Chapitre 29 (Réécrit)
Le premier jour du printemps.
Lyra avait dû attendre, cloitrée dans sa chambre au château de Silverthrown, jusqu’au premier jour du printemps ! La lettre d’invitation pour l'anniversaire de Jude de Lior s’était fait attendre. À tel point que, pendant de longues semaines, Lyra eut peur qu'Opale de Lomond ne l’ait oubliée. Pas d'invitation. Pas d’espionnage. Pas de rédemption pour son père.
Son père, qu’elle n’avait même pas eu le droit de rendre visite en prison. Thelma devait encore se méfier d’elle. Elle redoutait sûrement que monsieur Merryweather passe des informations à sa fille. D’un autre côté, la conteuse ne pouvait lui en vouloir. Pas à elle. Thelma ne faisait que son rôle de reine : protéger son peuple.
Quelle idée son père avait eu de retourner chez l’ennemi ! Il perpétuait les mêmes erreurs, sans cesse. À croire qu’il n’apprenait jamais. Déjà de cette façon, il avait perdu leur titre de noblesse, leur honneur, leur dignité. L’appât du gain et la vengeance étaient trop forts pour lui, visiblement.
Si seulement il avait attendu que Lyra gagne tout cet argent avec sa carrière de conteuse… Si seulement elle avait été plus rapide pour renflouer les caisses de la famille. Il n’aurait pas eu à faire tout ça. Si seulement le Renard doré n’était pas venu…
Lyra repensa à l'expression qui avait déformé le visage de son père, lorsqu’elle lui avait donné la bourse pleine de pièces. Ce n’était pas du soulagement, ni de la joie. C’était de l’effroi. Il avait vendu son âme trop tôt.
Pour autant, Lyra ne se laissa pas abattre. Certes, elle était enfermée dans sa chambre, comme une enfant après une grosse bêtise. Certes, elle n’avait pas le droit d’en sortir. Certes, elle n’avait aucune interaction sociale, à part avec Madeleine (qui venait lui apporter ses repas et passé un peu de temps avec elle) et Damien et Alphonse qui venaient (en cachette) la saluer. Mais elle avait profité de ce temps pour s'informer le plus possible sur le royaume d’Aldonya. Sur son histoire et ses coutumes.
Et elle avait appris beaucoup de choses. Tout d’abord, elle savait déjà que Childéric était né à Aldonya. Et que son union avec le roi d’Ambrume, Phédor II, avait pour but de créer une première alliance entre les deux royaumes en guerre depuis des siècles. Ce qu’elle ignorait, c’est que Childéric était anciennement le duc de Lomond, et qu’à son intronisation en tant que roi consort d’Ambrume, son titre était revenu à sa petite sœur. Opale de Lomond. Ce qui, par conséquent, faisait de Lysandre de Lomond, le neveu de l’ancien roi tyrannique. Tous ses noms, ses arbres généalogiques et ses titres de noblesse lui donnèrent mal à la tête. En plus de lui faire se poser beaucoup de questions. Sa présence lors des derniers bals à Silverthrown était-elle si amicale ? Lysandre était-il du côté de son oncle ? S’était-il approché d’elle, car il savait que son père traitait avec les partisans de Childéric ?
D’après les informateurs de Thelma, c'était Opale de Lomond, première ministre d’Aldonya et bras droit de Jude de Lior qui était à la tête des partisans de son frère. D’autres noms de nobles, anciennement proche de Childéric, avaient été mentionnés. Lyra avait pris soin de tout noter dans un journal. Elle remercia mentalement Damien et Alphonse de lui avoir fait part de ses informations. Elle pourrait les utiliser une fois infiltrée dans le palais.
Il n’y avait rien d'étonnant que ce soit la duchesse. Si elle était aussi déterminée à sauver sa famille que l'était Lyra, alors Ambrume pouvait trembler. Car Opale de Lomond donnait l’idée d’une femme qui parvenait toujours à ses fins. Lyra n’avait pas oublié le feu de détermination qui brûlait dans ses yeux.
