne ?

Enfin, la résistance de la mèche rebelle céda, et Lyra pu détendre son cou et ses épaules. Tout comme la tension qui régnait entre eux s’était estompée. Un peu. Suffisamment pour permettre à la conteuse de retrouver une respiration normale. De son côté, le Renard rengaina sa dague dans le fourreau accroché à sa jambe droite. La même que Lyra avait utilisée pour déchirer sa robe de bal, ce fameux soir.

Elle l’avait déjà remarqué la première fois qu’elle l’avait vu sans ses gants, le jour de son réveil. Ses mains étaient aussi marquées que son visage. Des cicatrices plus ou moins profondes entaillaient sa peau blanche des paumes jusqu’aux doigts. Des cicatrices qui obligeaient Lyra à se mordre la lèvre de douleur, rien que d’imaginer ce qu’il avait dû subir pour les avoir.

Était-ce dû à son entraînement de chevalier ? Pourtant, Damien et Alphonse ne portaient pas de gants, et aucun des deux n’avait de cicatrices. Aussi visibles en tout cas.

— J’ai bien peur d’abuser de votre générosité, continua Lyra, se débattant toujours dans son dos. Pouvez-vous déboutonner le haut de ma chemise ? Pour le reste, je me débrouillerai, je vous assure. C’est Madeleine qui m’a aidé à l’enfiler ce matin. Et… on ne pensait pas que… j’aurais besoin d’aide pour l’enlever.

Il ne dit pas un mot. Comme toujours. Néanmoins, elle sentait déjà que l’un des boutons venait d’être défait.

— Vous avez les mains froides.

— Et vous, vous ne faites que des reproches, soupira-t-il derrière son masque.

La tension était revenue aussi vite qu’elle était arrivée. Et encore plus suffocante. À mesure que les doigts agiles du Renard descendaient le long de son dos, les battements du cœur de Lyra s’intensifiaient. Si ça continuait ainsi, il sortirait de sa cage thoracique. Ça, elle ne l'avait pas ressenti avec le duc de Lomond.

— Ça devrait aller maintenant, merci. Je peux terminer toute seule.

Le Renard retira ses mains rapidement, comme si les boutons venaient de lui brûler le bout des doigts. Alors qu'elle retournait derrière le paravent pour enfin enfiler cette chemise de nuit, elle l’entendit s’affaler sur le fauteuil.

Revêtue de sa robe de nuit écrue, elle alla s’asseoir sur le lit pour coiffer ses cheveux. De là où elle était, elle ne voyait que les épis du Renard dépassés du fauteuil. Elle s’approcha à pas de loup.

Sa tête reposait mollement sur le revers de sa main, accoudé au fauteuil. Les reflets des flammes dansaient sur la surface dorée de son masque et ravivaient la flamboyance de sa chevelure rousse. Son torse se levait lentement. Il semblait apaisé dans cette position.

Elle passa une main devant son masque. Aucune réaction.

— Vous vous êtes endormi ? chuchota-t-elle. Je n’arrive pas à savoir avec votre masque.

— Je fermais juste les yeux.

— Vous devriez vous allonger, lui recommanda-t-elle, en s'accroupissant pour lui faire face. Entre l’attaque, votre convalescence et maintenant mon chaperonnage. Vous êtes épuisé.

— Je ne vous chaperonne pas. Je vous protège.

— Très bien. Dans ce cas, je me sentirais bien plus protégé quand vous aurez passé une bonne nuit de sommeil dans un vrai lit. Là, vous dormez debout. On croirait voir Achim, plaisanta-t-elle.

Elle le leva et l’obligea à se diriger vers le lit. Il devait vraiment être épuisé, car il ne broncha pas et la suivit sans résister.

— Je vous ai dit que je dormirai sur le fauteuil, insista-t-il tout de même.

Mais elle n’avait pas dit son dernier mot. En utilisant toutes ses forces, elle le fit basculer sur le lit. Ce qu’elle n’avait pas anticipé, c’est qu’il l’emporterait dans sa chute. Ils étaient à présent tous les deux sur le lui. Elle sous lui. Lui sur elle.

Ils arrêtèrent de respirer à l’unisson.

Elle ne devait pas baisser les yeux. Surtout pas. Elle avait une vue plongeante sur l’ouverture de la chemise du Renard. Un décolleté qui laissait entrevoir tout le torse du chef de la garde, de sa clavicule taillée dans le marbre à ses abdominaux proéminents, en passant par ses larges cicatrices. Même ici, son corps était mutilé.

Les doigts longilignes et pâles du Renard s'étaient emmêlés dans les cheveux de la conteuse, l'empêchant de bouger sans se les arracher.

Comment en était-elle arrivée là ? À partir de quel moment, dans cette histoire, Lyra avait eu tant envie d’embrasser le Renard doré ?

Elle brisa l’immobilité du moment en passant ses mains de chaque côté du masque du Renard.

— Puis-je ? murmura-t-elle.

Ses lèvres avaient à peine remuées. Elle eut peur le temps d’un instant qu’il ne l’ait pas entendu. Il fallait qu’il l’ait entendu, car elle ne resterait pas si courageuse et entreprenante bien longtemps.

D’un mouvement presque imperceptible, il hocha la tête.

Alors, lentement, elle enleva le masque d’or. Ses cheveux roux tombaient à présent devant ses yeux d’un vert profond. Une peau blanche comme la neige, un nez droit entouré de taches de rousseurs, une bouche aux lèvres fines et les trois larges cicatrices.

Elle posa une main sur sa joue. Sa peau était chaude. Aussi chaude que la brûlure qui s’emparait du corps de Lyra. La cicatrice qui traversait sa pommette rendait le contact rugueux, comme sa barbe de trois jours qui commençait à parsemer son menton.

— Je… murmura-t-il.

Lyra releva la tête. Rapprocha son visage. Elle pouvait sentir son souffle frôler sa peau. Parsemant ses joues d’agréables picotements. Et ses yeux verts, il lui était impossible de se détourner d’eux tant ils brûlaient d’une lueur ardente. Il la dévorait du regard. Lyra ne s’était jamais sentie aussi belle, aussi désirable. Sa poitrine était sur le point d’exploser. Tout son corps se contractait sous le poids du jeune homme. Encore un peu plus. Ses lèvres frôlaient à présent celles de celui que l’on surnommait le Renard doré.

Kayden.

— Merci. De m'avoir sauvé, dit-il précipitamment. Je viens de me rappeler… que… je ne vous avais pas remercié.

Il se releva aussi vite que possible, le visage empourpré et les lèvres frémissantes. Tout en ramassant son masque tombé à terre, il se dirigea en grandes enjambées vers la porte. Et sans même un regard pour Lyra, il déclara :

— Je vais dormir dans la grange.

D’un même mouvement, il remit son masque et referma la porte derrière lui. Laissant Lyra sur le lit. Seule et étourdie.

Le seul lit de la dernière chambre de l’auberge.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire NeverlandClochette ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0