Chapitre 32 (Réécrit)
De nouveau au cœur des festivités, Lyra se fondait dans la foule. Pendant le spectacle, elle n’avait pas pris le temps d’analyser les différents costumes des invités. Certains avaient beaucoup d’imagination. Outre les classiques sirènes, dragons, gnomes et autres petits peuples de la forêt, elle avait vu passer une pieuvre d’un vert mousse, une robe coupe de champagne et même un cactus en fleurs.
Dans son costume de pâte à choux, la conteuse slalomait entre les nobles dans l’objectif que les gardes la perdent de vue. Elle les avait vus reprendre leur place aux côtés de Jude, mais sait-on jamais, peut-être gardaient-ils un œil sur elle. Mieux valait être prudent en territoire ennemi.
Et puis, Lyra devait admettre qu’entendre son nom dans toutes les bouches, du buffet jusqu’à l'orchestre, était réjouissant. Que ce soit la pieuvre, le cheval ou l’homme avec un bateau sur la tête, tous étaient unanimes : la conteuse de Rivermoore leur avait donné une prestation époustouflante.
Un sourire de fierté se dessina derrière son masque. Elle était rassurée. Au moins, son moment de panique avait été considéré comme partie intégrante du spectacle.
Sur son balcon, Jude de Lior battait la musique à l’image d’un chef d’orchestre. Était-ce ainsi qu’iel s’imaginait ? Chef d’orchestre d’une nation composée de musiciens attendant son coup de baguette pour suivre la partition qui leur était imposée ? Avec son air juvénile et son tempérament extraverti, Lyra n’arrivait pas à voir cet adolescent comme un souverain à la tête d’une armée de rebelles pour renverser les pays voisins. D’un autre côté, elle avait déjà du mal à le voir comme un souverain tout court.
Alors qu’elle passait pour la troisième fois devant le buffet, la soif lui tirailla la gorge. Elle n’avait pas bu une goutte depuis qu’elle avait enfilé sa robe d’étoile, les domestiques lui ayant interdit de boire et de manger pour ne pas gâcher son maquillage. De toute façon, elle avait assez marché pour faire perdre sa trace. À présent, elle n’était plus qu’une parmi tant d’autres. Elle pouvait bien se permettre un petit écart avant de retourner à sa mission.
Elle prit une flûte de champagne et releva son masque, juste assez pour porter le verre à ses lèvres. La boisson pétilla sur sa langue, répandant une sensation de fraîcheur à l’intérieur de son corps. Elle se sentait revivre. Elle regarda autour d’elle. Personne ne lui en voudrait d’en prendre une seconde. Et hop, deuxième coupe dans le gosier.
— Hé bien, je vois que je ne suis pas le seul à apprécier le champagne du palais.
Un homme corbeau, adossé à la table, fixait Lyra, les bras croisés. Son masque ne dissimulait que ses yeux et son nez, remplacé par long bec noir. Un sourire charmeur fendit l’expression ténébreuse de l’homme-oiseau, surmonté d’une seule fossette.
Lysandre de Lomond.
Lyra reconnaîtrait ses boucles brunes et cette carrure n’importe où. Ne restait plus qu’à espérer que lui ne le reconnaîtrait pas.
Elle replaça son masque d’un mouvement brusque tout en reposant la flûte sur la table. Elle était restée statique trop longtemps. Son amour des bulles allait causer sa perte.
— Pourrais-je me permettre de vous servir un autre verre, mademoiselle ?
— Non merci, monsieur. J’ai déjà pris plus que ma raison ne me dictait, déclara Lyra en modifiant sa voix. Bonne soirée, monsieur.
Elle allait partir, mais Lysandre lui prit la main. Les muscles de Lyra se contractèrent sous la surprise. Mais il n’avait pas bientôt fini de séduire tout ce qui bouge !
— C’est drôle, votre parfum m’est familier… S’est-on déjà croisé, miss choux à la crème ?
— Je ne crois pas, monsieur.
— Vous répondez bien vite à un homme dissimulant son visage derrière un masque. Dites-moi votre nom, au moins, insista-t-il, un rire dans la voix.
— Il ne vous dira rien.
L’avait-il reconnu ? Jouait-il avec elle comme le ferait un chat avec une souris ? Se délectait-il de la situation dans laquelle il la mettait ? Elle devait faire taire les soupçons du duc. Il voulait connaître miss choux à la crème. Très bien. Il allait être servi.