Toujours est-il qu’après la mort de Phédor II, Childéric était seul maître sur Ambrume. Tout en ayant toujours un pouvoir sur Aldonya, grâce à son lien de naissance. Et à partir de là, le reste de l’histoire était flou. Childéric aurait complètement perdu pied, pris de folie. Il était entré en guerre avec tous les autres royaumes, avait asservi son peuple, fait bénéficier les nobles, au détriment du reste de la population… Les livres faisaient aussi mention d’un projet, allant à l’encontre des droits humains, mais sans en révéler davantage. Pas d’explications. Pas de descriptions. Rien.
Venait ensuite l’histoire que les enfants d’Ambrume connaissaient tous. La reine Thelma et son armée de révolutionnaires, délivrant le royaume du tyran et ramenant paix et prospérité. Après son coup d’État, Thelma avait exilé Childéric dans une prison, bâti uniquement pour lui, sur une île quelque part au nord du continent.
Des pages entières sur les origines de l’ancien roi, sa famille, ses ancêtres. Mais dès que l’on arrivait à son règne, la biographie se terminait rapidement, survolant des années et des années de tyrannie. Comme s’ils essayaient de minimiser son impact sur l’histoire d’Ambrume, de le taire, de cacher quelque chose d’encore plus gros.
Tous ces livres étaient écrits par des historiens ambrumiens. Peut-être trouvera-t-elle plus d'informations en allant dans le royaume voisin ?
Et justement, un beau matin, Madeleine réveilla Lyra, les mains tremblantes, en lui tendant une enveloppe cachetée aux armoiries d’Aldonya.
-§-
Une semaine et quatre jours de voyage en calèche, c’est ce qu’il fallait pour arriver à Polaris, la capitale d’Aldonya.
Les premiers jours furent, pour Lyra, une torture à la fois physique et mentale. Son dos, ses jambes et ses fesses lui avaient donné d’affreuses courbatures. Mais surtout, la conteuse se détestait pour avoir fait ce pari fou d’espionner le royaume voisin. Enfermée dans sa chambre, il était facile de se cacher la vérité. De se dire que tout allait bien se passer. Qu’elle irait conter à la fête d’anniversaire de Jude de Lior. Qu’elle embobinerait tout ce beau monde, récupérerait des informations capitales, qu’elle dévoilerait à Thelma en échange de la liberté de son père. Et le retour serait joué. Un plan parfait et rondement mené.
Maintenant qu’elle partait réellement pour sa “mission”, l’angoisse lui donnait envie de vomir. Elle n’avait rien d’une espionne. Son plan n’allait jamais aboutir. Le Renard avait raison. Ils la démasqueraient immédiatement. Elle serait jetée en prison. Son père pendu. Et elle, guillotinée. À chaque royaume sa sentence.
Tout en fixant le paysage qui défilait devant elle, ses mots lui revinrent en mémoire.
Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie. Une vie pour une vie.
Elle revit aussi le visage honteux et meurtri de Kayden. Il l’avait écouté. Après leur altercation, le capitaine de la garde n’avait plus donné signe de vie. Alphonse et Damien ne l'avaient même pas mentionné pendant leurs courtes visites à Lyra. Tant mieux. Sa colère n’avait pas redescendu. Sa tristesse non plus.
Les jours passants, elle réussit à se détendre petit à petit et à apprécier les paysages qui l'entouraient. Ils ressemblaient un peu à sa campagne de Rivermoore. Ou bien, elle essayait de s’en persuader. Toujours est-il qu’Aldonya était un endroit magnifique. Beaucoup plus vallonné et montagneux qu’Ambrume. Beaucoup plus froid aussi. Elle passa une main sous son nez rougit et se frotta les bras sous son épaisse cape. Si elle ne mourait pas décapitée, c’est le rhume qui l’emporterait.
