Chapitre 31 (Réécrit)

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Lyra n’avait pas eu le droit de sortir de sa chambre avant sa représentation au bal. Sa présence étant une surprise pour l’anniversaire de Jude.

Elle avait donc dû patienter dans ce véritable petit musée personnel. Des statues de divinités, les mêmes que les figures présentes sur le fronton du palais, la regardaient de leurs yeux de marbres. Ce qui l’avait empêché de fermer l'œil une bonne partie de la nuit, persuadé que les statues enfermaient des personnes venues l'espionner.

Sa conscience lui faisait déjà vivre l’enfer. Elle n’avait pas besoin d’être jugée par des dieux auxquels elle ne croyait pas.

Comme à Silverthrown, on lui avait confié une aide pour son habillage. Contrairement à Silverthrown, elle n’avait pas une petite domestique adorable, mais cinq femmes de chambre, coiffées de chignons autoritaires. Pas de sourires, pas de conversations. Elles ne faisaient que leur travail. Et Lyra devait l’admettre : elles le réalisaient à merveille. Pas de doute, les aldonyens étaient de véritables artistes, du plus puissant souverain à la plus simple domestique, l’amour de l’art coulait dans leurs veines.

Car en se contemplant dans le miroir, Lyra y découvrit une princesse. La conteuse avait toujours été confiante sur sa beauté. Oui, elle était belle et elle le savait. Ce qu’elle ignorait, c'est qu’elle pouvait l’être à ce point. Les domestiques avaient coiffé ses cheveux en un somptueux chignon entrelacé de nattes et de perles. Elles avaient minutieusement laissé pendre quelques mèches de cheveux bouclés, amenant le regard sur le cou de Lyra. La poudre d’or qu’elles avaient appliquée sur ses épaules ressortait à merveille sur sa peau brune, en parfait accord avec la teinte de ses iris. Ses yeux et sa bouche avaient été maquillés avec élégance, dans des nuances de chocolat et de rouge carmin.

Ne restait plus que la robe, l’un des cadeaux d’Ellyana. Un bustier blanc, brodé de fil d’or, avec une longue jupe vaporeuse. Deux pans de tissus nacrés, accrochés à des bracelets dorés sur ses poignets et ses bras, cascadaient dans son dos, comme deux ailes au repos.

Lyra avait du mal à se reconnaître. Elle n’aurait pu être plus parfaite pour incarner l’histoire qu’elle allait conter. Quel dommage qu’elle doive se changer si rapidement après le spectacle.

-§-

— Si seulement on m’avait dit que l’amour et la confiance étaient les pires des fardeaux. Je ne les aurais pas saisies du bout des doigts.

Lyra s’avança dans un faisceau de lumière, au sommet du grand escalier qui menait à la salle de balle. Des murmures curieux s'élevèrent à son apparition. Toute la salle était équipée de lustres amovibles, qui pouvaient changer de place et d’intensité de lumière en un claquement de doigts. Tout pour le bonheur d’une conteuse dramatique.

— Et pourtant, continua-t-elle, ils furent la plus douce des délivrances. Alors, chers amis, écoutez mon histoire pour ne pas sombrer à mes côtés.

À ses mots, la lumière s’éteignit avant de se concentrer sur un point blanc à l’autre bout de la pièce. Un point blanc qui chuta, comme le corps inerte d’une demoiselle, sur le sol glacé du banquet.

Des hurlements commencèrent à s’échapper des gorges des invités. Lyra, toujours perchée en haut des marches, reprit son récit, modulant sa voix en une plainte sombre et envoûtante.

— Si seulement j’avais écouté la petite voix dans ma tête.

Et elle disparut sous une toile bleue nuit, tissée d’étoiles. Les nobles, haletants, tournaient la tête de tous les côtés pour remettre la main sur ce mystérieux fantôme.

Elle réapparut sur l’un des balcons entourant sa scène. Assise, les pieds dans le vide, elle jouait avec leur peur. Ils devaient avoir l’impression d’être encerclés. Ils étaient les moutons égarés. Elle était leur berger.

Leur étoile du berger.

— Tout a commencé avec vœu. J’ai souhaité être vu. Ne plus être une parmi toutes celles de cet océan étoilé. Être l’unique pour une personne, déclara-t-elle en pointant le ciel.

De son geste, les fenêtres s’ouvrirent en un claquement. Un vent glacial s’engouffra, ébouriffant les cheveux des nobles, faisant frémir les moustaches et s’envoler les jupons. Sa discussion avec Lysandre n’avait pas été vaine. Le duc avait demandé l’aide de quelques domestiques pour les effets spéciaux de Lyra. Elle les avait tous rencontrés dans sa chambre, avant le spectacle, pour les mettre dans la confidence et leur expliquer que faire, à quel moment. Ce n’étaient que des mécaniques simples. Ne connaissant pas les lieux, elle ne pouvait être trop gourmande sur les effets, qui n’en restaient pas moins immersifs.