— Mais je serais ravie de faire votre connaissance ! déclara-t-elle guillerette. Je viens de la famille Agradavel de Chandelskan. Notre nom ne vous dit peut-être rien. Mon cher papa a fait fortune, il y a peu, grâce à la commercialisation d’une fève exotique, la noisetschratela. Très rare. Très cher aussi ! C’est bien meilleur que du chocolat, vous pouvez me croire ! Papa dit toujours que le chocolat est surfait, et je ne peux qu’être d’accord avec lui. Vous savez, lorsque j’ai reçu mon invitation pour le bal, je n’y croyais pas mes yeux. Ni mes oreilles ! En plus, il m'a fallu des heures pour rentrer dans ce corset. Si j’en avais l’audace, croyez-moi, monsieur, je le brûlerais. Quelle était la question déjà ? Ah, oui, mon nom ! Je m’appelle Lysbeth mais mes amies m'appellent Lizzie. En parlant de mes amies, mon amie Rebecca de Stanton…
— Veuillez m'excuser mademoiselle, coupa le duc en lâchant la main de “Lysbeth”. Je crois apercevoir des invités que je dois saluer. Au plaisir de notre prochaine… hum… conversation.
Lyra ne l’avait jamais vu prendre congé si rapidement. Il était beau le séducteur de ses dames. Une tirade et le voilà partie. Au moins, elle n’avait pas été repérée.
Lyra profita d’un changement de valse pour s’éclipser discrètement de la salle. Enfin, elle essayait d’être discrète. Ses talons claquaient sur le sol pavé. Heureusement que la musique était assez forte, même dans les couloirs du palais, pour masquer le martèlement de ses chaussures. En plus, cette perruque pesait une tonne !
Tout en soufflant contre la choucroute qui lui servait de cheveux, Lyra se dirigea vers la chambre de Lysandre. Alors oui, c’est vrai, elle s’était un peu trompée de chemin. Elle avait tourné au mauvais escalier. Mais pour sa défense, se repérer dans un palais que l’on ne connaît que depuis deux jours, la nuit, à la seule lueur des bougies, n’était pas aisé. D’autant plus lorsque l’on possédait le sens de l’orientation désastreux de Lyra. Toujours est-il qu’elle faisait enfin face à la porte de la chambre de Lysandre.
Elle poussa sur la poignée de la porte. Verrouillée. Elle aurait dû s’en douter !
Lyra avait envie d’arracher sa satanée perruque à deux mains. Elle frappa contre le bois blanc. Comme si ça allait être si simple.
— Qu'essayez-vous de faire, au juste ?
Le corps de Lyra se crispa du bout de ses orteils à la pointe de ses oreilles. Elle était repérée.
— Je… me suis perdue. Je cherchais le cabinet d'aisance. Vous pourriez m’indiquer le chemin ? mentit-elle en se retournant vers l’importun.
— Si c’est ainsi que vous mentez, Lyra, on est tous morts.
Le cœur de la conteuse rata un battement.
Des mains gantées. Des cheveux roux indomptables. Un masque d’or sur le nez.
Non. Il ne pouvait pas la hanter jusqu’ici. C’était trop cruel.
Pourtant, le Renard doré lui faisait face.
— Que… Que faites-vous là ? Comment savez-vous que… ? Lysandre… Il… Il ne m’a pas reconnu.
— Parce que le duc est un idiot, assura-t-il en s’approchant d’elle. Quant à la raison de ma présence ici, ce serait trop long à expliquer. Vous voulez entrer dans cette pièce ?
— C’est la chambre de Lysandre., expliqua-t-elle à mi-voix. Je suis persuadée qu’il y cache des informations concernant Childéric. Des lettres, des plans, je n’en sais rien. Mais c’est le fils d’Opale et il est important au sein du palais. Je n’en connais pas la raison, peut-être est-ce dû à son statut social ou au fait qu’il est le fils de la première ministre, mais il est au courant de tout ce qu’il se passe ici. Il y a un système de missive acheminé par les domestiques qui informe de tous les problèmes ou les contretemps dans l’organisation du palais. C’est une bonne façon de faire passer des messages.
Pendant que Lyra lui faisait part de son raisonnement, le Renard s’était agenouillé pour analyser la serrure.
Toujours très plaisant de savoir que l’on ne vous écoute pas.
— Donnez-moi une de vos épingles à cheveux.
— Pardon ?
— Une épingle. À cheveux. J’ai laissé la mienne avec ma dague.
Lyra ne renchérit pas. Elle était encore trop étonnée de sa présence ici pour lui demander pourquoi il se baladait avec une seule épingle à cheveux. Elle en décrocha une qui maintenait sa perruque en place et la lui tendit.
Après quelques cliquetis secs, le Renard ouvrit la porte avec une facilité déconcertante.
Voilà pourquoi.
Ils pénétrèrent tous deux dans la chambre, prenant soin de refermer la porte après leur passage. Lyra fonça vers la corbeille dans laquelle Lysandre avait adroitement jeté la lettre. Plus rien. Elle avait été vidée.