Malgré la peur qui lui tordait le ventre, la conteuse n’avait pas perdu son franc-parler. Et heureusement pour elle, Thelma avait accepté que ce soit Achim qui l'emmène à Polaris. Au moins, elle avait toujours la compagnie d’un ami.
Les journées passaient plus rapidement grâce à la bonne humeur du vieux cocher. Il lui raconta sa rencontre avec Maximilien, dans leur jeunesse, agrémentée de nombreuses anecdotes plus drôles et humiliantes les unes que les autres sur l’aubergiste du cochon grillé.
Et en début d’après-midi, le dernier jour de leur voyage, ils arrivèrent dans la capitale d’Aldonya.
À Silverthrown les maisons étaient principalement à colombage, surtout pour le bas et le centre de la ville. Les rues étaient colorées de fleurs, de fanions et de fenêtres bariolées. Il y régnait une certaine désorganisation. Les toits pointus de chaumes ou de tuiles en terre cuite chatouillaient le ciel. Ici, à Polaris, l’uniformité et l’élégance étaient les maîtres mots. Les demeures, toutes grandioses et imposantes, étaient composées de pierres blanches réfléchissant la lumière du soleil sur les pavés gris clair. Les toits tout plats étaient, pour la grande majorité, encerclés de moulures, de lierre et de glycines aux pétales pâles. La capitale respirait la richesse et l’opulence. Ainsi qu’un certain narcissisme.
Peu importe où le regard de Lyra se posait, les armoiries du royaume y étaient représentées. Sur les oriflammes, les pavés des routes, les vitres des magasins. Certains buissons avaient même été taillés en forme de lion, d’autres en licorne. Les deux symboles du blason d’Aldonya.
À Silverthrown, on entendait les appellations des commerçants, alpaguant les clients dans les rues. Les enfants jouaient et riaient après l’école. Les anciens comméraient à propos des derniers ragots de la ville, assis sur leur banc.
Polaris n’avait rien à voir. Beaucoup plus silencieuse. Plus disciplinée. Pour une ville amoureuse des arts, Lyra s’attendait à entendre de la musique à chaque coin de rue, voir des comédiens déambuler le long des avenues, rencontrer des peintres à la recherche de leur muse. Rien de tout cela. Juste des routes vides et des bâtiments parfaitement bien rangés.
Le palais aussi était bien différent du château de Silverthrown. Il ne possédait pas de grandes tours de pierres, ni de cour intérieure encerclée par d’imposants remparts. Celui de Polaris était plus raffiné. Un seul bâtiment en forme de U, soutenu par des colonnes blanches cannelées. Comme toutes les autres bâtisses, le toit était plat, si ce n’est le fronton présent à la base, en forme de pyramide, dans laquelle était taillé des figures mythologiques, instruments de musique en main. Lyra se rappela des paroles d’Ellyana : “Nous prions le soleil et la lune. Eux prient l’art et la pensée humaine. Ils sont extrêmement respectueux des artistes.”
Elle pourrait profiter de ça.
Les chevaux s'arrêtent devant l’allée menant au palais de Polaris. Pendant que Lyra hésitait à sortir du fiacre, Achim descendit les bagages de Lyra. Le cœur de la conteuse se serra. Elle ne voulait pas lui dire au revoir.
Lorsqu’il sera parti, elle sera définitivement seule.
Le cocher ouvrit la portière et lui tendit une main amicale.
— Êtes-vous prête ? lui demanda-t-il de sa voix grinçante comme les roues de son carrosse.
Lyra hocha la tête. Elle ne voulait pas l’inquiéter. Achim lui prit les épaules en une étreinte gauche. Il ne connaissait rien de la mission de Lyra. Personne n’était au courant à part les reines et le capitaine de la garde. Mais il savait que quelques chose d’important se passait dans la vie de la jeune femme.