— C’est alors que son vœu a heurté le mien. Me détachant de ma maison. Me délogeant de mon ciel. J’ai atterri sur Terre, dans les bras de celui qui me vit pour la première fois. De celui qui causerait ma fin.

Lyra les avait accrochés. Au son de leur respiration. Au positionnement de leurs pieds et de leurs épaules. Tout comme l’étoile qu’elle incarnait, ils ne voyaient plus qu’elle.

Elle avait parlé de fantômes, de souverains cruels, de dragons, d’ogres, de petites filles intrépides… Jamais encore elle n’avait conter l’histoire de l’étoile qui tomba un jour amoureuse. Enivré par ce sentiment si puissant, l’astre avait fini par se brûler les ailes. Sa chute l’avait menée sur la Terre, son cœur la plongeait dans les enfers. Lyra n’avait jamais eu le courage de conter cette histoire. Elle craignait que son interprétation ne sonne pas juste. Avant aujourd’hui. Elle avait connu la chaleur du désir. Maintenant, elle connaissait le goût de la trahison. Elle était prête à livrer son étoile.

Son récit était mené à la perfection. Ses intonations, ses phrases, ses pauses étaient toutes minutieusement choisies. Lyra était tellement emportée par son histoire que des larmes coulaient sur ses joues, ajoutant de la sincérité à ses paroles. Si seulement ce n’était que de la comédie. Mais elle avait brisé le voile de l’imaginaire.

Plus elle parlait, plus les souvenirs ressurgissaient, déferlant comme un torrent devant ses yeux. Elle devait rester concentrée. Concentrée !

Trop tard. Elle repensa à sa maison, à Rivermoore. Ne pas se faire emporter. Elle se rappela le masque d’or. Garde la tête hors de l’eau. Puis le soir à l’auberge. Respire. Le visage de Kayden. Ne sombre pas.

Les images et les sons emplissaient sa tête, ne laissant plus aucune place à son histoire. Où en était-elle ? Le public était-il toujours attentif ? Que devait-elle dire ? Que devait-elle faire ?

La voix de son père emplit son esprit. Celle de Thelma l’accompagna, décrétant sa sentence. Les cris et les larmes de sa mère s’y mêlaient. Et parmi tout ce capharnaüm, son nom. Répéter encore et encore. Par Kayden. Toujours par Kayden.

C’était trop bruyant.

Lyra.

Assez…

Lyra.

Elle en avait assez…

La tête entre ses mains, les larmes brouillaient sa vue. Son cœur battait dans ses tempes, lui arrachant des vagues de douleurs. Elle n’y tenait plus. Les regards des nobles pesaient sur elle, ardents. Elle ne pouvait les voir, à cause des masques qu’ils portaient, des costumes qui les recouvraient. Mais elle ressentait la brûlure de leurs œillades lui mordre la peau. Elle avait l’impression d’être cernée par les ombres de créatures difformes. Tout droit sortit de ses cauchemars d’enfance.

— ASSEZ !

Son cri déchira le silence ambiant.

Elle ne s’en était pas rendue compte, son corps avait bougé de lui-même. Elle était parmi le public, au centre de la piste de danse centrale. Les invités la dévisageaient la bouche ouverte. Leur teint était livide et leurs lèvres tremblantes. Leurs perruques colorées frémissaient. Tout comme les ailes de certains et les nageoires des autres. Les monstres avaient repris leurs véritables apparences. Celle de nobles costumés pour un bal masqué.

— C’est ainsi que le vœu d’une étoile causa son bonheur et sa perte. Alors, chers amis, la prochaine fois que vous contemplerez la beauté du ciel. Lorsque vous constaterez un espace sans étoile dans la nuit, pensez à elle. Car c’était là qu'était sa place. Au sein de sa famille, entre les bras de la lune. Pensez à mon étoile. Ne l’oubliez pas. La morale de cette histoire n’est pas d’abandonner vos vœux. Gardez-les. Chérissez-le. Mais prenez garde lorsque vous les formulez… Voici ma dernière parole : faites attention à ce que vous souhaitez.

Une première personne se mit à applaudir. Suivis d’une autre. Et encore une autre. Rapidement, c’est toute l’assemblée qui tapait à tout rompre dans ses mains. L’ovation éclipsa les voix dans la tête de Lyra. D’un revers de la main, elle essuya ses larmes avant de saluer son public d’une révérence.

— La conteuse de Rivermoore ! s’exclama une voix fluette à travers la foule. Applaudissez là encore !

Sur le plus large balcon, celui qui faisait face à la salle de bal, Jude de Lior acclamait Lyra. La conteuse ne l’imaginait pas ainsi. Iel était une jeune personne, ne dépassant pas les dix-huit ans. Ses cheveux blonds et lisses retombaient sur ses épaules frêles. Ses traits étaient d’une finesse surnaturelle, à croire qu’iel avait été sculpté par des mains de fées. Dans son costume, confectionné à base de plumes de paons aux couleurs éclatantes, Jude de Lior était d’une splendeur royale.