Elle se concentra ensuite sur le bureau. La pleine lune était assez grosse pour laisser entrer une vive lumière bleutée à travers les grandes fenêtres. Suffisante pour lire les papiers administratifs du duc. Des contrats de plusieurs boutiques à son nom. Des fiches de calculs de pertes et de bénéfices. Des comptes rendus de réunion sur l’organisation des domestiques.
Des partitions de musique. Des tonnes de partitions de musiques. Certaines à moitié écrites, tâches d’encres, raturés. D’autres, jetées en boule au pied du bureau. Finalement, Lysandre de Lomond était plus artiste qu’il ne voulait l’admettre.
Lyra fouilla dans les tiroirs. Sous le bureau et sous le fauteuil, à la recherche d’un compartiment secret. Rien de plus intéressant.
Le Renard, de son côté, examinait le lit, la table de chevet et l’intérieur de la penderie du duc.
— Hé bien, lança-t-il. Votre duc est un accro de la musique. J’ai retrouvé des partitions jusque sous ses draps.
Lyra devait être en train de rêver. Le Renard doré. Le taciturne. Le discret. Le mutique Renard doré faisait la conversation.
— J’en ai bien l’impression, confirma Lyra pour elle-même.
Elle s’adossa au bureau et prit une partition arrachée en deux. Tout en lissant la page du bout des doigts, ses yeux parcouraient les portées de notes à l’encre noire.
Pourtant, Lysandre lui avait dit jouer de temps en temps, pour le plaisir. Il ne donnait pas l’air d’un passionné. Pourquoi mentir ? Au contraire, séducteur comme il était, il aurait plutôt intérêt à jouer les musiciens torturés par le fardeau de leur art. C’était un rôle qui plaisait toujours. Et le violon était clairement un instrument attrape-cœur.
Parce que passionnée, sa composition l'était. Lyra n’y connaissait strictement rien en musique. Mais les ratures, les gribouillages, les corrections apportés aux partitions témoignaient de sa ferveur à écrire une mélodie parfaite. Ses essais écrasés, froissés, déchirés avec rage montraient sa frustration. Ce n’était pas ainsi que réagissait un homme jouant occasionnellement du violon.
— Son violon ! s’exclama Lyra. Il faut trouver son violon.
— Il n’y a aucun violon ici, fit remarquer le Renard en s’approchant d’elle.
— C’est parce que ce qu’il contient est trop précieux. Il ne doit pas s’en séparer longtemps…
Lyra était tellement concentrée que lorsqu’elle releva la tête de la partition, elle fut surprise par le peu de distance qui la séparait du capitaine de la garde. Les reflets de la lune éclairaient son masque, parant l’or d’une lueur diaphane. Presque fantomatique. Elle eut la désagréable impression d’être revenue à cette nuit. Celle où ils s'étaient fait attaquer.
— Lyra, je… commença-t-il en retirant son masque.
Il ébouriffa ses cheveux.
Les lèvres pincées, il l'implorait du regard.
Non. Elle n’avait pas envie de revoir ce visage balafré. Ses yeux hypnotisant. Cette bouche qu’elle avait quasiment goûtée. Non. Elle ne se laisserait pas attendrir par son air meurtri. Sa haine brûlait encore au creux de ses reins. Un incendie ravageur, destructeur, qui chauffait ses joues et enfumait sa réflexion.
— Ne vous avais-je pas dit, que je ne voulais plus jamais vous revoir ?
Kayden ouvrit la bouche, mais le mouvement de la poignée de la porte le fit taire. D’un réflexe instinctif, il porta la main à son flanc. Il devait chercher son épée, qu’il ne portait pas.
Deux gardes, différents de ceux qui avaient accompagné Lyra, venaient d'entrer dans la chambre. Ils avaient dû être alertés par l’exclamation de la jeune femme. Pour la discrétion, on repassera. Décidément, elle faisait une très mauvaise espionne.
— Que faites-vous ici ?! s’énerva celui de droite.
— Vous êtes dans des appartements privés ! aboya le second.
De là où les gardes étaient, ils ne voyaient que le dos du Renard.
Lyra plaqua ses mains sur les joues de ce dernier.
Ah, elle avait oublié qu’à l’exception de ses cicatrices, il avait la peau si douce.
— Prenez-moi dans vos bras, lui ordonna-t-elle tout bas.
Le ton cinglant de Lyra ne laissait aucune place à un refus.
L'incompréhension se lisait dans le vert de ses iris. Néanmoins, il s'exécuta. Gauchement. Les bras de Kayden entouraient la conteuse sans pour autant la toucher. Il maintenait encore une certaine distance entre eux.
On n'est pas encore assez proche. Ils ne vont pas tomber dans le panneau !
Alors, et parce que la réussite de sa mission était en jeu, Lyra fondit sur les lèvres de Kayden.
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