— Tout va bien se passer, la rassura-t-il avant de remonter sur son siège de cocher. N’oubliez pas que vous avez des amis partout, petite Lyra.
D’un claquement de langue, les chevaux obéirent à l’ordre de leur maître et se remirent en route. Lyra laissa son regard s’attarder sur la silhouette de la voiture disparaissant au loin. Maintenant, elle était vraiment seule. La panique la submergea.
— Vous ici ! s’exclama une voix enjouée. J’ai bien cru que vous n’alliez jamais recevoir notre invitation.
Lyra sursauta, les mains crispées sur son sac de voyage. Elle était bien trop tendue. Calme-toi, se sermonna-t-elle intérieurement. Elle devait montrer confiance et assurance. Après tout, elle venait fêter un anniversaire. Elle ne devait pas avoir l’air de quelqu'un qui s’apprêtait à marcher sur l’échafaud.
— Je vous ai fait peur ? Veuillez m'excuser, ce n'était pas mon attention. Oh ! Mais vous tremblez ? Vous n’êtes pas encore habituée au froid de notre cher royaume du nord, plaisanta l’homme en proposant son bras à Lyra.
— Lysandre de Lomond, souffla Lyra. Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas. J’avais tellement hâte d’arriver que j’ai des difficultés à contenir mon excitation. C’est la première fois que je voyage aussi loin de chez moi. C’est exaltant !
Le duc de Lomond engloba les mains glacées de Lyra dans les siennes. Ça ne la réchauffa pas plus que ça, mais l’intention était louable. Bien que la situation dans laquelle elle se trouvait était critique, elle ne pouvait s’empêcher de le trouver encore plus beau que la dernière fois. Il était d’une beauté froide et saisissante, comme un océan avant une tempête. Enfin, tant qu’elle ne savait pas si elle pouvait lui faire confiance, elle devait rester sur ses gardes. Il était peut-être fidèle à Childéric.
— Je suis ravie que vous ayez pu nous faire l’honneur de conter pour nous. Notre altesse n’a que votre nom à la bouche depuis des jours. Il faut dire que ma mère n’a pas tari d'éloges à votre sujet. J’espère qu’Ambrume ne nous en voudra pas de lui avoir emprunté sa conteuse pour quelques jours.
Son rire était à la fois timide et distingué. Il y a encore quelques semaines, elle l’aurait trouvé adorable. Aujourd’hui tout était différent. Lyra n’aurait su dire si c’était la peur, la fatigue ou la méfiance qu'il lui faisait penser ça, mais le sourire du duc était faux. Un masque de bienséance pour endormir la conteuse. Et Lyra s’y connaissait en masque.
S'il voulait jouer à ça, il allait être servi. Elle aussi savait faire tourner les têtes. Le plan de Lyra était simple. Séduire la cour de Polaris, amadouer le clan de Childéric, leur soutirer des informations en se faisant passer pour une émissaire de son père et vite rentrer à Silverthrown faire son rapport. Et pour ça, elle devait commencer par Lysandre de Lomond. Se rapprocher de Lysandre, s’était se rapprocher de la femme à la tête de toute cette affaire.
— J’ai cru comprendre, commença Lyra en se rapprochant du duc, qu’à Aldonya, l’art était le pilier de votre civilisation. Êtes-vous aussi un artiste, Lysandre ?
— Artiste ! Oh, non ! Je n’irais pas jusque-là, rougit-il. Je me débrouille assez bien avec un violon, mais rien de plus. Le véritable artiste, c'est notre altesse. Iel est un véritable génie pour tout ce qui concerne la musique. Vous verrez. Vous aurez l’occasion de l’entendre lors de son anniversaire. En attendant, rentrons. Vous êtes frigorifiée. Une tasse de thé vous ferait-elle envie ?
— Avec plaisir, répondit simplement Lyra en acceptant le bras de l’homme.
Par le soleil et la lune, faites qu’elle n’échoue pas !
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