Un masque d’or, une sorte de copie de celui du Renard, en beaucoup plus pailleté, pendait à son poignet. Lysandre n’avait pas menti : iel avait vraiment une passion pour le capitaine de la garde.

— Merveilleux ! clama une femme masquée d’un loup.

— De toute beauté ! enchaîna un homme recouvert d’une tête de lion.

Les mains encore tremblantes, Lyra souffla un grand coup. Sa mission était sauve. Elle n’avait pas gâché sa prestation.

Après plusieurs rappels, Lyra quitta la salle de bal. Elle devait encore se changer. Sa soirée était loin d’être terminée.

Alors qu’elle se dirigeait vers sa chambre, deux gardes en uniforme l’interceptèrent.

— Mademoiselle Merryweather, appela l’un d’eux. Son altesse Jude de Lior désire s’entretenir avec vous.

Elle ne pouvait décemment pas refuser. D’un hochement de tête, elle accepta l'invitation et les suivit en silence. Le pas militaire, ils la menèrent au fameux balcon, où Jude l’attendait affalé.e sur un trône recouvert d’hermine et de satin écarlate. Ses jambes battaient frénétiquement l’air.

Lorsqu'iel la vit, Jude se releva précipitamment et, comme un enfant, posa ses genoux sur son siège. Ses mains applaudissaient l’entrée de la conteuse.

— Lyra, Lyra, Lyra ! Ma première ministre n’avait pas menti sur ton talent. Opale de Lomond, vous avez parlé à Silverthrown. Je n’imaginais pas qu’Ambrume puisse enfanter une telle perle ! Tu as le don des aldonyens ! Si un jour tu veux changer d’air, dis-le-moi tout de suite et je te fais conteuse officielle du palais de Polaris. Tu auras tes appartements ici et je peux même t’offrir un manoir ! Qu'en penses-tu ? Tu acceptes ? Oh ! Et tu es bien celle qui a sauvé le Renard ? Il est grand, pas vrai ? Il est fort, hein ? Il est beau ? Tu lui as déjà parlé ? Tu as vu son visage ? Moi, il refuse de me montrer !

Jude avait sorti sa tirade d'une traite. Sans prendre le temps de respirer. Lyra avait perdu le fil de ses pensées. À quelle question devait-elle répondre ? Dans quel ordre ? Et puis, que répondre ?

— C’est… un honneur de vous rencontrer, votre altesse, déclara simplement Lyra en saluant l’adolescent qui lui souriait gaiement.

Lyra repensa aux yeux de Thelma, bleus et froids. Ceux de Jude étaient d’une chaleureuse couleur noisette. Cet enfant pouvait-iel mener une rébellion pour Childéric ? Dans quel but exactement ? À son jeune âge, iel était déjà le souverain du plus grand royaume du nord. Qu’aurais-t-iel a y gagner ?

— Hum, fit Jude, la mine boudeuse. Tu es plus expressive en public… Si je t’ai fait venir, c’est parce que j'aimerais t'inviter à mon déjeuner artistique de demain. On mange, on écoute de la musique, on récite des vers. Et toi, tu conteras de nouveau pour moi ! Maintenant, va t’amuser ! J’ai envie d’aller danser !

Jude tapa deux fois dans ses mains. C’était le signal pour confirmer la fin de cette entrevue.

Lyra venait de se faire jeter aussi vite qu’elle avait été invitée. Et dire que sa mère la trouvait déjà trop dynamique, Jude était une véritable toupie comparée à elle. Elle n’avait même pas eu le temps de lui souhaiter un bon anniversaire que les deux gardes l’avaient reconduit à sa chambre.

Elle enfila rapidement son costume, prenant soin de dissimuler tout ce qui pourrait révéler son identité. Elle cacha ses cheveux sous une perruque d’une teinte blanc cassé, lui donnant l’air d’une montagne de choux à la crème. Elle changea, à contrecœur, sa superbe robe d’étoile pour la remplacer par une robe à manche ballon d’une couleur de crème brûlée. Elle se démaquilla et accrocha à la place un masque intégral imitant le visage d’une poupée de porcelaine. Teint de nacre, lèvres rouges et pommettes roses. La faïence craquelée était relevée d’une touche dorée. En contemplant son reflet, elle était méconnaissable. Au revoir étoile, bonjour pâtisserie géante.

Une fois prête, elle entrouvrit la porte qui menait sur le couloir. Avec un peu de chance, les deux gardes étaient repartis.

Raté.

Ils l’attendaient, face à elle, dans leur posture droite. Aucun des deux ne perdait le contact visuel sur sa porte.

Lyra s’en était doutée, mais à présent, cela le confirmait. Elle n’avait pas le droit de se balader à sa guise dans le palais. Donc, soit, ils se méfiaient d’elle. Soit, ils lui cachaient quelque chose.

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